47. Le festin
Beaucoup de Liégeois s'étaient réfugiés chez eux, lorsque s'était déclenchée l'émeute. Bien leur en avait pris, au vu du nombre effarant de corps mutilés qui jonchaient les trottoirs. Chacun avait cru qu'à la tombée de la nuit, le massacre serait terminé. Mais nul ne savait quelle était vraiment la situation. Le Prince-Évêque était-il encore en vie ? Saturnin et ses chevaliers étaient-ils parvenus à garder le contrôle? Tôt ou tard, il faudrait bien se résoudre à sortir, pour dénombrer, identifier et ramasser les morts.
Cependant, le vacarme d'un nouvel assaut venu des berges de la Meuse incita même les plus téméraires à rester cloîtrer chez eux, attendant que l'orage passe définitivement.
Morgane et moi n'étions que deux insectes perdus au sein d'un immense charnier, pataugeant dans le sang et les débris de toutes sortes. Malgré le ciel dégagé et la brillante clarté d'une lune bientôt pleine, nous réussîmes à passer inaperçus. Encore quelques minutes et nous parviendrions enfin à la cathédrale, dont la flèche s'élevait désormais à une faible distance.
-Merde !
Je venais de lâcher ce juron devant la barricade qui condamnait la rue que nous suivions.
Avant que n'ayons pu faire demi-tour, une voix nous interpella.
-Hé, vous deux ! N'avancez plus !
Une escouade de chevaliers de Saint-Lambert défendait la barricade, un jeune homme à leur tête. Cependant, les guerriers étaient loin d'en mener large. Ces chevaliers semblaient être encore des novices, tout juste sortis de l'enfance. Leurs armures étaient cabossées, noircies, souillées de sang séché et tous portaient les traces de profondes et récentes blessures.
-Gaël ! s'écria brusquement Morgane, à ma grande surprise.
Le jeune chevalier, portant un bras en écharpe, sursauta.
-Morgane ! Par tous les diables ! Mais qu'est-ce que tu fiches ici ? Laissez-la passer, vous autres !
La barricade s'écarta aussitôt pour nous ouvrir le passage. Morgane tituba et s'effondra dans les bras du dénommé Gaël, sous mon regard aussi étonné que jaloux.
-Je sais que les filles aiment les cicatrices mais ce n'est pas une raison pour venir te jeter dans mes bras dans un moment pareil ! Je ne sais pas comment tu as pu sortir de Saint-Léonard, mais tu aurais déjà dû être loin d'ici ! Ils vont te repiquer, tu sais.
-Arrête Gaël, je t'en prie ! Ils vont tuer Thomas ! Il est à la cathédrale avec Ellie et Gernot. Je ne sais pas ce qu'il vont lui faire, mais...
Le chevalier repoussa doucement Morgane.
-Tu dis des bêtises. Thomas est mort depuis longtemps.
-Non, il ne l'est pas, je te le jure ! Mais ils ne vont pas tarder à le tuer ! Tu dois faire quelque chose!
-Faire quoi ? Tu en as des bonnes, toi ! Même si tu disais la vérité, nous ne pourrions jamais entrer dans la cathédrale. Elle est sévèrement gardée. Allez, viens dans mes bras et calme-toi.
Morgane se fit alors plus menaçante. Une brise se leva, portant des miasmes fétides, nous ébouriffant les cheveux. Elle repoussa Gaël avec violence. Elle avait, semblait-il, retrouvé l'essentiel de ses forces, comme si ce que lui avait subir Adalbert n'avait jamais eu lieu. En apparence, tout du moins.
-Boucle la, Gaël! ! C'est bien joli de jouer les paladins, pour le simple plaisir de se faire mousser devant les filles ! Mais quand on est incapable de se comporter comme un vrai héros, on ne mérite pas la moindre attention, car on n'est rien d'autre qu'une vermine ! Tu devrais être honteux de ce que tu es, Gaël ! Je sais pourtant que tu vaux beaucoup mieux que ça ! Tu me l'as déjà prouvé le jour où tu m'as sauvé la vie, en tuant Balthazar !
