50. Quelque part dans la brume
Aujourd'hui encore, je me souviens parfaitement de la sauvagerie de l'ouragan qui faisait rage.
La Meuse était démontée, les petites embarcations motorisées tanguaient dangereusement sur les flots déchaînés.
Lorsque je revins pleinement à moi, chacun de mes membres me faisait atrocement souffrir. En outre, je sentais encore le goût âcre du sang sur ma langue. Mes vêtements ayant éclaté pour laisser place au loup-garou, on m'avait recouvert d'une simple toile cirée qui ne me protégeait nullement des rafales de vent glacial qui soufflaient furieusement.
Au moins, j'étais redevenu un garçon normal. Le loup s'était assoupi. Mais pour combien de temps ?
Alors que les bateaux commençaient à descendre la Meuse, je jetai un dernier regard sur cette ville, jadis belle, dont il ne restait plus grand chose. Les édifices ayant échappé aux ravages de la bataille et des incendies devaient maintenant subir la férocité du Vent de l'Est, déchaîné par Morgane.
Beaucoup s'écrouleraient certainement avant que la nuit s'achève.
Morgane semblait dormir, profondément.
Avait-elle conscience de ce qu'elle avait fait ? Les Liégeois ne paieraient-ils pas un tribut trop lourd à la colère de Morgane ? La peste qui avait eu raison du Prince-Évêque allait-elle s'étendre, charriée par cette tempête surnaturelle ? Sincèrement, j'espérais que non.
Comme l'avait prédit Robert le Mouillard, il ne faisait aucun doute que les événements de cette terrible nuit laisseraient à jamais des traces dans l'âme de Morgane. Je me promis de tout faire pour être à ses côtés dans les moments douloureux, comme l'aurait sans doute fait Thomas.
En repensant à lui et à Monsieur Jojo, je sentis les larmes me monter aux yeux.
Je les réprimai. Je devais tenir bon.
Mais je ne pouvais lutter contre le sommeil. J'avais grand besoin de repos.
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Le brouillard s'était levé sur la Meuse. Le silence était absolu. Je tentai de percer cette purée de pois, mais même mes yeux de loup n'y parvinrent pas. La brume était bien trop épaisse.
La tempête s'était apaisée, apportant le calme des eaux.
Je me rendis subitement compte que notre embarcation était à l'arrêt, comme immobilisée par des mains invisibles. Je sentis mes tempes cogner d'une folle inquiétude, certain que quelque chose n'allait pas. J'eus beau regarder autour de moi, je ne vis plus personne.
Tout à coup, j'entendis un clapotis, non loin, perdu dans cette impénétrable purée de pois. Se dessinèrent alors les contours d'une embarcation qui s'approchait, menée par un étrange batelier. Je voulus réveiller Morgane, la secouant sans ménagement. Je lançai un regard inquiet autour de moi, constatant que la brume m'entourait de toute part et que j'étais incapable d'y voir à plus de quelques centimètres. Pourtant, je vis distinctement l'inconnu relever sa tête et rabattre son capuchon.
Il était jeune mais son teint était blafard, presque cadavérique, à tel point qu'on aurait pu le croire fraîchement sorti de la tombe. Son visage anguleux aux pommettes saillantes était surmonté des deux yeux noirs comme du charbon, brillant de malice. Pourtant, il se dégageait de cet inquiétant personnage une indéniable impression de grâce et de raffinement. Il se tenait droit, son regard braqué sur moi. Une impression de froid me saisit, me faisant frissonner de la tête aux pieds tandis qu'une bourrasque glaciale faisait onduler sa fine chevelure corbeau.
-N'aie pas peur, mon garçon. Nous sommes seuls et je ne te veux aucun mal. Je ne désire que te parler, dit-il d'une voix suave, envoûtante.
J'étais à la merci de cet étrange individu, qui qu'il fût. Qui était-il ?Et que voulait-il ?
-Mon maître est très satisfait de votre travail. Il est fier de ses enfants.
Mais que racontait-il ? Je n'y comprenais plus goutte. Il me sembla discerner une inquiétante lueur rouge passer dans les yeux de l'inconnu.
-Vous êtes dangereux les enfants. Beaucoup trop dangereux pour qu'ils vous laissent en liberté. Ils ne vont pas tarder à se mettre à votre recherche. Vous savez de qui je parle, n'est-ce pas ?
L'image des disciples du Seigneur Fidanza vint naturellement chatouiller mes pensées.
