39. Errare humanum est

Seule, j'étais de retour sur la route blanche, au carrefour de la vie et de la mort. Pourtant, il me semblait ne plus reconnaître les lieux. Noyée sous un ciel de plomb et balayée par un vent glacial, jamais la grande plaine herbeuse ne m'avait parue si sinistre. Mais ce lugubre panorama n'était rien à côté de la désagréable sensation d'être épiée. Parmi les volutes de nuages grandissait l'assurance que quelqu'un- ou quelque chose- m'observait.

Jusqu'à ce que vienne la délivrance.

Le réveil.

Le retour à la réalité.

Enfin !

L'atmosphère glaciale et lugubre de la route blanche contrastait avec la douce chaleur qui me baignait, maintenant que j'étais bel et bien réveillée et de retour dans le monde réel. Il me tardait de retrouver l'air libre, incommodée par l'odeur rance qui imprégnait les lieux. Une fois dehors, je jetai un coup d'œil derrière moi. L'Oasis indiquait un vieux panneau de bois grossièrement peint fixé au-dessus de la porte.

-Alors, bien dormi ?

Un homme vautré sur une chaise au beau milieu de la cour me tournait le dos. Il ne me fallut que peu de temps pour reconnaître l'abbé Talmont en train de se prélasser au soleil, l'air parfaitement détendu.

Lui affirmer que j'avais bien dormi se serait révélé absolument faux. Je ne répondis donc pas directement à sa question.

-Ça fait combien de temps ? Je veux dire, combien de temps que je suis endormie ?

-Trois jours et trois nuits. Tu as eu de la chance. La balle n'a fait que t'effleurer les côtes. Sans l'intervention de Sarah, tu ne serais probablement plus de ce monde.

Une brusque réminiscence de ces instants fatidiques me revint. Je revis Sarah s'interposer sur la trajectoire du projectile afin de me sauver la vie. Pourquoi avait-elle fait ça, elle qui tant me détestait ? L'abbé Talmont se leva, faisant craquer toutes ses articulations.

-Quelle bataille terrible ! Tant de morts. Quel gâchis !

Le prêtre se signa. Qui était-il vraiment, ce petit homme grassouillet ? S'il était vraiment un homme de Dieu, comme il le prétendait, pourquoi avait-il pris le risque de défendre des Macrâles ? Quel intérêt avait-il pu y trouver ? Quelles étaient ces véritables intentions ? La méfiance était de mise.

-Ce pauvre Saturnin a eu nettement moins de chance que toi, cependant. Son armure a limité l'impact du tir mais la blessure était très sévère. Nous avons dû l'opérer en urgence afin de retirer la balle de son poumon. Il va mieux mais il s'écoulera encore beaucoup de temps avant qu'il ne soit de nouveau en état de se battre.

-Vous l'avez sauvé ? grimaçai-je, incrédule. Ce n'était pas votre ennemi ?

-Personne n'est mon ennemi, sache-le bien petite. Et aucun homme ne mériterait de mourir ainsi, quelles que soient ses actions passées. Jamais !

L'abbé Talmont se mit à faire les cent pas, les bras croisés dans le dos, comme un professeur faisant la leçon à sa classe. Mais où diable voulait-il en venir ?

-Il y a quelques semaines de cela, un groupe de femmes est venu interrompre mon sermon du dimanche, à la paroisse de Hannut. Elles semblaient désespérées. Elles me disaient avoir fui Liège et les persécutions de l'Inquisiteur. Elles réclamaient asile et assistance. J'ai fait ce qu'aurait fait tout bon Chrétien. Je les ai hébergées et je les ai nourries.

-Vous détestez donc l'Inquisiteur tant que ça ?

L'homme parut s'agacer quelque peu.

-Je ne le déteste pas, mais j'exècre la façon qu'il a d'utiliser sa foi pour justifier l'injustifiable. Un homme de Dieu devrait être au service de tous et pas uniquement l'esclave de sa propre ambition. J'ai donc pris sur moi de cacher ces femmes tout le temps qu'il faudrait même si je n'ignorais pas leurs liens avec la sorcellerie. Je savais aussi que, tôt ou tard, les hommes de Pangelpique ne tarderaient pas à retrouver leur trace et qu'il faudrait alors trouver une autre solution pour mettre ces malheureuses à l'abri. Je craignais que certains Hannutois ne nous trahissent et n'en viennent à prévenir l'Inquisiteur. Je n'avais pas tort, malheureusement. Dès que je l'ai pu, j'ai fait évacuer la troupe vers ce village oublié de Dieu. Hélas ! Rien ne s'est passé comme prévu, en dépit de mes efforts dérisoires pour gagner du temps.

Il soupira tristement, avant de reprendre.

-Mais il y a cependant une chose que je ne peux pas expliquer... et qui m'inquiète au plus haut point.

Je ne me sentais pas encore bien, et étais peu encline à poursuivre la conversation avec ce curieux abbé. Toutefois, sa dernière phrase me mit la puce à l'oreille.

-Quelle chose ?

