38. La bataille de Racour
A chaque instant, la respiration des chevaux se faisait plus haletante, leurs naseaux dilatés, leurs flancs couverts de sueur. Cependant, même poussées au-delà de leurs limites, nos montures se montraient bien incapables de suivre le puissant engin motorisé de l'abbé Talmont. Il serait à Racour bien avant nous, voilà qui ne faisait pas l'ombre d'un doute. Cela serait-il suffisant pour permettre à Sarah et à ses Soeurs de fuir loin de ces hommes qui leur voulaient tant de mal ?
Les kilomètres défilaient à toute allure sous les sabots des chevaux mais sans que nous parvînmes à apercevoir le moindre signe de l'abbé Talmont et de sa bagnole à deux roues. J'appris rapidement que la route rectiligne que nous suivions conduisait droit à la ville de Tirlemont, de l'autre côté de l'ancienne frontière linguistique, là où vivaient encore quelques communautés de primitifs flamands. Tout contact, ou presque, ayant été perdu avec les Flamands après le Grand Effondrement, on ignorait presque tout de leur façon de vivre. Peu nombreux étaient ceux qui avaient osé mettre le pied en terre de Flandres. Quant à ceux qui en étaient revenus, ils se comptaient sur les doigts d'une main. Voilà ce que je savais. Or la proximité de Racour avec la frontière flamande n'était pas pour me rassurer.
-Halte ! ordonna Fidanza.
Nous nous arrêtâmes en découvrant, couché sur le bas-côté de la route, l'engin de l'abbé Talmont. Son propriétaire s'était cependant envolé. Je lus distinctement le mot Yamaha gravé sur le flanc de la machine, perdant à grands flots un liquide ressemblant à de l'huile.
-Où est-il passé, ce misérable ? grogna Balthazar.
Saturnin pointa des traces de sabots quittant la route pour s'enfoncer dans la boue des champs.
-On dirait que notre homme a trouvé du secours à point nommé. Que porca ! jura-t-il en italien
-Alors, nous n'avons pas un instant à perdre ! Yaah !
Fidanza éperonna sa monture qui partit au galop sur les traces du fuyard, bientôt suivi par le reste de la troupe.
Au bout d'un temps incertain, nous ne tardâmes pas à apercevoir la tour de l'église d'un village à l'horizon. Instinctivement, je sus que nous étions presque arrivés à destination et que les minutes à venir allaient s'avérer déterminantes.
-Aïe !
Je feignis un cri de douleur en chutant mollement dans la boue. Fidanza se retourna pour me fusiller du regard.
-Debout ! Nous n'avons pas le temps pour ça !
-Je crois que je me suis foulé la cheville ! Aïe !
Je me remis debout avant de choir une nouvelle fois dans la boue, ravie de ce simulacre. Fidanza grimaça.
-Tant pis. Il faut continuer à tout prix. Balthazar, restez ici et chargez-vous d'elle, je vous prie... et faites le nécessaire.
Mes cheveux se dressèrent sur ma nuque. Balthazar sourit de toutes ses dents.
-A vos ordres, Seigneur Fidanza.
La troupe repartit au galop en direction du village, me laissant seule à seule face à mon plus mortel ennemi. Aussitôt les cavaliers à une distance respectable, Balthazar, perché sur son propre étalon ne tarda pas à faire glisser son épée hors du fourreau. Celle-là même qui avait égorgé mon père, il y avait si longtemps de cela.
-Si tu savais comme j'ai attendu ce moment, petite. Mais je crois que désormais, nous arrivons au bout du chemin, toi et moi.
Je refusai de bouger d'un cil, ni même de baisser la tête et encore moins d'implorer sa pitié. D'ailleurs, à quoi cela aurait-il servi ? Jamais je ne lui aurais accordé ce plaisir.
-Plus personne ne viendra à ton secours cette fois. Et encore moins cette petite ordure, ce traître de Thomas. Fais tes prières, car je vais t'envoyer le rejoindre en enfer !
-Thomas n'est pas mort. Vous le savez aussi bien que moi !
Ma voix avait retenti avec force et conviction. Balthazar plissa ses yeux chafouins.
-Tu portes ce misérable en bien trop haute estime. Sache que je l'ai traqué sans relâche depuis ce jour où il a trahi l'Inquisiteur pour sauver la vie d'une sale petite sorcière. Je sais ce qu'il a fait! Peut-être tiens-tu à le savoir avant que je ne t'envoie chez Satan ?
