10. De Crocs et de griffes

Jan se retenait de jurer. De hurler de désespoir. Ils étaient à nouveau tombés dans le piège.

Exactement le même que trois ans plus tôt.

La Chose s'était jouée d'eux.

Une fois de plus.

Ils avaient perdu la notion du temps, n'avaient pas vu le soleil descendre à l'ouest.

Ils auraient dû s'en souvenir : la Chose était capable de manipuler le temps selon sa volonté.

Dans cette maison, elle était toute puissante. Ils n'auraient rien pu faire contre elle.

Comment avaient-ils pu seulement imaginer pouvoir la détruire ?

Jan ressentit une violente bouffée de haine l'envahir. Non contre la Chose, mais plutôt contre l'homme en gris. Tout était de sa faute ! Il les avait attirés dans un piège ! Il allait le tuer, le démembrer, le...

Il se ressaisit rapidement. Ces pensées n'étaient pas les siennes. Elle s'immisçait dans ses pensées pour le pousser au meurtre. Il devait la chasser de son esprit, et vite ! Pour cela, il ne voyait qu'une seule solution...

Agrippant de toutes ses forces le poignet de Peter, il courait à perdre haleine en direction du rivage. Si proche et si lointain à la fois. Son cousin était devenu un poids mort. C'était miracle que ses jambes le portent encore. Les yeux hagards, la bouche entrouverte, un filet de bave aux lèvres, le pantalon trempé d'urine, Peter n'était plus que l'ombre de lui-même. La Chose s'était amusée avec eux, essayant de les briser à coups de visions effrayantes. Et elle y était parvenue. L'esprit de Peter n'y avait pas résisté. La terreur avait fini par avoir raison de sa volonté.

Mais Jan ne pouvait se résoudre à l'abandonner ici. Il devait tout tenter pour le ramener sain et sauf au village. Peter était son cousin, presque son frère. Jamais il ne pourrait se le pardonner si quelque chose lui arrivait. Pas après tout ce qu'ils avaient vécu, partagé ensemble.

Miraculeusement, les barques étaient encore là, intactes. Peut-être n'était-il pas encore trop tard pour fuir cette île maudite.

Mais chaque seconde comptait. Ils seraient bientôt là.

Jan jeta un rapide coup d'œil autour de lui. Aucune trace de l'inquisiteur. Le vieil homme s'était évanoui quelque part dans les ténèbres de la maison hantée. La Chose l'avait pris. Il frissonna en songeant au sort mille fois pire que la mort qui attendait désormais le pauvre Dirk de Haas...

-Attends ! cria soudain une voix désespérée.

L'homme en gris venait de sortir de la maison, serrant contre son cœur un objet indéfini. Jan ne prit même pas la peine de répondre, encore moins de s'arrêter. Qu'il aille au diable ! Au sens le plus strict du terme.

Les derniers rayons du soleil venaient de disparaitre, laissant place à l'obscurité de la nuit. Or, ce qui devait se passer se passa. Emergeant lentement des eaux du marais, la horde fit son apparition. Une véritable armée de cadavres vivants, aux dents acérées, avides de se repaitre de chair humaine. Jan sentit son corps trembler en discernant ces redoutables griffes comme des harpons, capables d'entrainer leurs victimes sous l'eau en un clin d'œil. L'atmosphère s'emplit d'une abominable puanteur de putréfaction alors que les zombies avançaient en rangs serrés, barrant l'accès aux embarcations.

Derrière eux, la maison tremblait du haut de ses pattes de poulet. La Chose les observait. Or, elle n'était pas déterminée à laisser fuir ses proies. Pas cette fois. Ses esclaves approchaient à petits pas, bras tendus en avant pour mieux les saisir et les emporter à tout jamais dans les profondeurs du marais. Peter, toujours accroché à son cousin, ne disait mot, comme étranger aux évènements qui se déroulaient autour de lui.

-Rendez-moi ce qui m'appartient ! ordonna une petite voix suppliante, portée par le vent.

Jan avisa le misérable ours en peluche que tenait dans ses mains l'homme en gris. Était-ce cela que désirait la Chose ?

-Donnez-le moi ! Donnez-le moi ! pleurnicha l'enfant.

Les zombies s'étaient arrêtés.

-Laisse-nous partir, Sandie et je te rendrai Nounours. Je t'en donne ma parole.

Jan secoua la tête. Il ne comprenait plus rien à ce qui se passait. Qui était cette Sandie ? Et pourquoi aurait-elle voulu récupérer ce vulgaire ours en peluche ? L'homme en gris avait-il perdu la tête lui aussi ? Les pleurs de l'enfant se firent plus déchirants alors que la meute de zombies se remettait en mouvement.

-Renvoie tes monstres ou je ferai du mal à Nounours ! Je lui arracherai la tête si tu ne m'obéis pas, Sandie ! Je te jure que je le ferai !