Les chevaliers se regardèrent tous, consternés. Il y eût un long moment de silence. Beaucoup trop long à mon goût. Mais peu à peu, les traits du chevalier Gaël prirent une expression plus déterminée.
-J'ai une idée. Mais vous devrez faire exactement ce que je vous dis. C'est notre seule chance de réussite.
-Et tu es sûr que ton plan va marcher ? objectai-je, plus dubitatif que jamais.
Le chevalier Gaël pencha la tête.
-Absolument pas. D'ailleurs, nous allons certainement tous y passer. Mais il n'y a pas d'autres solutions. J'espère que ce que tu dis est vrai. Je n'ai pas envie de risquer ma vie pour sauver un fantôme...
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L'estrade où avait débuté cette folle journée était toujours dressée au centre de la place déserte faisant face à la cathédrale. La porte de l'édifice était soigneusement fermée et gardée par deux imposants mercenaires germaniques.
-Avec eux, pas question de plaisanter. Laissez-moi faire, ne dites pas un mot, murmura Gaël.
Crânement, il s'approcha des deux portiers.
-Ouvrez-nous ! Nous amenons de nouveaux hôtes pour le banquet du Prince-Évêque.
Les gardes ouvrirent de grands yeux sous leur casque, nous reconnaissant Morgane et moi, prisonniers de Gaël et de sa bande de bras cassés.
-Ils se sont évadés de Saint-Léonard. C'est nous qui les avons capturés. Nous venons chercher notre récompense auprès de Gernot.
Les deux cerbères échangèrent quelques paroles gutturales dans leur langue. Alors qu'ils s'apprêtaient à nous ouvrir, trois silhouettes surgirent de nulle part. Je reconnus les tueurs du Seigneur Fidanza ! Gaël jura discrètement, pressant les Germains d'accélérer la manœuvre.
Trop tard.
-Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda un de ces assassins. Pourquoi avez-vous quitté votre poste, vous autres ? Les ordres du Prince-Évêque étaient pourtant formels !
-Mêlez-vous de ce qui vous regarde, les ritals, rétorqua Gaël. Ce n'est pas vous qui faites la loi, ici.
Le bruit feutré de lames glissant hors de leur fourreau bien huilé suivit cette réplique cinglante. Les deux Germains détalèrent sans demander leur reste devant la tournure que prenaient les événements, peu désireux de se retrouver pris dans une rixe sanglante. Gaël et ses compagnons se placèrent dos à la porte, prêts à affronter courageusement leurs redoutables adversaires.
-Colin ! Morgane ! Allez-y ! Nous ne pourrons pas les retenir bien longtemps !
Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois et pénétrâmes à l'intérieur de l'édifice. Presque aussitôt, une vague de nausée me saisit. Morgane serra les dents.
Je me trouvai soudain dans l'impossibilité de faire un pas de plus, tandis qu'au dehors Gaël et ses compagnons donnaient leur sang.
-Tu la sens ? grommela subitement Morgane. Sa présence.
-Quoi ?
-La Grande Malveillance Universelle. La pire de toutes. Celle qui ne se montre jamais et qui prend plaisir à regarder les hommes s'entre-tuer en son nom, depuis la nuit des temps. C'est elle la responsable de tout. Je l'appelle Gmu. Nous sommes ici chez elle et elle ne nous a pas invités à entrer.
Je sentis alors le poids énorme de cette entité, vieille de plusieurs millénaires, peser sur chacun de mes membres, cherchant à m'écraser comme une vulgaire fourmi.
- Tu veux la bagarre, Gmu ? Eh bien, c'est ce que nous allons voir ! hurla Morgane. J'en ai assez de toi, tu m'entends ! Je ne suis pas une de tes fidèles, et je ne le serai jamais ! Tu n'es qu'un vulgaire imposteur qui force les plus faibles à faire le mal, pour ton seul plaisir ! Laisse-nous passer, tu n'as aucune autorité sur moi ! Je suis le Vent de l'Est qui vient vous balayer, toi et tes marionnettes ! Je suis une Macrâle et tu ne peux rien contre moi !
