11. L'héritière

Flora referma doucement la porte de la chambre. Le malade s'était enfin endormi. Ce n'était pas le moment de le réveiller.

Après plusieurs jours d'un délire fiévreux, celui que tous au village appelaient l'homme en gris, avait fini par s'apaiser. Il récupérait maintenant à petits pas, ses blessures méticuleusement bandées par les bons soins de la petite fille de l'inquisiteur.

Il s'en était cependant fallu de peu.

De très peu.

Jan, quant à lui, s'en était mieux tiré. A part quelques plaies et ecchymoses, il s'en était tiré presque indemne. Bien qu'il fût rapidement capable de se remettre debout, il refusa catégoriquement d'évoquer ce qui s'était passé là-bas.

Flora ne put que maudire son grand-père. A coup sûr, c'était lui le responsable de cette catastrophe. Mais quelle mouche avait donc bien pu le piquer pour qu'il échafaude un projet aussi insensé ?

Personne ne le saurait sans doute jamais, car l'inquisiteur de Haas avait disparu à tout jamais.

Lorsqu'au petit matin on avait récupéré, en bordure du marais, ces trois épaves humaines, Flora avait instantanément compris qu'elle ne reverrait plus jamais son grand-père. Mais n'était-ce pas ce qu'il avait toujours souhaité ? Mourir en combattant les forces du mal, comme l'exigeait sa fonction. Il devait être heureux là où il était. Dieu avait fini par l'accueillir en son paradis. Son sort était plus enviable que celui de Peter.

Le cousin de Jan avait rapidement été pris en charge, mais rien n'avait pu être fait pour le ramener à la raison. Il passait désormais ses jours et ses nuits à hurler comme un damné, à se cogner la tête contre le mur de sa chambre, incapable de contrôler sa vessie. Il devint rapidement évident qu'il était condamné. Le village ne pouvant se permettre de nourrir une bouche aussi inutile que la sienne, il y avait fort à parier qu'on l'enverrait tôt ou tard dans un asile pour aliénés, loin au sud. Flora ne s'émut guère de son sort. Elle ne l'avait jamais apprécié avec ses airs de m'as-tu-vu et de voyou. C'était lui qui avait toujours poussé Jan à commettre des bêtises. Il payait désormais au prix fort sa stupidité. Elle espérait que Jan s'assagirait sans lui.

Flora descendit les escaliers à pas feutrés. La maison de l'inquisiteur était devenue calme, bien trop calme à son goût. La jeune fille jeta un œil triste à la couche de Kirt, abandonnée et ravala un sanglot. Le fidèle chien de garde lui manquait beaucoup.

Flora s'assit à la table de la cuisine. Elle disposait d'un court moment de répit avant que son patient ne s'éveille à nouveau et ne recommence sa sinistre litanie :

Ile. Ténèbres. Mort

Ile. Ténèbres. Mort

Mort. Mort. Mort

Flora n'était pas dupe. Cet homme ne se trouvait pas ici par hasard. S'il avait accepté de suivre le vieil inquisiteur jusque sur cette île maudite, c'est qu'il devait avoir ses raisons de le faire. Au péril de sa vie, il en avait d'ailleurs rapporté un tas de papiers froissés. De vulgaires feuilles qu'il tenait fermement serrées dans ses doigts crispés. Dévorée par la curiosité, Flora avait bien essayé de les lui arracher, mais en vain. Même plongé dans le sommeil, il refusait obstinément de les lâcher. La jeune fille avait fini par renoncer, à son grand dam, au risque de déchirer les précieux manuscrits.

Flora en était là, ruminant sa frustration, lorsqu'un aboiement à côté d'elle la fit sursauter. Ebahie, elle contempla Kirk qui se tenait assis à côté d'elle, fixant ses grands yeux marron dans les siens. La pauvre bête, la fourrure arrachée en de nombreux endroits, couverte de plaies suppurantes, les oreilles déchirées, la queue sectionnée était, Dieu sait comment, revenue saine et sauve à la maison. Flora hésita un instant avant de prendre l'animal dans ses bras.

-Oh, Kirt ! Je suis contente de te voir ! Mais qu'est-ce que tu pues, bon sang !

