6. Tante Louison


Une aube grise et brumeuse se leva. A en juger par les profondes cernes sous les yeux, il me fut aisé de comprendre que Thomas n'avait pas fermé l'œil conformément à sa promesse.

-Déjà réveillée ? dit-il pourtant avec une pointe d'amusement.

Je ne répondis pas, encore trop perturbée pour ouvrir la bouche. Cependant, il me fallut bien admettre en moi-même que j'avais passé une assez bonne nuit, enveloppée dans l'épais manteau qu'il m'avait donné, en dépit de la température hivernale.

-Il faut y aller maintenant. Ils ne doivent pas nous trouver.

Ses paroles firent ressurgir au fond de moi une vague d'émotions qui se transforma vite en une crise de sanglots. Une violente gifle manqua subitement de me dévisser la tête.

-Assez ! On n'a pas le temps pour les jérémiades !

Je contemplai, hébétée ses deux grands yeux bleus qui me fixaient avec dureté. C'est alors que je constatai à quel point il était pâle. Malgré la froideur du matin, la sueur perlait à son front. Esquissant une grimace de souffrance, il contempla son avant-bras blessé. La plaie semblait profonde, sa manche maculée de sang frais. Mais ce n'était pas tout.

-Il m'a eu, j'en ai peur. Balthazar n'a jamais été un combattant loyal.

Il releva le tissu, révélant une large blessure toujours à vif dont les contours avaient pris une teinte noirâtre du plus mauvais effet. L'usage de poison ne faisait aucun doute.

-Attends, je vais t'aider.

Je m'approchai doucement de Thomas, qui intrigué, se laissa faire. J'arrachai un grand bout de tissu que je transformai en un garrot, que je plaçai autour de son membre blessé. J'avais vu ma mère procéder ainsi de nombreuses fois et ce genre de soins d'urgence n'avaient plus de secret pour moi. Toutefois, ce bandage de fortune servirait juste à stopper le saignement, pas le poison qui devait déjà courir dans ses veines. Seule ma mère aurait pu faire quelque chose pour en contrecarrer les effets. Hélas, elle n'était plus là. Je dus retenir mes larmes pour éviter une seconde claque.

-Merci ! me dit-il simplement. Ça devrait faire l'affaire pour le moment.

Le son d'un cor retentit dans le lointain, faisant s'envoler une corneille perchée sur les hautes branches d'un chêne.

-Fichons le camp d'ici et en vitesse !

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Nous dûmes continuer à pied, car notre monture avait été trop malmenée pour être encore capable de nous porter une journée supplémentaire. De plus, nous n'avions pas de quoi la nourrir. Cependant, Thomas espérait qu'en la libérant, elle mènerait nos poursuivants sur une fausse piste, loin de ceux qu'ils traquaient.

Ni Thomas ni moi-même ne savions où nous allions au juste. Nous étions lancés dans une fuite en avant où seule la crainte d'être rattrapés nous motivait à avancer, en dépit de la faim qui nous tenaillait et de nos muscles dont chaque fibre paraissait douloureuse.

Nous continuâmes ainsi sans nous arrêter jusqu'à ce qu'un martellement sourd ne nous fasse dresser l'oreille. Piétinant les fourrés un grand cerf aux abois manqua de peu de nous renverser. Derrière lui montait un vacarme d'aboiements et de cris furieux. Une flèche me siffla à l'oreille avant d'aller se planter dans un tronc en vibrant. Instinctivement, Thomas dégaina son arme, sur la défensive.

Émergeant à leur tour des sous-bois, deux hommes hirsutes flanqués de quatre chiens firent leur apparition. Ils se figèrent un moment à la vue de l'étrange duo qui leur faisait face.

-Qu'est-ce que c'est qu'pour un gibier, ça ? marmonna un grand gaillard aussi poilu et massif qu'un ours portant un grand arc à la main.

-Pas beaucoup de viande là-dessus, plaisanta son compère, un petit homme à face de fouine. Même pas la peine de les dépecer, j'crois.

Cette boutade ne fit pas rire Thomas.

-Laissez-nous passer ! On n'a pas de temps à perdre.

Le gros barbu étouffa un gloussement.

-Et où croyez-vous aller, mes p'tits agneaux ? Une gamine famélique et un quasi manchot, ça ne vaut pas très cher dans ces bois, vous savez.

L'avant-bras de Thomas n'avait cessé de noircir durant les heures précédentes, ce qui n'avait pas échappé aux yeux exercés de ce chasseur aguerri.

