45. La rousse et Robert

D'un pas nonchalant, Adalbert s'avança dans la lumière.

La tête me tourna. Qu'est-ce que tout ceci pouvait bien signifier ? Ce n'était plus l'homme alcoolique et décrépit qui se tenait là, au cœur de cette sinistre prison mais bien un individu en pleine possession de ses moyens, bouffi d'arrogance, le regard brûlant de haine.

Contemplant Thomas en si piteux, état, il éclata d'un rire gras.

-Pauvre imbécile ! ricana-t-il. J'attendais ce moment depuis tellement longtemps ! Tu as toujours été un obstacle entre Morgane et moi. Il est temps de me débarrasser de toi une bonne fois pour toutes ! Emmenez-le à la cathédrale ! Ellie et Gernot l'attendent pour le repas de ce soir! Dommage que mon pantin, ce brave Lardinnois ait échoué à te supprimer, après la bataille de Spa. J'avais confiance en ses capacités, pourtant. Mais je t'avais sous-estimé, Thomas, je le reconnais.

Les gardes ramassèrent Thomas, exsangue, incapable de résister davantage et l'emmenèrent sans ménagement.

Maintenant sous la menace du canon de l'arme d'Adalbert, je ne pouvais que rester immobile, toujours incapable de comprendre ce qui se passait vraiment.

-Je lis la surprise dans tes yeux, mon petit ami ! Tu ne croyais quand même pas être le seul à pouvoir te faire obéir de quelques misérables rats ? Quelle touchante naïveté ! Apprendre le langage des bêtes fut l'une des premières choses que m'enseigna jadis mon maître. Malheureusement pour toi, cette brave Ellie est également pourvue de ce don. Il m'a suffi d'envoyer un simple rongeur l'avertir de ce que vous prépariez pour faire échouer votre minable plan ! Désolé de t'apprendre que les rats m'obéissent désormais au doigt et à l'œil. Je suis bien plus fort que toi à ce petit jeu, gamin. Navré de t'avoir chipé ton petit monopole...

Je ne parvenais pas à y croire! Ainsi, c'était bel et bien Adalbert le traître, le responsable de ce désastre ! Mais pourquoi avait-il fait une chose pareille ? Il avait été comme un second père pour moi. La révélation de sa fourberie acheva de saper le peu de forces qui me restaient.

Je revis soudainement la tentative d'assassinat dont Thomas avait l'objet au lendemain de la bataille de Spa. Je me rememorai Lardinnois, agonisant répétant sans cesse   "les yeux, les yeux, les yeux..."

Tout s'éclaira alors dans mon esprit. Je compris enfin à quel malfaisant personnage nous avions à faire et comment il nous avait embobinés, Morgane et moi.

-Morgane était à moi ! Je l'ai aimée dès le jour où je l'ai rencontrée ! Son destin était de me suivre avec le Cirque des Rêves. Elle serait devenue ma femme et nous aurions constitué un duo d'exception. Mais il a fallu que cet imbécile de Thomas vienne contrarier mes plans et ne l'emmène loin de moi. Ensuite, bien plus tard, alors que nous étions si heureux ensemble, dans cette maison au bord de la Meuse, c'est toi qui m'as trahi ! Tu me l'as volée ! Vous m'avez abandonné ! Jamais je ne vous le pardonnerai, tu m'entends !

Son regard brillait désormais de démence, animée par une jalousie maladive.

-Le Prince-Évêque Gernot est un vieil ami, même si notre relation ne fût pas toujours harmonieuse, je dois le reconnaître. Il avait bien des raisons de m'en vouloir. Afin de me faire pardonner, une fois revenu à Liège où j'étais certain de récupérer celle qui m'appartenait, je conclus un pacte avec lui. Je devais l'aider à piéger ceux qui conspiraient contre lui et en échange il me rendrait ce que j'étais venu chercher. Je voulais Morgane et personne d'autre. Mon plan était facile à exécuter. Il me suffirait de gagner la confiance de cet imbécile de Patte-Folle, peu à peu. Leurrer les gens, ce n'est pas la moindre de mes qualités.

Il émit un petit rire sarcastique.