-Dites-le, dis-je lentement, avec détachement.
-Il a rejoint la bande de Robert le Mouillard. Il est devenu un minable bandit de grand chemin, un voleur de poules, un violeur de femmes.
Cette information me terrassa. Je ne pouvais y croire !
-C'est le Mouillard lui-même qui me l'a avoué lorsque nous l'avons interrogé à la prison Saint-Léonard. Et sais-tu quel est le pire dans cette histoire ? Ton cher Thomas a essayé de doubler ses frères brigands en s'emparant d'une part de butin qui ne lui revenait pas. Ils l'ont pendu à un arbre. Les pies et les corbeaux lui ont crevé les yeux et arraché la barbe et les sourcils.
-Vous mentez ! articulai-je, la mâchoire crispée, les poings serrés.
-Tu refuses donc de voir la vérité en face ? Ce jour-là, tu as eu la vie sauve uniquement grâce à l'entremise d'un salaud qui ne pensait qu'à lui. Tôt ou tard, il aurait fait de toi sa putain et t'aurait abandonnée comme un déchet sitôt qu'il s'en serait lassé. Tu aurais dû accepter ton destin plutôt que de suivre ce fils de truie dans sa folie !
Je ne pus contenir plus longtemps la démangeaison qui courait à nouveau dans les doigts. Je me ruai sur Balthazar, dans la ferme intention de déchaîner mon pouvoir contre lui. Le sort qu'avait subi Ricardo ne serait rien en comparaison de ce qui l'attendait ! Je devais lui bondir au visage et le transformer en un amas de bubons purulents mais à peine eus-je fait un pas qu'un violent coup de bottes m'envoya dinguer à plusieurs mètres en arrière.
-Pas de ça, sorcière ! Je sais ce que tu as fait à ce pauvre Ricardo et je ne te laisserai pas recommencer !
A travers la boue qui me couvrait les yeux, j'entrevis Balthazar descendre de sa monture, son arme serrée dans son poing, prêt à frapper.
-Remets bien mon bonjour à l'autre fils de chien !
Résignée, prête à accueillir la mort, je fermai les paupières, attendant l'inévitable morsure de l'acier qui me transpercerait d'un instant à l'autre. Rien ne vint cependant. Je me risquai à ouvrir un œil. Balthazar se tenait toujours, debout, immobile, les yeux fixes et la mâchoire pendante d'où sortait un filet de sang. Enfin, il tomba à genoux puis face contre terre, le nez dans la boue, raide mort. Derrière lui, se tenait Gaël, essuyant sa lame dégoûtante de sang d'un air négligeant.
-Euuh...pas très chevaleresque cette manière de frapper un adversaire dans le dos, bredouillai-je, sous le choc.
-Une vie était en jeu. Et puis il a insulté Thomas. Je ne pouvais pas lui pardonner. Je crois que ça méritait bien une petite entorse aux règles de la chevalerie, quoi qu'en pense Saturnin. Enfin, tu ne lui diras rien, hein ?
Il rengaina sa lame, ne daignant même pas jeter un regard au corps de l'homme qu'il venait d'occire.
-Tu pourrais au moins me remercier ! J'ai senti tout de suite que quelque chose clochait. Les autres n'ont même pas fait attention à moi quand j'ai fait demi-tour. En tout cas, je suis arrivé à temps, on dirait. Allez, grimpe ! Ils ont déjà dû atteindre le village maintenant, on n'a plus beaucoup de temps !
-Euh, merci ! bafouillai-je. Mais tu comptes participer à cette chasse aux sorcières ?
Gaël leva un sourcil, surpris par ma question.
-Bien sûr que oui, puisque ce sont les ordres de l'Inquisiteur ! Ses instructions ont toujours été très claires : te protéger à tout prix et ramener les sorcières vivantes jusqu'à Liège. Tu ne croyais quand même pas que j'allais te laisser ici ? Que se passerait-il si une bande de Flamands en maraude venait à passer par là ?
D'une poigne ferme, il me souleva pour me déposer en croupe.
-Allons-y ! La bataille de Racour va bientôt commencer et je ne voudrais rater ça pour rien au monde. En avant ! A la guerre !
Le destrier repartit en direction du clocher de l'église. Le son du tocsin, porté par le vent, parvint à mes oreilles. Il ne laissait présager rien de bon. Pendant le temps que dura notre chevauchée, je songeai à ce que m'avait dit Balthazar au sujet de Thomas. Etait-il possible qu'il ait pu finir pendu comme un vulgaire coupe-jarret ? Rapidement, le fil de mes pensées fut interrompu par la suite des événements.