Morgane avait parlé dans le vide et n'importe qui d'autre que moi aurait aisément pu la croire folle à lier. Or, il n'en était rien. Je sentais distinctement la présence de la chose invisible et redoutable qui nous entourait.
Nous étions deux orphelins évoluant hors des sentiers tracés par Gmu. Morgane portait en elle le pouvoir de l'entité élémentaire qui l'avait conçue. Moi, je vivais avec la malédiction du loup-garou héritée de mon père.
Nous n'étions pas des enfants de Gmu, et cela ne lui plaisait pas du tout de nous voir ainsi souiller sa demeure.
Du sang se mit à couler des murs, ruisselant sur le sol, montant à une vitesse alarmante, jusqu'à atteindre nos genoux.
-Arrête Gmu ! Ça ne marche pas, tes tours de bas étage ! Je n'ai pas peur, car je suis plus forte que toi. Tu es vieux, tu es usé, tu ne peux pas gagner contre moi!
L'illusion se dissipa aussi soudainement qu'elle était apparue.
-Pour la dernière fois, laisse nous passer ! Ton temps est révolu ! Il n'y a plus personne pour croire en toi, hormis quelques fous comme Gernot. Les anciennes croyances que tes serviteurs ont cherché à étouffer pendant des siècles sont de retour. Nous en sommes la preuve vivante ! Je suis une vraie Macrâle et je viens pour détruire ton serviteur! Laisse nous passer ou il t'en cuira !
Alors, venant de loin, de très loin, il me sembla entendre un grondement.
Gmu acceptait de se retirer. Mais nous n'avions pas remporté la victoire pour autant.
Le son qui était parvenu à nos oreilles résonnait comme un rire de défi.
Gmu nous laissait le champ libre, sachant probablement très bien ce qui nous attendait...
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Charivari aurait été un doux euphémisme pour décrire l'ambiance qui régnait dans la nef de la cathédrale Saint-Paul, cette nuit-là.
L'endroit avait été transformé en une gigantesque salle de banquet, où une foule de courtisans étaient attablés. Tous se goinfraient de mets peu ragoûtants, aux origines douteuses, riant et criant à tue-tête. Le vacarme était tel que personne ne remarqua notre arrivée.
Je parcouru rapidement l'assemblée du regard. En bout de table, l'énorme Ellie s'empiffrait, les doigts couverts de graisse, enfournant de grandes bouchées de viande avec une voracité sans borne.
Non loin de là, Saturnin était assis. Le Magnifique semblait triste et désemparé, une grande coupe de vin à moitié vide posée devant lui. Sa tête dodelinait, comme s'il avait du mal à rester éveillé. Il était ivre, à n'en pas douter.
En haut de la chaire de vérité, le Prince-Évêque Gernot observait tout d'un regard acéré.
En revanche, il n'y avait nulle trace ni d'Adalbert ni de Thomas.
Tout à coup, se tournant vers nous, le Prince-Évêque tapa dans les mains.
-Soyez les bienvenus, mes agneaux ! clama-t-il. Prenez donc place à notre modeste table! Nous n'attendions plus que vous pour véritablement passer au plat de résistance...
Lentement, en s'appuyant sur sa crosse d'or, Gernot descendit les marches. Tous les courtisans avaient à présent les yeux rivés sur nous. Leur expression gourmande ne me disait rien qui vaille.
-Nous savons que Thomas est ici. Relâchez-le immédiatement et vous sauverez peut-être votre vie, Prince-Évêque.
Le vieillard ricana à ses menaces.
-Voyez-vous cela ? Comme c'est charmant ! La sale petite sorcière se permet de pénétrer dans ce lieu sacré et de me menacer. Quel est votre verdict pour tant d'arrogance, chers sujets ?
-La mort, seigneur Gernot ! La mort ! répondit en chœur la lugubre assemblée.
Le Prince-Évêque, désormais à quelques centimètres de nous, nous dévisageait, amusé par la situation.
-Quel dommage que vous soyez du mauvais côté, chère Morgane. Jamais vous n'auriez dû trahir ma confiance ! Savoir que j'ai pris soin d'une enfant du Démon comme vous, quelle honte ! Mais vous avez du courage à revendre, sans aucun doute. Vous voir brûler sur le bûcher demain me sera cependant un spectacle tout à fait délectable.
