5. Les cavaliers

Ils vinrent au petit matin, le jour où tombèrent les premières neiges de l'hiver.

Ils étaient sept, tous montés sur de robustes chevaux.

Lorsque nous les vîmes apparaître au loin sur le chemin, il était déjà trop tard pour songer à fuir.

Bien trop tard...

Le cavalier de tête mit pied à terre tandis que mon père s'avançait à leur rencontre. Rassemblant un courage qui lui était peu coutumier, il interpella directement le chef de la troupe.

-Bien le bonjour, messieurs. Nous ne sommes que de pauvres gens. Nous n'avons rien à vous offrir. Vous pouvez nous dévaliser si vous le souhaitez, mais je vous avertis que vous perdrez votre temps.

Ses paroles eurent le don de faire éclater de rire les sept cavaliers sans exception.

-Voyez-vous cela ? Mais, pourquoi diable faut-il qu'on nous prenne sans cesse pour de vulgaires voleurs de poules ?

Nouvelle crise générale d'hilarité.

-Allons mon ami, soyez rassuré. Nous ne sommes pas ici pour emporter vos misérables possessions.

Mon père sembla se détendre légèrement. Pour peu de temps.

-On nous a signalé de la sorcellerie chez vous. Il parait que deux Macrâles vivent ici. La mère et la fille. Nous sommes venus nous assurer qu'elles ne poseront plus jamais de problèmes aux honnêtes gens.

Mon père devint tout à coup plus blanc que la pellicule de neige qui recouvrait le sol. Il recula de quelques pas, la mâchoire tremblotante.

-Nous ne faisons rien de plus qu'obéir aux ordres qui nous sont donnés. Si vous acceptez de nous livrer ce que nous sommes venus chercher, je vous donne ma parole d'honneur qu'il ne vous sera fait aucun mal à vous et à vos biens.

Chacune de ses paroles transpirait le mensonge. Réfugiée derrière la porte d'entrée, je vis les cavaliers se déployer en arc de cercle autour de mon père. Point n'était besoin d'être voyante pour comprendre que c'était Eugène qui avait alerté cette troupe d'hommes en armes afin de venger la perte de ses bêtes dont il nous tenait évidemment pour responsables. Chacun de ces hommes montait un cheval qui devait valoir au moins le double de toutes nos possessions. En outre, tous portaient à la ceinture ce qui ressemblait à une longue épée bien aiguisée.

Nous n'avions pas affaire à de simples brigands. C'était des tueurs bien entraînés et grassement récompensés pour les terribles services qu'ils rendaient.

-Allons l'ami. Bouge-toi de là. Je ne le répéterai pas une seconde fois.

Les traits rudes de l'homme se fendirent d'un large sourire qui révéla une rangée de dents qu'on avait pris soin de tailler en pointes.

-Elles ne sont pas là. Vous perdez votre temps, assura mon père d'une voix ferme.

L'homme roula des yeux, agacé.

-Pitoyable ruse. Je n'en crois pas un mot. Assez joué ! Ecartez-vous ! C'est mon dernier avertissement !

Sa main gantée de cuir glissa lentement vers le pommeau de son arme. A ma grande surprise, ce fut mon père qui réagit pourtant le premier. En une fraction de seconde, il fit jaillir de sa botte un petit poignard parfaitement équilibré qui fendit l'air en sifflant avant d'aller se ficher dans l'épaule du sinistre tueur. Ce dernier poussa un cri de douleur en arrachant promptement la lame profondément enfoncée dans sa chair. C'était ainsi qu'Augustin chassait le lapin depuis des années. Aucune proie n'échappait habituellement à sa célérité ainsi qu'à sa mortelle précision et il s'en était fallu du peu pour que l'homme n'aie la gorge transpercée Sa mine furieuse indiquait qu'il était conscient du sort auquel il venait d'échapper. Sautant de cheval, il s'avança sur mon père et le saisit par les cheveux.

-Pauvre idiot... tu l'auras voulu !

Et, d'un geste net et précis, il lui trancha la gorge comme on l'aurait fait à un vulgaire poulet.

Je ne pus réprimer un cri en voyant mon père tomber à genoux dans une mare de sang. Son meurtrier braqua alors ses yeux noirs sur l'endroit où j'étais dissimulée.

-Allons, petite. N'aie pas peur. Viens à moi ! Je ne suis pas aussi méchant que j'en ai l'air.