-Ces armes. Elles les avaient bien sûr avec elles lorsqu'elles sont arrivées à Hannut, ce qui n'a pas manqué d'éveiller les soupçons.

L'abbé Talmont tira son propre pistolet de sa ceinture et le fit jouer négligemment entre ses doigts.

-Depuis le Grand Effondrement, les armes telles que celle-ci sont devenues rares. Celles encore en état de fonctionner s'échangent à prix d'or et en toute discrétion. Celui ou celle qui a armé ainsi Sarah et ses Sœurs devait avoir une sacrée bonne raison de le faire.

Mes pensées tournaient à toute vitesse.

-Elles les ont peut-être...

-Trouvées ? Je ne crois pas. J'ai interrogé Sarah mais elle n'a pas voulu me répondre franchement. Elle m'a simplement affirmé qu'un inconnu l'avait abordée un beau soir et lui avait révélé l'emplacement où elle trouverait cet arsenal. Plus curieux encore, il n'aurait rien exigé en échange de ce trésor.

-Un sympathisant de leur cause, tout simplement ?

-C'est possible mais je n'en suis pas certain tout. Je crois en Dieu mais pas au Père Noël.

Il rit doucement.

-Oh, j'ai bien peur que les intentions de ce mystérieux mécène ne soient pas uniquement guidées par la simple bonté d'âme. Mais qu'importe! Le mal est déjà fait. Nous ne pouvons rendre la vie à ceux qui l'ont perdue.

Cette fois, mon sang ne fit qu'un tour.

-Et que se serait-il passé si les Macrâles n'avaient pas été armées ? Vous voulez la vérité ? Elles seraient en route vers Liège pour être torturées et brûlées vives ! Alors, tant mieux si quelqu'un leur a mis des armes dans les mains ! Ce n'était que justice !

Ma blessure me faisait encore atrocement souffrir, mais j'étais dans l'incapacité de contenir ma colère envers cet homme que je ne connaissais pourtant qu'à peine. Contre toute attente, ce dernier demeura d'un calme olympien.

-Suis-moi ! Je vais te montrer quelque chose...

Il se leva, me faisant signe de l'accompagner en direction du petit bâtiment qui se dressait de l'autre côté de la cour. L'odeur était insoutenable, je n'allais pas tarder à comprendre pourquoi.

Dans l'unique pièce de la bâtisse s'alignaient plusieurs silhouettes recouvertes chacune d'un drap blanc. L'abbé Talmont en souleva délicatement un, révélant les traits fracassés d'un jeune homme, à peine sorti de l'enfance.

-Le Seigneur Fidanza était le bras droit du Saint-Père en personne. Certains affirment qu'il était peut-être bien plus que cela...mais ce ne sont que des rumeurs. En tout cas, ce qui est certain, c'est que chacun des exécuteurs qui accompagnaient Fidanza dans tous ses déplacements avait fait vœu de célibat et de se consacrer corps et âme à sa mission divine.

Les vêtements rouges qu'arborait le défunt ne trompaient pas sur son identité.

-Ce garçon ne devait pas être beaucoup plus âgé que toi. Or, que sais-tu de lui ? Que sais-tu des raisons qui l'ont poussé à suivre cette voie ? Avait-il seulement le choix ?

Je méditai un instant sur les arguments de l'abbé, sans pour autant oublier que c'était bel et bien ce même individu qui avait tué Sarah et avait manqué de justesse de m'emporter avec elle.

-La mort de Fidanza et de son serviteur ne tardera pas à remonter jusqu'aux oreilles du Pape en personne. Ce sera un coup très dur pour Pangelpique. Mais ce sera pourtant à Saturnin d'en assumer l'entière responsabilité. Pour la première fois, le soleil de Saturnin le Magnifique semble s'être voilé de nuages.

Si l'abbé disait vrai, les conséquences du trépas de Fidanza ne manqueraient pas de se montrer terribles. Mue par une inspiration soudaine, je soulevai le linceul qui recouvrait l'individu qui reposait à droite du jeune homme. Je découvris alors les traits de Lorenzo Fidanza, crispés dans une attitude de souffrance absolue, ses yeux grands ouverts, fixés sur le vide. Je n'en fus aucunement émue, bien au contraire.

-Et Ajar ? Comment va-t-elle ?

A ma grande honte, je n'avais plus pensé un seul instant à la petite fille alors que son intervention s'était avérée salutaire et qu'un tas de questions à son sujet m'assaillaient soudain.

-Elle s'en remettra ! Ne te fais pas de souci pour elle, cette enfant est plus solide qu'elle n'y paraît. Mais elle a déployé une telle énergie qu'elle aurait pu mourir. Je n'avais jamais rien vu de pareil, de toute ma vie...

Sa prodigieuse démonstration de force m'avait épatée.

-Est-ce que vous le saviez ?

L'abbé eut un sourire malicieux.

-Non ! Sarah en savait manifestement beaucoup plus que moi. Elle m'avait confié que, selon elle, la force des balles n'était rien à côté de celle de cette petite fille. Je n'avais alors pas compris ce qu'elle entendait par-là. Jusqu'à ce que je vois de mes propres yeux ce qu'il en était vraiment...