Lorsque nous y pénétrâmes enfin, le village de Racour était en proie à une grande effervescence, ce qui n'avait, mille fois hélas, rien de surprenant. Aux fenêtres des maisons, on pouvait surprendre des visages anxieux, d'hommes et de femmes, lesquels se signaient ou marmonnaient ce qui ressemblait à de silencieuses prières. Tous les regards convergeaient cependant vers un point : devant la porte close de l'église, Fidanza, accompagné de Saturnin et du reste de la troupe, tambourinait avec rage.
-Ouvrez ! Ouvrez donc ! Nous attendrons le temps qu'il faudra. Si vous ne voulez pas venir à nous, peut-être devrons-nous vous en convaincre autrement !
Fidanza n'obtint aucune réponse à ses menaces. Or, ce n'était pas des paroles en l'air. Mieux valait ne pas imaginer de quoi il serait capable dans ces circonstances, surtout lorsqu'il apprendrait la mort de Balthazar. Comme s'il lisait dans mes pensées, Gaël hocha la tête d'un air qui se voulait rassurant. Au terme d'un long silence, la patience de Fidanza parut toucher à son terme. D'un geste agacé, il fit signe à son exécuteur qu'il pouvait opérer. L'homme encapuchonné tira de son sac une bouteille garnie d'une mèche, qu'il enflamma avant de la jeter au travers d'une des fenêtres de l'édifice. Une fumée noire ne tarda pas à s'élever depuis le carreau fracassé. L'exécuteur allait lancer un second projectile lorsque la main de fer de Saturnin le retint.
-Cette église est un lieu sacré ! Vous n'avez pas le droit de faire ça ! Qu'en penserait l'Inquisiteur ?
Le Seigneur Fidanza leva les yeux au ciel, exaspéré.
-Écoutez-moi bien, Saturnin. Je me fiche de ce que pense votre petit inquisiteur de pacotille. Seule la volonté du Saint-Père compte. J'ai tout pouvoir en terres chrétiennes pour faire respecter ses désirs. Qu'importe s'il faut pour cela, réduire en cendres une église minable ! Au Diable vous et vos scrupules !
Les deux hommes commencèrent à se tourner autour, à l'affût du moindre geste hostile. L'exécuteur encapuchonné détacha son attention de l'édifice qui commençait à s'embraser pour venir se placer aux côtés du Seigneur Fidanza. Les chevaliers de Saint-Lambert en firent de même, entourant leur chef. Seul Gaël et moi restâmes à l'écart, observant les prémices de la bataille qui allait s'engager.
-Excusez-nous de vous déranger, messieurs, mais est-ce nous que vous cherchiez ? En ce cas, il suffisait de nous faire demander poliment. Brûler une église était inutile, car nous voici devant vous.
Remontant la rue, un groupe de femmes s'avançait en rangs serrés.
C'était les Macrâles, les Sœurs de la regrettée Clio, avec Sarah à leur tête. Cette dernière semblait avoir énormément vieilli depuis notre dernière rencontre, plus maigre que jamais, voûtée, les traits creusés et ses cheveux naguère d'un noir de jais désormais piqués de pointes poivres et sel. En tout et pour tout, les Macrâles n'étaient qu'une vingtaine à défier ces hommes venus les emmener mais il n'était pas dit qu'elles se rendraient sans combattre. Plusieurs d'entre elles, dont Sarah, portaient à la main des armes à feu. Le pragmatisme et le désir de vengeance de Sarah n'étant plus à démontrer, je soupçonnai que chacune de ces Macrâles avait été entraînée à manier ces redoutables instruments de mort. Devinant la menace qui planait désormais sur eux, les hommes cessèrent leur querelle pour faire face aux Macrâles.
-Je vois que vous avez amené avec vous la traîtresse à ses Sœurs, Morgane, la félonne suprême, la chienne de garde de l'Inquisiteur ! cracha Sarah, avec mépris
Cette dernière pointa le canon de son arme dans ma direction. La haine autant que le dégoût flambaient dans son regard. Elle aussi m'inspirait de semblables sentiments. Saturnin entreprit alors de se poser en médiateur, conscient que sa maigre troupe ne serait jamais capable d'obtenir le dessus face à un tel arsenal. La farouche détermination des Macrâles avait été grandement sous-estimée, semblait-il.