Je ne bougeai pas d'un pouce. Mais où était donc passée ma mère ? Je savais qu'elle n'était pas loin, et qu'elle aussi avait assisté à cet affreux spectacle. Mais qu'aurait-elle bien pu faire pour retenir sept hommes armés jusqu'aux dents ?

Nous étions seules face à notre destin.

-Mais qu'est-ce que vous avez fait ? Il fallait juste leur faire peur. C'est...c'est un meurtre !

Eugène venait de débarquer, les yeux écarquillés autant par le dégoût que par l'épouvante. Le chef de la bande lui répondit par un rire tonitruant.

- Ne te mêle pas de ça l'ami. Tu as fait ton devoir en nous avertissant, maintenant laisse-nous mais surtout évite de nous dire ce que nous devons faire ou ne pas faire. Tu pourrais avoir à le regretter.

-Vous êtes des assassins. Je...je n'ai pas voulu ça. Je devrais vous dénoncer !

Il pleurait maintenant à chaudes larmes, ce qui n'émut pas le chef des tueurs, que du contraire. Sa voix devint franchement venimeuse.

-Nous dénoncer ? Et à qui ? Nous sommes chargés par l'Inquisiteur Pangelpique lui-même de faire régner la loi dans tous les trous perdus comme le vôtre. Il nous donne toute autorité pour accomplir notre noble mission. Alors surveille tes paroles, espèce de bouseux, si tu ne veux pas aller rejoindre ton copain.

Voir Eugène sangloter ainsi comme un enfant m'inspira davantage de dégoût que de pitié. C'était lui le véritable lâche, incapable d'assumer les conséquences de ce qu'il avait délibérément provoqué.

-Finissons-en ! Nous avons assez perdu de temps ici. Trouvez-moi les deux femelles, et que ça saute !

Trois des soudards se dirigèrent vers la maison, impatients d'exécuter son ordre.

Soudain, je pris conscience de la présence de ma mère à côté de moi, presque invisible serrant dans sa main un objet que je n'identifiai pas immédiatement jusqu'à ce qu'un bruit sourd ne s'en échappe et me fasse sursauter.

Un des hommes poussa un cri stupéfait lorsqu'un projectile le frappa en pleine poitrine, le jetant à bas de sa monture. Il émit un dernier et pitoyable gémissement avant d'expirer. Une seconde détonation retentit suivie immédiatement d'une troisième. Un des soldats vit son crâne partir en une bouillie sanguinolente d'os et de cervelle tandis que son voisin héritait d'un trou béant à la place de l'œil gauche.

J'éprouvai alors une admiration sans bornes envers ma mère en comprenant ce qu'elle tenait dans ses mains. C'était une de ces armes datant d'avant le grand effondrement, aussi efficaces que meurtrières, que peu de gens avaient la chance de posséder et encore moins de savoir manipuler. Marie l'avait soigneusement tenue cachée des années durant, résolue à ne s'en servir qu'en cas d'extrême nécessité. Or, je venais d'avoir la preuve tangible qu'elle était experte dans son utilisation à en juger par la précision meurtrière de chacun de ses tirs.

Le chef de la bande jeta un regard hébété autour de lui et de ses trois compagnons étendus raides morts dans la neige écarlate. Sa grande erreur avait été de sous-estimer les enfants de l'effondrement. Chacun d'eux était habitué, depuis sa plus tendre enfance, à défendre chèrement sa peau, quelques soient les circonstances et à ne pas laisser ses émotions l'empêcher de se défendre. Ma mère avait fait preuve d'un sang-froid exemplaire mais au cliquetis qu'émit son arme, je compris avec amertume qu'elle était déjà arrivée au bout des maigres munitions dont elle disposait.

-Ramenez-là moi ! Je la veux vivante ! Je m'occuperai d'elle personnellement.

Aussitôt, un des soldats descendit de sa monture et fondit sur ma mère, laquelle ne lui opposa aucune résistance lorsqu'il l'empoigna fermement.

-Toi, occupe-toi de la gamine! Tu sais ce qu'il te reste à faire...

Il désigna du menton un de ses sbires qui jusque-là était resté de marbre, comme absent, étranger aux événements qui se déroulaient pourtant sous ses yeux. Il s'agissait d'un jeune homme aux cheveux blonds coupés courts et aux yeux d'un étrange bleu vaporeux qui me captivèrent dans l'instant.

Quel âge avait-il ? Pas plus de quinze ans, estimai-je. Tout chez lui laissait transparaître un air d'enfant prématurément vieilli par les épreuves de la vie.

Je sentis quelque chose de différent chez lui, comme si quelque chose le tiraillait au plus profond de son être.