-Ma femme. Elle saura quoi faire. Mais il ne nous reste plus beaucoup de temps si on veut le sauver. Venez chez nous.

Les paupières de Thomas papillotèrent sous l'effet conjugué de l'épuisement et du mal qui le rongeait. Mais pouvions-nous faire confiance à cet homme ? Ne cherchait-il pas à nous attirer dans un piège ? Thomas répondit à ma question avant que j'aie pu lui en faire part.

« On n'a pas le choix de toute façon. »

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Le « chez nous » se résumait à une miteuse cabane de rondins perchée au bord d'un ruisseau. Si la maison de mes parents était plutôt modeste, le logis des chasseurs n'était guère plus qu'un trou à rats infesté de courants d'air. Je fus bien surprise d'apprendre que les deux hommes logeaient dans cet abri aussi exigu que puant ; en plus de la femme qui nous accueillit de façon peu amène.

-Qu'est-ce que c'est que ça ? Vous étiez censés ramener de la viande pour le dîner. Pas une grenouille maigrelette et un jeune coq estropié, que diable !

-Cesse de râler, vieille rosse. Le gamin est mal en point. Il a besoin de ton aide.

Le gros barbu s'était adressé à elle d'un ton péremptoire mais empli d'une certaine tendresse. Dès lors, la vieille s'apaisa légèrement. Quant à Thomas, il semblait plus proche que jamais de sombrer dans l'inconscience.

Elle examina rapidement sa blessure qui dégageait maintenant une odeur fétide.

-Hum. En effet. C'est pas joli joli. Je ne suis pas certaine de pouvoir remédier à ça. Mais il ne sera pas dit que je ne tenterai pas le tout pour le tout.

Tout à coup, ses yeux de chouette se posèrent sur moi.

-Ça alors ! La petite Morgane ! Il y avait si longtemps !

Je haussai les sourcils, intriguée.

-C'est moi ! Tante Louison ! Tu ne te souviens pas ?

Je me rappelai alors que, lorsque j'étais encore toute petite, il était arrivé à cette femme de venir rendre visite à ma mère. Toutes deux devisaient alors des heures durant, assises devant le feu, comme les meilleures amies du monde. Puis, un jour, une violente dispute dont j'ignorais l'origine avait éclaté entre elles et plus jamais je ne l'avais revue. Je constatai que les années l'avaient prématurément vieillie, voûtant son dos et tordant ses doigts comme des branches mortes.

-Et Marie, que devient-elle ? Est-ce qu'elle va bien ?

Je n'eus pas besoin de répondre. Mes yeux rougis et mon teint pâle avaient déjà parlé pour moi. La vieille femme baissa les paupières, affligée par cette nouvelle.

-Je vais m'occuper de ton ami et puis, tu me raconteras tout.

Discrètement, elle essuya une larme au coin de son œil, espérant vainement que je ne la remarque point.

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Les deux hommes étaient repartis poursuivre leur chasse sur ordre de Tante Louison. Cette dernière avait préparé, à l'aide de plantes séchées dont j'ignorais le nom, une décoction qui avait eu le mérite d'endormir Thomas, de plus en plus souffreteux.

-J'ai fait ce que j'ai pu. La plaie est propre et je pense avoir neutralisé la plus grande partie du poison. Il s'en sortira, sois rassurée. Mais il devra garder le lit quelques jours encore. Il n'est pas encore en état de voyager pour l'instant. C'est un garçon costaud. Beaucoup seraient déjà morts à l'heure où nous parlons.

J'avalai ma salive avec difficulté, priant pour que Balthazar et sa bande n'aient pas la bonne idée de passer par ici.

-Explique-moi ce qui est arrivé, maintenant, je t'en prie, Morgane.

Conter la scène d'horreur dont j'avais été témoin fut une dure épreuve, mais je sentis qu'en parler me libérait d'un poids trop lourd à porter. Tante Louison soupira.

-Quelle horreur ! Aucun enfant ne devrait jamais avoir à subir ça. Mais je ne te cache pas que ton récit ne manque pas de m'inquiéter. Sais-tu vraiment qui sont ces hommes, Morgane ?

Je me souvins que Balthazar en personne en avait parlé, évoquant un certain Pangelpique auquel il obéissait.

-Ignace Pangelpique, le Grand Inquisiteur. Ce nom, si tu savais combien je le hais, Morgane...