Pour la première fois, l'abbé Talmont parut troublé.

-N'importe quel autre homme de Dieu aurait fait le nécessaire pour faire disparaître une telle enfant du Démon. Pourtant, je sens au fond de moi, confusément, qu'il est de mon devoir de lui accorder assistance, à elle et à ses Sœurs.

-Qu'allez-vous faire, alors ?

-Tout d'abord, offrir une sépulture chrétienne à tous les morts de la bataille de Racour. Nous aviserons ensuite .

Tout à coup, la porte de cette morgue improvisée s'ouvrit à la volée, laissant entrer Gaël, rouge d'excitation.

-Excusez-moi, mais Saturnin vient de se réveiller ! Il veut déjà se mettre debout et on n'est pas assez nombreux pour l'en empêcher.

Le jeune chevalier remarqua alors ma présence.

-Ah ! Tu t'es aussi remise sur pied ? Cool ! s'exclama-t-il, sincèrement ravi.

Puis, il fit demi-tour et sortit aussi vite qu'il était entré. L'abbé Talmont soupira.

-Et bien, allons voir. Nous allons avoir fort à faire pour maîtriser cet animal enragé de Saturnin...

Saturnin avait été alité dans la petite maison qui jouxtait la morgue. Comme c'était à prévoir, il ne fallut pas moins de Gaël, de l'abbé Talmont et de trois Macrâles pour parvenir à maîtriser le géant et à le convaincre de garder encore un peu le lit.

-Estimez vous heureux d'être encore en vie, chevalier ! Beaucoup seraient déjà passés de vie à trépas pour des blessures moins graves que la vôtre. Alors, si vous voulez respecter le travail de ceux et celles qui se sont battus comme de beaux diables pour vous tirer d'affaire, je vous en prie, restez calme, le sermonna l'abbé Talmont d'une voix autoritaire.

Le fougueux chevalier s'apaisa alors, comprenant sans doute que le prêtre avait raison. Un malaise perceptible s'installa alors entre les deux hommes.

-Sauvé par des sorcières, marmonna Saturnin en reposant sa tête sur l'oreiller. Quelle infamie...

-Vous vous trompez, chevalier. Il n'y a rien d'infamant à devoir la vie à de braves femmes comme celles-ci.

Saturnin fixa l'abbé d'une façon peu amène.

-Vous...vous êtes un traître, râla-t-il.

-Un traître à la cause meurtrière de l'Inquisiteur Pangelpique, certainement, oui. Je ne peux pas le nier. Pourtant, c'est moi qui ai ordonné que vous soyez épargné et bien soigné. Sans quoi, à l'heure qu'il est, votre cadavre pourrirait certainement au beau milieu d'un champ.

Gaël, qui se dandinait d'un pied à l'autre, se contenta d'approuver silencieusement les paroles de l'abbé.

-Ne vous est-il jamais venu à l'esprit que vous serviez une mauvaise cause, Saturnin ? Il n'y a aucune honte, même pour un chevalier, à se tromper de chemin. Errare humanum est, perseverare diabolicum, n'est-il pas ?

Saturnin ferma les yeux, probablement endormi. Une fois revenu dans la cour, l'abbé Talmont dit :

-C'est un sacré dilemme qui va se poser à Saturnin, désormais.

Constatant l'incompréhension de Gaël, l'abbé enchaîna.

-Tôt ou tard, il faudra qu'il prenne une décision. Revenir à Liège et admettre son échec, ou enfin reconnaître que, toutes ces années durant, il a servi le mauvais maître et changer d'allégeance ?

Gaël se rembrunit.

-La réponse tombe sous le sens. Jamais rien ne le fera dévier de sa trajectoire. Il continuera à servir Pangelpique, jusqu'à son dernier souffle, quoi qu'il advienne.

-Voilà qui est fort dommageable. Si ce que tu dis est vrai, il faudra malheureusement le tuer avant qu'il ne soit rétabli et s'en prenne à nouveau à des innocentes. Et toi, mon garçon, de quel côté es-tu ?

Gaël, sursauta.

-Je ne suis d'aucun côté. La chevalerie, je m'en fous. Je n'y suis entré que pour...euh, enfin, vous voyez quoi.

Les joues de Gaël avaient rosi subitement.

-Va au bout de ta pensée, il n'y a rien de mal à ça, mon fils, plaisanta l'abbé Talmont.

-Je suis entré en chevalerie uniquement pour les gonzesses. Ça les attire, c'est tout ! Je veux juste ken de la meuf en fait.

Je me retins d'éclater de rire, de crainte d'irrémédiablement le vexer. L'abbé, lui, n'émit aucun commentaire.

-Nous verrons ce qu'il conviendra de faire une fois le moment venu. Mais ayons confiance en l'avenir et prions pour que le temps des larmes et du sang soit derrière nous.

Comme j'aurais voulu, à cet instant, partager l'optimisme de l'abbé Talmont...

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