-Eh bien, Thomas, magne ton cul ou il t'en cuira !

Le dénommé Thomas hocha la tête et descendit à son tour de cheval, le visage plus fermé que jamais. Quand il pénétra dans la maison et me saisit le bras, je perçus un léger tremblement le parcourir.

-Viens Thomas, viens ! Je veux que tu lui tranches la tête ici, sous les yeux de sa mère. C'est compris, mon garçon ?

L'infâme assassin décocha à ma mère un sourire carnassier. Cette dernière commençait peu à peu à perdre de son sang froid

-Vous n'avez pas le droit ! Ce n'est qu'une enfant ! s'écria-t-elle, soudain envahie par une vague de désespoir.

-La ferme ! grogna son geôlier en lui enfonçant son poing dans le ventre, la jetant au sol, aux portes de l'inconscience.

Thomas me conduisit jusqu'à l'endroit indiqué. D'une simple pression sur l'épaule, il me força à me placer à genoux sur le sol glacé.

-Fais-le ! Maintenant ! aboya son chef

Qu'aurais-je pu faire d'autre que fermer les yeux et attendre la fatale morsure de l'acier froid qui allait s'abattre sur ma nuque d'une seconde à l'autre ? Mais cet instant ne vint jamais.

Mon bourreau faisait-il durer le plaisir par pur sadisme ?

-Fais-le ! C'est un ordre !

-Non.

Il eut un silence.

-Qu'as-tu dit ?

-J'ai dit « non ».

Je me risquai à ouvrir une paupière. Un silence pesant était tombé. Le chef fixait Thomas de ses yeux sombres, la stupeur le disputant à la colère.

-En es-tu sûr, Thomas ? Si tu refuses, elle mourra quand même, à ceci près que tu iras la rejoindre aussitôt. Ce serait un épouvantable gâchis, n'est-ce pas ? Néanmoins, la décision t'appartient. A toi de choisir, petit.

-Très bien, Balthazar. Qu'il en soit ainsi.

Il ouvrit la main, laissant choir son épée.

-Sombre idiot ! persifla Balthazar, sans dissimuler son mépris. C'est donc moi qui aurai le plaisir de faire sauter deux têtes supplémentaires aujourd'hui.

Brusquement, un cri de guerre aussi sauvage que terrifiant retentit. C'était Eugène qui était parvenu à se faire oublier  s'était subrepticement glissé dans le dos des tueurs avant de passer à l'attaque.

Sans avoir pu se défendre, un des cavaliers fut désarçonné et mourut dans l'instant, la nuque brisée.

Malheureusement, celui qui avait frappé ma mère et qui se trouvait non loin fut prompt à réagir. Crachant une malédiction, l'arme au poing, il se rua sur Eugène, désarmé, qui ne put lui opposer qu'une résistance toute symbolique avant de s'effondrer, la poitrine transpercée mais le sourire aux lèvres.

Le sourire de celui qui venait de racheter ses fautes juste avant de trépasser.

C'est alors que ma mère, jamais à court de ressources, se détendit comme un ressort et agrippa la cheville de celui qui l'avait si cruellement meurtrie. Surpris, ce dernier trébucha,  nez en avant tandis que sa prisonnière lui sautait sur le dos, déterminée à tout faire pour le noyer dans la gadoue. Balthazar, décontenancé par la tournure que prenaient les choses, marqua un temps d'hésitation.

Une erreur dont le jeune Thomas profita immédiatement, ramassant son épée et bondissant sur son ennemi dans un même mouvement. Balthazar réagit juste à temps, parant de justesse le coup. Les deux lames s'entrechoquèrent dans un tintement sauvage.

-Pas mal, petit Thomas. Pas mal du tout. Mais aurais-tu oublié à qui tu as affaire ?

Mais ce n'était qu'une bravade de la part de Balthazar. Très vite, il s'avéra que l'homme n'était pas de taille à lutter contre le jeune Thomas. Le garçon maniait l'épée avec une telle dextérité qu'on arrivait à peine à suivre ses mouvement tant ils étaient rapides. Sentant sa défaite inévitable, Balthazar tomba à genoux, demandant grâce.

-Pitié, Thomas. Je t'implore! Ne fais pas ça, je t'en conjure! Tu n'oserais pas tuer un homme désarmé, non ? Et puis, n'ai-je pas toujours été ton ami ?