-Mais il y avait autre chose que je souhaitais accomplir dans cette ville. Mon petit frère Saturnin s'y trouvait toujours, intouchable, auréolé de gloire. Il fallait à tout prix le faire tomber de son piédestal. Or, il ne manquait pas d'ennemis. Je savais quoi faire. Lors du Grand Effondrement, des ouvriers de l'ancienne fabrique d'armes de Herstal cachèrent d'importants stocks de fusils à des endroits divers. Témoin de certains de ces faits, je savais précisément où les trouver. Je n'eus alors aucune peine à convaincre une minable bande de femmes, soi-disant sorcières, de s'en emparer. Mon plan fonctionna au-delà de mes espérances car j'appris que Saturnin avait perdu plusieurs de ses chevaliers, que le Seigneur Fidanza avait perdu la vie, que Saturnin avait lui-même frôlé la mort et que son expédition s'était soldée par un fiasco total.

-Mais pourquoi en vouloir comme ça à Saturnin ? C'est votre frère après tout ! Pourquoi le détestez-vous à ce point ?

Ma question avait jailli spontanément de ma bouche. Adalbert prit tout son temps avant de me répondre.

-Si tu savais ce que j'ai fait pour mon frère ! Et ce que j'ai obtenu en retour ! Je n'ai pas hésité à conclure un pacte avec un démon afin qu'il lui sauve la vie. Mais, au fil des années, Saturnin devint peu à peu le chevalier que tous connaissent sous le surnom du Magnifique. Or, il n'a pas hésité à se servir de sa notoriété pour m'écraser, me rabaisser plus bas que terre ! Il ne m'a plus accordé la moindre attention ! Il m'a considéré comme quantité négligeable, comme un déchet indigne de son attention ! Il m'a comme planté une dague dans le dos ! Si tu savais comme je le hais. C'est également à cause de lui si le Cirque des Rêves a été réduit en cendres durant la bataille de Spa ! L'œuvre de ma vie ! C'en était trop ! Il fallait que je lui donne une bonne leçon !

Les pupilles d'Adalbert se dilatèrent démesurément.

-Tous connaissent et adulent le nom de Saturnin. Mais un jour, ils trembleront et s'agenouilleront devant son frère, Adalbert le Magicien !

Je devais agir ! Fuir au plus vite ! Mais pouvais-je abandonner Morgane aux mains de ce monstre ? Je voulus bondir pour tenter quelque chose mais le regard magnétique d'Adalbert me cloua sur place. Mes jambes se dérobèrent. Je tombai, paralysé, privé de toute volonté.

Les yeux, les yeux, les yeux...

-Tu vois bien, petit crétin ! Que croyais-tu pouvoir faire contre mon pouvoir, contre Adalbert le Magicien ? L'élève de William Mandrake en personne, le plus grand hypnotiseur de son temps...

-Jonathan...c'était vous, murmura Morgane, faiblement.

Adalbert étouffa un petit rire mauvais.

-Exact. Jonathan... tel était mon nom, autrefois. Voici bien longtemps que je l'ai abandonné pour devenir Adalbert Föz.

Il éclata d'un ricanement hystérique.

-Mandrake m'a tout appris de son art. Comme lui, je peux plier les esprits faibles à ma volonté, si tel est mon désir. Jusqu'ici, je répugnais à utiliser ces techniques contre de vulgaires enfants comme vous. Je pensais que ce n'était pas nécessaire, que vous m'étiez déjà soumis. Je me suis trompé, je l'avoue. J'ai été trop généreux avec vous, petites crapules. Il faut croire que je deviens trop gentil en vieillissant. 

Je me sentis frémir de la tête aux pieds.

-Mandrake, lui, ne s'est pourtant jamais privé d'utiliser ses pouvoirs sur moi afin que je lui obéisse au doigt et à l'oeil . Le jour où j'ai compris que j'avais dépassé mon propre maître et que j'étais en mesure de lui résister, j'ai décidé de voler de mes propres ailes. Il ne l'a pas supporté et il m'a fait subir des choses innommables qu'aucun enfant ne devrait jamais connaître !

Les lèvres du géant se retroussèrent en un rictus méprisant.

-C'est ma propre souffrance qui a créé la Malveillance de la rue Dony. J'ai commencé par lui jeter en pâture Mandrake, pour qu'il expie son crime. Ensuite, je l'ai nourrie d'âmes innocentes. De beaucoup d'âmes. La Malveillance et moi sommes devenus très proches. Elle a toujours été une confidente, une vraie mère pour moi. Le destin a cependant voulu que ce soit mon infâme frère qui lui fasse autant de mal.

Il cracha au sol.