-Soyez raisonnables, sorcières. Que ferez-vous quand vos munitions seront épuisées ? Vous ne pourrez pas vous échapper éternellement. Si vous nous supprimez, l'Inquisiteur enverra d'autres hommes, plus nombreux cette fois, à votre poursuite. Si vous vous rendez maintenant, je vous promets que je plaiderais la clémence auprès de l'Inquisiteur en personne.
Cette proposition n'eut pour seul conséquence que de faire ricaner Sarah.
-Mensonge ! Nous avons fini de croire aux vaines paroles des hommes ! Nous sommes libres désormais ! Plus jamais vous ne nous donnerez des ordres !
Sans crier gare, elle appuya sur la détente de son arme. Le coup partit en direction de Saturnin. Toutefois, ce dernier, dans un réflexe salvateur, fit faire un écart à sa monture, si bien que le projectile alla se ficher en pure perte dans le mur de l'église, dont le toit était désormais dévoré par les flammes. Un chevalier, voyant son maître passer si près de la mort, talonna sa propre monture et fonça dans la foule sabre au clair, bientôt suivi par ses camarades. Un instant prises au dépourvu, les Macrâles se ressaisirent rapidement. Plusieurs coups de feu claquèrent. Le cheval de tête trébucha, blessé à mort, envoyant son cavalier voltiger, cul par-dessus tête sur les pavés. Ceux qui le suivaient, trop pressés d'en finir, ne purent éviter l'obstacle et chutèrent à leur tour, dans une confusion presque complète. Sans hésitation, les Macrâles achevèrent aussitôt les blessés de plusieurs balles dans le corps. Trois chevaliers de Saint-Lambert périrent ainsi en l'espace de quelques secondes. Ne restaient plus que Saturnin, Gaël, moi-même ainsi que Fidanza et son âme damnée, toujours silencieuse, cachée sous son ample capuchon écarlate.
Les Macrâles mirent un genou à terre, épaulant leurs armes, nous tenant en joue.
-Très bien. Vous avez gagné cette manche, admit Saturnin, à contrecœur. Nous allons nous retirer.
Trois de ses hommes étaient morts. Une perte considérable, pour Saturnin, confronté au spectre de la défaite.
-C'est ça ! Retournez dire à votre maître que jamais il ne nous mettra dans une cage ! clama Sarah, triomphante.
Saturnin tourna bride. Le Seigneur Fidanza protesta.
-C'est impossible ! C'est folie de laisser ces sorcières en vie ! C'est un crime contre Dieu !
Je me retins de rire en le voyant trépigner ainsi de fureur. J'avais cependant omis de surveiller le discret mouvement qu'avait opéré l'exécuteur encapuchonné. De sous sa toge, un pistolet venait de jaillir. Sarah s'effondra, touchée à l'épaule. Avec une précision presque diabolique, l'exécuteur fit feu à plusieurs reprises, faisant mouche à chaque fois, tuant instantanément plusieurs femmes.
Voyant leur cheffe touchée, la confusion s'empara du groupe, qui commença en proie à un début de panique. Le cours de la bataille venait de basculer irrémédiablement.
Fidanza, à son tour, avait dégainé une arme à feu et tirait dans le dos des fuyardes. Les corps s'amoncelèrent, pêle-mêle, baignant dans la rivière écarlate qui s'écoulait sur les pavés.
Saturnin et Gaël se consultèrent du regard, atterrés par ce bain de sang. Je pouvais sentir que la manière dont Fidanza et son sbire abattaient froidement ces femmes dans le dos, déplaisait fortement à Saturnin, contrevenant à tous ses principes chevaleresques.
-Seigneur Fidanza ! Arrêtez cela immédiatement ! ordonna-t-il, en pure perte.
Les Macrâles survivantes détalaient, éperdues, abandonnant leurs armes sur place. Elles allaient désormais se cacher, espérant échapper à la furie vengeresse de ces hommes cruels et sans scrupules.
-Nous les rattraperons en temps voulu ! Occupons-nous de celle-là !
Fidanza se pencha sur Sarah qui rampait sur le pavé, sa blessure saignant abondamment. Il lui écrasa la poitrine du plat de sa botte.
-Alors, ma belle, on fait moins la fière, n'est-ce pas ?
Celle-ci se contenta de répondre par un crachat rageur.