-Vous ne comprenez pas, Gernot ? Il est trop tard. Vous ne brûlerez plus personne. C'est terminé. Les hommes de Robert le Mouillard arrivent et ils vont vous pendre haut et court. Il n'y a plus personne pour vous défendre. Votre seule chance de survie est de libérer Thomas. Alors peut-être demanderai-je à ce qu'on vous épargne.
Le Prince-Évêque s'esclaffa.
-Mais Dieu est avec moi, chère enfant ! Avec Lui à mes côtés, je suis invincible. Ce n'est pas une poignée de misérables voleurs qui va me faire peur ! Si tu comptais m'effrayer, et bien sache que c'est raté, petite péronnelle...
Morgane et Gernot commencèrent à se tourner autour, tels deux fauves en colère prêts à se déchiqueter à coups de griffes d'un instant à l'autre.
-Dieu ne vous sauvera pas. Il n'a jamais sauvé personne. Il ne sait que détruire et semer la zizanie. Pour la dernière fois, Ignace, faites ce que je vous demande ! C'est votre dernière chance de vous en tirer à bon compte.
Les yeux de Gernot se plisserent, furieux d'avoir ainsi été appelé par son prénom.
-Allons, allons. Puisque cette charmante enfant tient à tout prix à retrouver son petit copain, exauçons donc sa prière !
Ellie s'était levée afin de se placer derrière Gernot, qu'elle enlaça tendrement de ses bras larges comme des trumeaux. Son visage bouffi portait encore les traces des profondes balafres infligées par Monsieur Jojo. En dépit de son air badin, la vieille femme ne manqua pas de nous accorder à moi et à Monsieur Jojo un regard torve, plein de ressentiment.
-Nous allons fonder un nouveau Royaume de Belgique, le Prince-Évêque et moi. C'est la raison pour laquelle ce jour est si important pour nous. Cela méritait bien cette agréable petite sauterie n'est-ce pas ? Tous les représentants de notre nouvelle Belgique sont présents ce soir, dans cette cathédrale. Tous ont encore faim et ont hâte de poursuivre leur repas. Nous sommes ravis que vous vous soyez donné la peine de venir vous joindre à nous. Aussi, faites nous l'honneur de goûter, en premier, notre plat principal, que j'ai moi-même mitonné avec amour.
Un serviteur malingre, aux yeux vides s'avança, poussant devant lui un chariot sur lequel reposait un plat recouvert d'une épaisse cloche d'argent.
-Que préférez vous, les enfants ? L'aile ou la cuisse ?
A ces mots, le laquais souleva la cloche et mon estomac ne fit qu'un tour. Posée sur un assortiment de membres humains joliment empilés, reposait la tête de Thomas. On lui avait fourré du persil dans les oreilles, une pomme dans sa bouche grand béante, ses paupières maintenues ouvertes par des cure-dents, nous confrontant directement à ses yeux vides, voilés par la mort.
Le temps parut se suspendre. Je dus me retenir pour ne pas vomir, pétrifié par l'horreur.
Morgane, figée elle aussi, ne bougea pas d'un pouce, incapable de se détacher du regard mort de son ami. J'entendis le rire strident d'Ellie et de son abominable cour d'anthropophages.
Tout à coup, le sol se mit à trembler. Je crus, l'espace de quelques secondes, que les rats étaient de retour avant de m'apercevoir que l'épicentre du séisme n'était autre que Morgane elle-même.
Ellie et Gernot se lancèrent un regard incrédule.
Les pieds de Morgane quittèrent le sol tandis que, lentement, elle s'élevait dans les airs, les bras en croix.
-Vous allez payer ! Je vous jure que vous allez payer ! dit-elle à mi-voix, entre ses mâchoires serrées. Voici venir le Vent de l'Est qui vous emportera tous !
Ses longs cheveux gris portés par le souffle sauvage d'une violente rafale venue de nulle part lui donnaient l'air d'un oiseau au plumage cendré, prêt à fondre sur ses proies d'un instant à l'autre.
La grue cendrée venait de prendre son envol...
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