-Mais on ne détruit jamais entièrement une Malveillance. Elle est toujours avec moi. Elle guide chacune de mes actions. En ce moment même, elle me dicte que faire de vous. Elle a toujours de bonnes idées, ça oui. Elle voit par mes yeux. Je suis l'instrument de sa volonté et elle crie désormais vengeance depuis les ténèbres.

Aussi facilement qu'un sac de plumes, Adalbert me souleva et me jeta tête la première dans une cellule minuscule dont il verrouilla la porte à double tour.

-C'est dommage, mon cher Colin. Au fond, je t'aimais bien, tu sais. Mais je comprends maintenant que toi aussi tu désirais Morgane. Elle est à moi et seulement à moi ! Personne ne viendra me la reprendre ! J'en suis navré, mais je ne peux plus rien faire pour toi. Dès demain, tu deviendras la victime expiatoire de Gernot. Après tes exploits de tout à l'heure, il risque de vouloir s'amuser un peu avec toi. Il a toujours aimé faire souffrir les autres, ce brave Ignace. Après tout, je n'ai pas eu besoin de beaucoup insister pour qu'il torture et exécute le vieux Mandrake à ma place. Enfin, tu verras bien ce qui va t'arriver ! Ce sera un peu la surprise du chef !

Je n'osai pas imaginer ce qui m'attendait en effet. Je déglutis avec peine.

-Adieu, gamin ! J'ai encore beaucoup à faire aujourd'hui. En premier lieu, je compte bien profiter de cet instant privilégié, en compagnie de ma petite femme adorée que je viens à peine de retrouver. Mais rassure-toi. Demain, tu seras mort, tandis que moi, je serai loin, avec ma tendre épouse. En attendant, tu pourras faire la connaissance de cette foutue féministe dont tu partages désormais la cellule. Peut-être que sa propagande te fera exploser la tête avant demain matin. C'est tout ce que je te souhaite, hahaha! 

Il eut un rire sinistre qui me glaça jusqu'aux tréfonds de l'âme. A travers le judas, je vis l'immonde personnage s'éloigner, soulevant Morgane, tétanisée, dans ses bras puissants. Elle ne semblait pas réaliser ce qui se passait autour d'elle. Adalbert l'avait à nouveau hypnotisée, afin de la rendre plus docile, prévoyant sans doute de lui faire subir on ne savait quelle abomination. Devant l'horreur de la situation, je sentis les forces me revenir. Mon premier réflexe fut de m'élancer contre la porte, ce qui n'eut pour seul résultat que de me meurtrir l'épaule.

Monsieur Jojo avait disparu. Il avait certainement pris la poudre d'escampette, ce dont je ne pouvais lui en tenir rigueur. J'étais seul, prisonnier, incapable de faire quoi que ce soit pour épargner à Morgane le triste sort qui l'attendait. Alors, je me mis à pleurer à chaudes larmes, hurlant ma rage et ma frustration.

-Eh, oh ! Doucement, là ! Il y en a qui aimeraient bien faire la sieste ici...

Une silhouette, allongée sur un simple grabat de bois au fond de la cellule, commença à s'agiter dans la pénombre.

-Ça, par exemple ! Mais c'est la Bête de Berinzenne en personne ! Quel heureux hasard !

Je sursautai, interloqué par le sobriquet qui venait de m'être attribué. Comment cet inconnu pouvait-il savoir qui j'étais? Une femme rousse, au corps svelte et gracieux se releva, étirant ses membres avec paresse.

-Bienvenue en cette villégiature, mon garçon ! me lança-t-elle, avec un brin d'ironie.

La beauté de cette créature était stupéfiante, et son regard au moins aussi troublant que celui d'Adalbert.

-J'ai vu et entendu tout ce qui t'était arrivé. Mais, crois-moi, cette ordure ne perd rien pour attendre. L'heure de la vengeance sonnera bientôt. Nous lui règlerons son compte le moment venu.

Il me sembla entendre Morgane hurler, supplier, non loin de là. Je cognai à nouveau l'épaisse porte de fer, avec rage, avec le même douloureux résultat.

-Cette porte est solide, tu ne pourras jamais l'enfoncer, mon garçon. D'autres s'y sont rompus les os bien avant toi. Aie donc encore un peu de patience, et tu verras, tout finira par s'arranger.

Elle en avait des bonnes, celle-là ! S'arranger ? Mais comment diable voulait-elle que les choses s'arrangent ?