Thomas hésita. Son arme levée au-dessus de la tête de Balthazar, tous attendaient de voir sa réaction. Il lui aurait suffi d'un geste pour en finir mais le fourbe Balthazar n'avait pas dit son dernier mot. Sa ruse fonctionna à merveille. Saisissant un poignard qu'il avait tenu jusque-là soigneusement caché dans sa manche, Balthazar lui transperça l'avant-bras. Thomas poussa un cri de douleur, laissant choir son arme une fois de plus.

-C'est fini. Tu n'es plus en état de combattre, Thomas. Dommage pour toi, mon garçon mais c'est terminé, désormais. Bonjour en enfer !

Cependant, avant qu'il n'ait pu donner le coup de grâce, ultime rebondissement dans ce carnage insensé, un nouveau projectile fendit l'air en sifflant et frappa Balthazar à la tempe. Ce dernier chancela, légèrement sonné mais ne se laissa pas désarmer pour la cause. Tout à coup, un éclair orangé surgi de nulle part le heurta entre les omoplates le faisant chanceler puis tomber lourdement, la face dans la neige.

Il beugla de colère, le visage crotté, avide de tailler en pièces le responsable de ce désastre.

C'était Mathurin, qui, au mépris du danger, venait ainsi de se jeter à son tour dans la bagarre, avec la ferme intention de venger son père.

Sans que je puisse voir quoi que ce soit d'autre de la suite de cette bataille, je sentis une main de fer me soulever de terre et me coucher en travers d'une selle. A son tour, Thomas grimpa sur l'animal le força à démarrer au triple galop. J'entendis alors Balthazar hurler de dépit et nous maudire de toutes ses forces.

-Et Mathurin ? Et ma mère ? murmurai-je, en état de choc.

-On ne peut rien de plus pour eux. Allez, on n'est pas encore tiré d'affaire! Balthazar ne va certainement pas abandonner comme ça. Pas son genre ! Et puis, le reste de la troupe n'est pas loin !

Comme pour lui donner raison, un fracas de sabots se fit entendre non loin. D'un vigoureux coup de talons, il éperonna le cheval pour l'inciter à augmenter encore son allure. Le vent glacial sifflait dans mes oreilles, mon crâne me faisait mal et la nausée me tordait l'estomac. Tout ce qui venait de se produire ressemblait à un horrible cauchemar duquel j'allais émerger d'un instant à l'autre. Il ne pouvait en être autrement. Mais alors que cette folle chevauchée s'éternisait, je commençai à comprendre que tout ceci appartenait à une tragique réalité : j'étais désormais orpheline et mon sort reposait entre les seules mains d'un parfait inconnu, qui, pour une étrange raison venait de me sauver la vie, au mépris de la sienne...

Au bout de plusieurs heures passées à fond de train, notre courageuse monture, couverte d'écume, fut contrainte de s'arrêter. Où étions-nous au juste ? Dans l'état semi-comateux qui était le mien, je n'avais vu que le chemin défiler sous ses sabots sans avoir la moindre idée de la direction que nous avions empruntée.

Le jour tombait déjà mais nous étions perdus au beau milieu des bois. Je frissonnai en songeant au loup noir qui hantait encore mon sommeil, chaque nuit. Thomas s'aperçut que quelque chose n'allait pas.

Doucement, il me déposa à terre. Je crois que c'est à cet instant précis qu'il réalisa ce qu'il avait fait. Il était devenu un paria, poursuivi par une meute de tueurs sanguinaires. Pour couronner le tout, il s'était mis sur les bras une enfant de onze ans, traumatisée et incapable d'aller plus loin en l'état. Certes, on n'entendait plus rien derrière nous, preuve que nos poursuivants avaient été semés, mais la situation n'était guère brillante pour autant.

-Essaye de dormir ! Je veillerai sur toi.

Je veillerai sur toi. Ces paroles réchauffèrent quelque peu mon cœur bien qu'elles suscitassent aussi un flot de questions que je n'eus la force d'articuler. Qui était cet ange gardien tombé du ciel qui prenait tant de risques pour me venir en aide ? Qu'est-ce qui l'empêchait de m'abandonner à mon sort et de disparaître ? Je sentis mes jambes flageoler puis se dérober sous moi. Thomas me rattrapa juste à temps avant de me coucher délicatement sur un moelleux tapis de mousse. Ensuite, il détacha son manteau et le posa sur mon corps secoué de frissons.

Cette nuit -là, je n'eus pas peur car je savais mon gardien capable de repousser à lui seul tous les loups noirs de la forêt.

Cependant, n'avions-nous pas affaire à bien pire qu'à un loup affamé ?

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