-Vous êtes en danger, toi et Morgane. Où que vous alliez, ils vous trouveront. Ils n'abandonneront jamais. On les appelle les Répurgateurs. Ce sont les chiens enragés du Saint-Père. Jamais ils ne lâchent une proie. Surtout quand il s'agit d'animaux aussi dangereux que vous. Vous êtes déjà condamnés, que vous le vouliez ou non. La légende de Morgane, celle qui apporta la terrible peste rouge sur Liège, ne fait que commencer. Morgane la Rouge, quel joli surnom pour une sorcière, n'est-ce pas? Une cible de choix pour ces enragés. Mais il ne sera pas dit que le Maître laissera sa progéniture sans protection. Vous commencez tout juste à découvrir vos pouvoirs. Venez avec moi, et je vous conduirai chez le Maître. Lui seul pourra vous apprendre à exploiter votre plein potentiel. C'est votre seule chance d'échapper à ceux qui vous veulent tant de mal.
Le vent charria soudain jusqu'à mes narines une puissante odeur de soufre. Je me frottai les yeux, incapable de croire ce que je venais de découvrir. L'homme ne se tenait pas sur deux jambes mais bien sur ce qui ressemblait à deux pattes velues, surmontant une solide paire de sabots. L'inconnu sourit, dévoilant une rangée de dents pointues.
Je compris alors que ce n'était pas un homme qui se tenait face à moi. C'était un être damné, voué à ne servir qu'un seul maître jusqu'à la fin des temps.
-Désolé. Mais nous ne sommes pas vos enfants. Dites à Satan, votre employeur, qu'il n'aura ni mon âme ni celle de Morgane.
Une horrible langue bifide sortit de la bouche de ce vil serviteur du Malin.
-Vous n'avez pas le choix. Quand vous vous rendrez compte de votre erreur, il sera trop tard. Venez avec moi. Maintenant ! C'est votre seule chance.
-Pour aller où ? Je ne suis navré de vous apprendre que les fonds de la Meuse sont bien trop froids et humides pour moi. Je me vois une fois encore obligé de décliner votre aimable proposition.
L'homme hésita une seconde, ne comprenant pas où je voulais en venir. Soudain, une ombre gigantesque surgit du brouillard, refermant ses redoutables mâchoires sur lui. Un instant plus tard, le crocodile et sa proie avaient tous deux disparus sous la surface des eaux boueuses, ne laissant qu'une traînée de bulles et une barque vide à la dérive.
Une voix démoniaque venue de nulle part murmura : « nous nous reverrons ».
Puis plus rien.
Le silence se fit.
La brume se referma alors comme un rideau de théâtre tombant sur la fin d'un drame.
Un doute me saisit alors. Tout ceci était-il bien réel ou étais-je entrain de rêver ?
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C'était le matin d'une belle journée d'été. La flotte de Robert le Mouillard descendait à présent le canal Albert, en direction de l'île d'Anvers où une nouvelle vie nous attendait certainement.
Je partageai mon embarcation avec Morgane ainsi que le chevalier Gaël, sans oublier notre pilote, un brigand taciturne au regard bienveillant.
Gaël était sérieusement blessé, prix du combat qu'il avait livré pour défendre l'entrée de la cathédrale. J'ignorais tout des motivations qui l'avaient poussé à se joindre à l'expédition mais le voyage serait encore long. J'aurai le loisir de l'interroger à ce sujet lorsqu'il serait remis de ses blessures.
Morgane s'était réveillée. Elle faisait son possible pour sourire quand elle le pouvait. Pourtant, je sentais que la mort de Thomas l'avait dévastée, tout autant que ce qu'Adalbert lui avait fait. En outre, elle s'évertuait à me dissimuler son bras gauche, comme s'il portait un secret honteux. Avait-elle aussi été victime de la répugnante maladie qui avait emporté Ellie et le Prince-Évêque ?Une telle nouvelle aurait été catastrophique, à n'en pas douter. Je dus user de ruse et de discrétion pour m'assurer que tel n'était pas le cas. Enfin, certainement par un étrange jeu de lumière, je crus que la peau de son bras était devenue noire comme du charbon. Je n'y vis pas de trace de boutons purulents, à mon grand soulagement. Un bon bain et il n'y paraîtrait plus, pensai-je.
Après un dernier adieu, je confiai le corps de Monsieur Jojo au fleuve, comme un au-revoir à l'enfance. Je le vis avec tristesse s'enfoncer à jamais dans les profondeurs du canal Albert.
Je me penchai alors pour regarder le soleil se lever à l'est. C'était l'aube d'un nouveau jour et, comme mes compagnons, j'espérais qu'il serait plus lumineux que le précédent...
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