Elle cracha un gros glaviot verdâtre, signe du dégoût profond que lui inspirait cet homme.

-Depuis le Grand Effondrement, nous sommes revenues à une époque de terreur, pour nous, les femmes. Celles qui, comme ta mère et moi, ont fait le choix de s'en référer à la sagesse et aux anciennes croyances prodiguées par la nature sont devenues des cibles à abattre pour ces fous de Dieu. Pangelpique est l'un d'entre eux. Nombreuses sont celles qui ont souffert et sont mortes entre ses mains. On raconte qu'à Liège, là où il réside, il aime dresser des bûchers afin d'y brûler vives ses victimes. Les entendre hurler lorsque les flammes commencent à dévorer leur chair est son plus grand plaisir.

Un frisson me picota l'échine en songeant à ma mère et j'en vins à souhaiter qu'elle fut morte plutôt que prisonnière de ces monstres.

-Liège est à presque cent cinquante kilomètres au nord d'ici. Le fait que Pangelpique envoie ses hommes si loin de leur base ne présage rien de bon. C'est le signe qu'il a décidé d'étendre son territoire de chasse et n'est plus en sécurité, où que ce soit.

Elle se tut, profondément triste.

- C'est un homme mauvais, sans scrupules qui ne tolère aucun écart à ce qu'il considère comme juste. Mais, qui est le véritable coupable ? Le monstre ou bien ceux qui le suivent sans broncher ? Bref, Liège est le dernier endroit où je souhaiterais mettre les pieds si je voulais éviter de finir rôtie vivante. Ma cabane n'a pas le luxe d'un palais, mais jusqu'à présent elle nous a toujours préservés, mes fils et moi. »

Ses fils ? J'avais cru comprendre que l'homme barbu était son mari, pourtant. Néanmoins, j'avais un jour surpris ma mère évoquant « les mœurs étranges de Tante Louison ». Je décidai toutefois, sagement, de ne pas chercher à approfondir ce sujet.

-Morgane. J'ai connu le monde, avant le Grand Effondrement. Certes, il n'était pas parfait, et il nous a d'ailleurs conduits à la catastrophe. Comme tes parents, j'ai fait le choix de continuer à vivre en ne répétant pas les erreurs du passé. C'est pour ça que j'ai décidé de m'installer ici, sans le moindre confort, avec la nature pour seule confidente. Mais, cette sagesse, ceux qui tentent de rebâtir un monde à leur image, ne la partagent pas. Autrefois, j'ai tenté de convaincre ta mère de se montrer plus discrète et de ne plus venir en aide aux nécessiteux comme elle avait pourtant l'habitude de le faire. Mais elle n'a pas voulu m'écouter. C'était une femme profondément altruiste, tu sais. Pour rien au monde, elle n'aurait renoncé à secourir son prochain. Je sais aussi que jamais elle n'aurait délibérément fait mourir le bétail de son voisin. Tout ceci n'est qu'une affaire de jalousie et de bêtise humaine.

Je sentis à nouveau les larmes me monter aux yeux.

-Tôt ou tard, ils me trouveront à mon tour et mes fils ne pourront rien faire pour me protéger.

Je sus alors ce qu'elle allait dire et ainsi balayer tous les espoirs que j'avais à peine commencé à fonder en elle.

-Tu ne peux rester ici. Dès que ton ami sera remis sur pied, il faudra que vous partiez et décidiez quoi faire de votre vie.

Je baissai la tête, ne sachant que trop bien à quel point elle avait raison.

-Tu portes le deuil de tes parents et rien ne pourra te les faire oublier. Contente-toi de porter leur souvenir en ton cœur à chaque instant de ta vie en songeant à ce qu'ils auraient voulu. Ton bonheur et ta liberté. Voilà ce que ta mère voulait te léguer. Ne l'oublie jamais, Morgane.

Thomas poussa un grognement dans son sommeil.

-Quant à ce gaillard, je n'arrive pas à comprendre ce qui l'a poussé à agir de la sorte. Mais je suppose qu'il ne tardera pas à t'en faire part. Laisse-lui juste le temps de t'ouvrir son âme.

Tante Louison m'adressa un clin d'œil complice auquel je répondis par un franc sourire.

-Va te coucher, maintenant. Le sommeil est le meilleur baume à appliquer sur son âme.

Mais, pourquoi diable de méchants hommes tentaient-ils à tout prix d'étouffer une telle sagesse?

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