Un cri rageur résonna. Contre toute attente, les zombies commencèrent à reculer. Jan ne pouvait croire à tel miracle !

-S'il vous plait, rendez-le moi !

Une silhouette, haute comme trois pommes marchait vers eux. Celle d'une petite fille en robe de soie. Elle marchait pieds nus dans la boue, son fin visage inondé de larmes.

L'homme en gris s'immobilisa. Sans doute ému par ce déchirant spectacle, il tendit à l'enfant sa peluche chérie. La petite fille allait s'en emparer lorsque Jan comprit enfin.

La petite possédait six doigts à chaque main.

La Chose, Sandie et cette petite fille ne faisaient qu'une.

Jan bondit et récupéra Nounours une fraction de seconde avant que la Chose ne s'en empare. Quelque chose venait de lui souffler que cette peluche pourrait bien constituer leur seul espoir de survie.

Les traits de la petite fille se décomposèrent sous l'effet de la fureur. Un cri si strident monta de sa gorge que Jan dut se boucher les oreilles pour éviter à ses tympans d'éclater.

L'armée de morts-vivants s'élança à la curée, telle une marée funeste, avide de tout engloutir sur son passage. Jan hurla, noyé sous ce flot visqueux et pestilentiel, poursuivi par le rire odieux de la petite Sandie. Mais il tint bon, Nounours toujours fermement serré dans ses mains.

C'est alors qu'un formidable rugissement s'éleva. La terre gronda.

A la place de Nounours, un ours gigantesque se dressait sur ses pattes arrière. Un redoutable carnivore tout en muscles et en fourrure, prêt à en découdre.

Effaré, Jan contempla ce nouvel allié inattendu, distribuant de féroces coups de pattes, taillant en pièces ces abominations.

Sandie avait reculé, un mélange de haine intense et de peur sur le visage. D'autres morts-vivants surgissaient peu à peu du marais et Nounours lui-même commençait à donner des signes de faiblesse. Il ne tiendrait pas longtemps face à ce déferlement.

-Venez !

L'homme en gris se remit vivement debout, entrainant avec lui les cousins Van Loo. Tous étaient couverts d'entailles et d'ecchymoses, les traits emplis d'une terreur innommable. L'image de Nounours succombant peu à peu sous les assauts répétés des monstres du marais fut la chose la plus insupportable que Jan ne verrait jamais. Mais il se sacrifiait pour les sauver. Il devait profiter de cette diversion pour prendre la tangente au plus vite. Cela suffirait-il pour autant à les tirer d'affaire ? Ils n'étaient pas encore rentrés au village, loin s'en fallait !

Aidé de l'homme en gris, Jan poussa rapidement Peter dans la barque et se mit à ramer de toutes ses forces.

Les rugissements de Nounours devinrent plus faibles, avant de s'éteindre pour de bon. On entendit des sanglots monter dans la nuit.

Sandie s'était agenouillée dans la boue, tenant dans ses mains une vieille peluche éventrée et décapitée. Ses pleurs étaient ceux d'une enfant, confrontée à la perte d'un être cher, sans doute d'un meilleur ami. Jan sentit sa gorge se nouer à la vue de ce déchirant spectacle.

Si cette petite fille était bien la Chose, la part d'humanité qui subsistait en elle venait d'éclater au grand jour.

Peut-être existait-il un moyen de la sauver ?

                                                                         ............................................

Leur expédition s'était révélé un fiasco total.

L'inquisiteur De Haas était mort.

Peter avait perdu la raison.

Comble de malheur, la Chose, ou plutôt Sandie, vivait toujours.

Allongé au fond de la barque, l'homme en gris contemplait le ciel étoilé. La brume s'était dissipée. Provisoirement. Sandie avait reçu un coup terrible avec la mort de Nounours. Pourtant, elle seule en était responsable.

Le temps qu'elle finisse de se lamenter, ils seraient de retour au village. Il faudrait ensuite faire vite car sa vengeance serait terrible, ça ne faisait aucun doute.

Des images de l'île rocheuse dessinée sur le mur de la chambre tournaient sans cesse dans sa tête. La clé du mystère se trouvait là, il en avait la certitude. Restait à savoir où se trouvait cette île. L'appréhension le gagna. Quelque chose lui disait que les dangers qu'il venait d'affronter n'étaient rien en comparaison de ce qui l'attendait là-bas.

Sa seule consolation était d'avoir mis la main sur les notes de Brandon, le fils de Morgane la Rouge en personne. Il les consulterait dès le jour revenu.

Mais survivrait-il jusque-là ?

Le marais était devenu calme.

Beaucoup trop calme à son gout.

Mais d'où pouvait bien venir ce petit, ce minuscule, cet infime craquement ?

Ce bruit d'ongles raclant le bois...

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