-Le Prince-Évêque est actuellement aux prises avec une émeute dont il a largement sous-estimé l'ampleur. Il s'écoulera encore beaucoup de temps avant que Saturnin ne soit en mesure de la juguler définitivement. Il serait dommage que la bande du Mouillard ne se décide à attaquer à ce moment précis, n'est-ce pas ?

Je reculai prudemment, effrayé par cette femme étrange.

-Mais qui êtes-vous donc ?

Elle sourit avec malice.

-Quelqu'un qui connaît très bien Robert le Mouillard. Certains me connaissent sous le nom de Comtesse Esclarmonde. Et je peux te dire avec certitude que le Mouillard et t ses hommes comptent bien attaquer cette ville aujourd'hui même, dès le coucher du soleil.

-Vous faites partie de la bande du Mouillard ? Pourquoi êtes-vous ici ?

-Tu es pourtant venu ici avec Thomas. Il ne t'a donc pas parlé de moi ?

Je secouai la tête.

-Ça ne m'étonne pas. J'aime beaucoup ce garçon, malgré ses choix parfois discutables. Mais il est comme les autres hommes, après tout. Il ne voit que ce qu'il veut bien voir. Pourquoi se serait-il soucié d'une simple femme, préposée aux basses tâches de cuisine de la communauté ? Sais-tu pourquoi, mon garçon, la bande ne s'est pas disloquée après la mort du Mouillard ?

-Par respect envers le défunt ? Par loyauté ? tentai-je.

-Tout faux. Si l'unité a perduré, c'est tout simplement parce que le Mouillard n'était pas mort. Pas mort du tout, même.

-Mais il a été pendu place Saint-Lambert ! Des centaines de gens peuvent en témoigner !

-Et qu'est-ce qui pourrait prouver indiscutablement que c'est bel et bien Robert le Mouillard qui a péri ce jour-là ? Pauvre Sven ! Il aura joué son rôle à la perfection, jusqu'au bout !

-Vous voulez dire que..

-Oui. Sven avait pour consigne, si jamais il venait à être capturé, de se faire passer pour Robert le Mouillard. Cette ruse fut une grande réussite. Personne, après tout, n'a jamais pu mettre un visage sur le véritable Robert. Pour quelle raison, à ton avis ?

-Parce qu'il se cache, qu'il n'apparaît jamais au grand jour ?

-Encore raté ! Si la véritable identité du Mouillard est demeurée si longtemps secrète, c'est parce qu'il ne correspond pas vraiment à l'image qu'on pourrait attendre d'un meneur, d'un bandit de grand chemin.

-Alors, où est-il en ce moment ?

-Oh, il n'est pas loin ! Il s'est laissé arrêter avec plusieurs de ses compagnons, en se faisant passer pour de simples vagabonds, inoffensifs. Tous ont été enfermés en ces murs. Ils n'attendent maintenant plus que son signal pour forcer les barreaux de leur cage. Dans quelques heures à peine, ce pauvre Prince-Évêque devra faire face à une attaque venue de l'extérieur, comme des murs de sa propre citadelle.

Elle se mit alors à faire des exercices de gymnastique, comme si elle cherchait à se mettre en forme avant une dure épreuve physique.

-Et vous ? Vous allez prendre part au combat ? Mais vous êtes...

-Une femme ? Mais, dis-le donc, sale petit phallocrate ! Et comment, Armand, que je vais prendre part à la bataille ! C'est même moi qui vais la mener. D'ailleurs, qu'est-ce qui te permet de me mégenrer ainsi en affirmant que je suis une femme ?

Je la regardai avec des yeux ronds comme des soucoupes, ne saisissant toujours pas où elle voulait en venir.

-Tu es décidément bien lent à la détente, petit. Après tout, je crois que je ne risque pas beaucoup à te dire franchement les choses. Certes, on m'appelle parfois la comtesse Esclarmonde. Toutefois ce n'est qu'un nom d'emprunt, un déguisement, une ruse destinée à flatter les sentiments masculins et à leur soutirer des informations. Mais je possède beaucoup d'autres identités, encore. Par exemple, il m'a suffi de me faire passer pour une dangereuse suffragette afin que les soldats du Prince-Evêque m'arrêtent et me bouclent dans cette cellule. Ils espèrent me faire peur, voire me torturer comme ils l'entendent. Mais ils ne savent pas à qui ils ont affaire. Ils pourraient très bientôt avoir une fort mauvaise surprise. Oui, le vrai, le seul, l'authentique Robert le Mouillard, c'est bien moi.

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