-Je ne sais même pas si ça vaut la peine de te laisser vivre davantage, sorcière. Ta tête fera un trophée exquis pour égayer la chambre du Saint-Père.
Fidanza tira son épée.
-Non !
J'avais sauté du cheval de Gaël pour me placer entre le bourreau et sa victime. Sarah me regarda avec des yeux ronds comme des soucoupes, à l'instar des autres spectateurs de la scène, médusés.
-Voyez-vous cela ? La sainte chérie de Pangelpique aura décidément mis bien du temps pour nous avouer sa véritable nature ! Qu'importe, mon intuition était donc correcte depuis le départ! Eh bien, ma chère sorcière, vous aurez donc l'honneur, vous aussi, de devenir mon prochain trophée de chasse !
Saturnin et Gaël ne réagissaient pas. Je pouvais lire sur leur visage que le doute les tiraillait. Cette journée avait déjà été entachée par bien plus de violence qu'ils n'en auraient jamais souhaitée, et ils désiraient y mettre un terme. Mais oseraient-ils s'en prendre directement au représentant du Saint-Père ? Les conséquences d'une telle décision seraient incalculables.
-Vous ne tuerez plus personne, aujourd'hui, Fidanza. Rangez votre arme !
C'est Gaël, qui, devançant toute décision de Saturnin, venait de prendre l'initiative. Fidanza se raidit, vert de rage.
-Vous êtes tous des traîtres ! Je vous jure que vous allez me le payer cher ! Tue-les, maintenant ! ordonna-t-il à son acolyte.
Ce dernier fit feu, sans sommation. Saturnin, surpris, ne put rien faire pour esquiver le tir qui le frappa en pleine poitrine, transperçant son armure aussi facilement que du papier, le projetant en arrière, désarçonné. Il tomba au sol, inanimé.
-Ne bouge plus bambino, ou tu subiras le même sort que ton chef !
Le tueur encapuchonné tenait Gaël en joue. En cet instant critique, j'aurais voulu me servir de mon pouvoir pour éliminer le malfaisant Fidanza ainsi que son acolyte mais la démangeaison pourtant devenue si familière était curieusement absente de mes mains, à mon grand désarroi. La proximité immédiate de l'église y était-elle pour quelque chose ? Je n'avais pas oublié la force inconnue qui m'avait assaillie lorsque j'avais visité la cathédrale de Liège. Se pouvait-il que cette même force se trouvât également ici, dans ce village isolé, prête à me mettre des bâtons dans les roues ?
Cette fois, en tout cas, les carottes semblaient bel et bien cuites.
-Ne criez pas trop vite victoire les gars.
Gémissant, pressant son épaule blessée, Sarah venait pourtant de trouver la force nécessaire pour narguer une dernière fois ses ennemis. Fidanza s'esclaffa.
-Ah oui ? Et qu'est-ce que tu vas faire, stupide femelle ? Vous avez perdu votre guerre contre Dieu. Désormais, il faut songer à payer la rançon des vaincus...
-Vous allez faire la connaissance de mon arme secrète. Croyez-moi, vous allez le regretter, mon petit bonhomme ! La vengeance des Macrâles va s'abattre sur vous!
De quoi parlait-elle ? Ça ne ressemblait pas à un coup de bluff. Sarah avait une idée derrière la tête. Mais laquelle ? Fidanza lui-même parut hésiter l'espace d'un instant. Soudain, émergeant de l'église maintenant en proie aux flammes , parut l'abbé Talmont, suffocant, le visage couvert de suie. Resté enfermé dans l'édifice embrasé jusqu'au dernier moment, il portait à la main une vieille pétoire hors d'âge et toisait Fidanza avec une détermination glaciale.
-Un gros abbé rebelle avec un vieux fusil ? C'est donc ça ton arme secrète, sorcière ? Il va falloir faire mieux que cela pour parvenir à m'impressionner, ricana Fidanza.
Les hommes se regardaient désormais en chiens de faïence. Une nouvelle fusillade allait éclater d'un instant à l'autre. Mais alors que l'orage couvait, une frêle silhouette parut, remontant la rue, fit son apparition. J'émis un cri de surprise en reconnaissant Ajar. La petite fille semblait perdue, contemplant ce macabre théâtre. Le silence se fit aussitôt, comme si chacun sentait que quelque de terrible allait se produire.
-C'est vous qui avez fait ça ? dit-elle d'une voix posée, montrant les corps qui jonchaient le sol.