Le limier empestait la charogne, au point de lui filer la nausée. Nul besoin d'être devin pour comprendre d'où il revenait. Un doute saisit alors Flora. Kirt accompagnait son maître lors de l'expédition. S'il avait pu revenir cela signifiait...

Flora se précipita dehors, le cœur battant, s'attendant à voir surgir son grand-père à tout moment. Mais seules les rues désertes du village, baignées par la clarté froide d'un matin d'octobre, l'accueillirent. En ce dimanche de repos sacré, les pêcheurs et leurs familles restaient à l'abri, inconscients de l'absence irréversible de Dirk de Haas. Il n'était plus là pour veiller sur eux. Elle se maudit d'avoir cru, ne serait-ce qu'un instant, à son retour. Il lui fallait affronter la vérité et accepter sa perte. Pourtant, la présence de Kirt, contre toute attente, lui apportait un semblant de réconfort.

Tout à coup, elle entendit des cris à l'étage. L'homme en gris avait fini par s'éveiller bien plus tôt qu'elle ne l'aurait souhaité. Elle remonta précipitamment vers la chambre où elle trouva son patient trempé de sueur, s'agitant en tous sens. Elle dut déployer des trésors de patience pour le calmer. Mais l'homme en gris refusa encore et toujours de lâcher ce qu'il gardait si précieusement.

Ce que tenait l'homme en gris dans ses mains, longtemps elle l'avait désiré. Si seulement Jan et Peter avait accepté de l'intégrer à leur expédition, trois ans auparavant, il y a longtemps que les notes de Brandon seraient déjà en sa possession !

Retournant vers sa propre chambre, Flora se retint de jurer.

Cette comédie n'avait que trop duré !

L'inquisiteur Dirk de Haas n'était pas un tendre. Il gardait toujours chez lui une impressionnante collection d'outils destinés à faire souffrir ses victimes. Le redoutable petit marteau qu'elle avait dérobé pourrait servir à briser les doigts de cet égoïste.

Mais Flora détestait cette violence bête et aveugle, propre aux mâles microcéphales.

Elle avait bien d'autres méthodes en sa possession, plus discrètes et non moins redoutables.

Elle songea à la digitaline qu'elle gardait précieusement dans le double-fond de son placard. Si elle le souhaitait, elle pourrait faire disparaitre cet homme en gris sans que quiconque songe à la soupçonner. Qui aurait pu deviner le secret de Flora, la gentille, , la timide, la soumise petite fille de l'inquisiteur ?

Pauvre grand-père !

Elle l'aimait de tout son cœur mais celle n'a l'avait pas empêchée de lui mentir toutes ces années durant.

Si seulement il avait su qui il abritait vraiment sous son toit !

Il fallait maintenant agir, et vite !

Trop longtemps, elle s'était crue à l'abri du mal qui rongeait son village.

Elle avait eu de la chance d'échapper au cavalier sans tête.

Beaucoup de chance.

La Chose connaissait son secret.

Flora déplaça son lit de bois avant d'écarter le tapis qui se trouvait dessous.

Fièrement, elle contempla son œuvre.

Ce pentacle qu'elle avait dessiné elle-même avec une extrême minutie et dans lequel elle passait souvent de longues nuits de transe à communiquer avec l'ailleurs.

Ce dessin complexe qu'elle avait tracé elle-même et sur lequel elle méditait longuement dès la nuit tombée.

S'il avait découvert le pot aux roses, son impitoyable grand-père l'aurait immédiatement condamnée au bûcher, sans regrets ni remords.

Elle était une Macrâle, l'héritière de leur savoir ancestral, et l'heure était maintenant venue de passer à l'action.

Sandie devait être détruite coûte que coûte avant qu'elle ne puisse en faire autant.

Or, l'homme en gris pourrait l'aider, elle en avait la certitude, au fond d'elle-même.

Elle fit jouer le marteau de l'inquisiteur entre ses doigts fins. Cet outil encore éclaboussé de sang séché qui, par le passé, avait déjà brisé les os de tant d'hérétiques.

Oui, l'enjeu était tel qu'il méritait bien quelques phalanges supplémentaires à pulvériser...

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