Ses prunelles se mirent à lancer des éclairs de colère. Fidanza recula d'un pas, sentant le sol trembler sous ses pieds. La secousse se répercuta aux maisons alentours, lézardant les murs et brisant les fenêtres. On entendit alors un grand crac, lorsque le mur de l'église, déjà fragilisé par le brasier céda sous la force de ces puissantes secousses sismiques. L'abbé Talmont eût tout juste le temps d'exécuter un bond de cabri pour éviter d'être écrasé. Le tueur encapuchonné n'eût pas cette chance et disparut sous une tonne de gravats, poussant un premier et ultime cri d'effroi.
Fidanza reprit contenance et lâcha un nouveau tir en direction d'Ajar. D'un simple geste de la main, celle-ci généra un bouclier bleuté autour d'elle, sur laquelle alla se fracasser la balle. La petite fille arbora une attitude de défi. C'était chose effrayante de la voir subitement remplie d'une telle hargne, prête à déchaîner on ne savait quelle calamité.
-Meurs ! cria-t-elle soudain, la paume tournée face à son adversaire.
L'espace d'un instant, une expression sarcastique étira les lèvres de Fidanza, bientôt changée en un masque de souffrance et de terreur. Le malfaisant personnage tituba comme un pantin désarticulé, lâcha son arme, une main crispée contre sa poitrine. Un gargouillis inintelligible sortit de sa bouche, vite noyé par un flot de sang écarlate. Il tomba à genoux, en proie à d'atroces convulsions. Impavide, Ajar continua d'avancer, la paume toujours tendue vers sa victime.
-Meurs! Meurs! Meurs!
Lorsqu'elle serra le poing, Fidanza se prit la tête à deux mains, en poussant d'abominables hurlements d'agonie. Un grand bruit de détonation retentit quand sa boîte crânienne implosa, arrosant Ajar d'une pluie de débris d'os et de cervelle.
Un ultime râle, un dernier soubresaut et s'en fût fini de lui. Lorenzo Fidanza avait péri d'atroce manière et sa dépouille gisait maintenant face contre terre, au milieu de tant d'autres.
Ajar, le front couvert de sueur, chancela, à bout de forces avant de s'écrouler, inconsciente. Le cataclysme cessa aussitôt. Hébétée, je regardai autour de moi. Allongée sur le dos, Sarah souriait de toutes ses dents, malgré la douleur qui la consumait.
-Je vous l'avais dit, je vous l'avais dit...ânonnait-elle, inlassablement.
Gaël se précipita sur le corps de Saturnin, tentant d'y déceler le plus petit signe de vie.
-Il est vivant, annonça-t-il alors, soulagé.
Étrangement, cette nouvelle me réjouît quelque peu. Le chevalier s'était montré juste. Bien que toujours fidèle à ses principes, il était digne d'admiration. Je repensai à ce que m'avait dit Ravagnan. D'après lui, seule l'union de la Sainte et du Chevalier pourrait un jour venir à bout de l'Inquisiteur. Un grand pas venait d'être franchi en ce sens, j'en étais certaine. Je me détournai de Sarah pour m'enquérir, à mon tour, de l'état de santé de Saturnin. Soudain, un cri d'alarme retentit dans mon dos. Sous les gravats de l'église en flammes, une main décharnée et sanguinolente émergea, serrant toujours son arme. Le coup partit à l'aveuglette. Même aux portes de la mort, broyé sous des tonnes de pierres, le laquais du Seigneur Fidanza abattait sa dernière carte. Je ne dus la vie qu'à l'intervention de Sarah. Utilisant le peu de forces qu'il lui restait, elle s'interposa entre moi et la balle destinée à me rayer du monde des vivants. La poitrine transpercée, de part en part, Sarah s'écroula dans un bruit sourd.
-De rien ! souffla-t-elle avec une douce ironie, tout juste avant de rendre son dernier souffle.
Rapidement, rempli de fureur, Gaël se précipita sur la main meurtrière et la trancha net, d'un ample moulinet de son épée.
Ainsi s'acheva la bataille de Racour.
Je sentis bientôt un liquide poisseux ruisseler sur ma peau. En transperçant Sarah, la balle m'avait également atteinte.
Mes mains étaient couvertes de sang.
Mes forces m'abandonnèrent brusquement. Je plongeai dans l'inconscience...
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Vous pensiez Ajar frêle, fragile et innocente ? Erreur. C'est sans doute le personnage le plus puissant de l'histoire, qui vient de se révéler au grand jour...
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