37. Le chevalier Tecktonik

A plusieurs dizaines de kilomètres de la ville de Liège, au nord de la Meuse, commençait la plaine de Hesbaye. Une vaste zone agricole, morne et plate, constituée de champs à perte de vue avec tout juste quelques villages épars n'entretenant entre eux que de maigres contacts.

Après le Grand Effondrement, les paysans hesbignons s'étaient prudemment tenus à l'écart de toute vie citadine et agitée, trop contents de ne pas sentir sur eux le regard avide de l'Inquisiteur. Car il était bien évident que les immensités champêtres de Hesbaye constituaient un gigantesque grenier à grains propre à attirer les convoitises d'un voisin aussi peu scrupuleux que Pangelpique.

Hélas, il semblait bien, qu'en ce printemps 2083, la tranquillité dont avaient joui les Hesbignons plusieurs décennies durant, touchait à sa fin. Dans leur fuite, Sarah et ses sœurs, croyant à tort pouvoir profiter de l'isolement de cette région tranquille, n'avaient fait qu'y attirer l'attention d'un ennemi des plus redoutables.

Une troupe de soldats aguerris s'était mise en route en direction de la Hesbaye afin d'y capturer ces femmes impies accusées de sorcellerie et les traduire devant leur justice expéditive. L'escouade était menée par Saturnin le Magnifique, flanqué du jeune chevalier Gaël, toujours collé à ses basques, comme un bon chien fidèle. Trois autres chevaliers suivaient leur chef, obéissant sans hésiter au moindre de ses ordres. Outre ces redoutables guerriers en armure, Balthazar faisait également partie de l'expédition. Enfin, venait le Seigneur Fidanza, ainsi qu'un de ces silencieux cavaliers encapuchonnés qui l'avait accompagné depuis Rome.

Bien entendu, je n'avais pas eu d'autre choix que de me joindre à cette nouvelle croisade. N'ayant aucune pratique de l'équitation, j'avais été forcée de prendre place en croupe derrière le chevalier Gaël. Bien qu'il fût lui-même un habile cavalier, je ne tardai pas à avoir les fesses en compote après une telle distance parcourue dans cette position inconfortable.

Nous empruntâmes la voie rapide autrefois appelée autoroute, sur laquelle les bagnoles s'élançaient à des vitesses vertigineuses, nonobstant les nombreux trous qui constellaient la chaussée.

Outre les douleurs ressenties dans tout mon postérieur, une mortelle angoisse me rongeait. Balthazar ne ratait jamais une occasion de me montrer son hostilité, à grands renforts de moqueries et menaces en tous genres. Le Seigneur Fidanza et son acolyte, quant à eux, ne disaient mot mais leur attitude ne me rassurait pas pour autant. Je ne pouvais deviner leurs intentions mais, curieusement, la présence de Saturnin et de ses chevaliers me procurait un sentiment de sécurité, aussi mince fût-il. Ces hommes semblaient droits et peu enclins à me poignarder dans le dos, à l'instar de Balthazar.

Notre première destination était Hannut, une des principales villes de Hesbaye. Le plan de Saturnin consistait à convaincre de manière pacifique les habitants de collaborer en livrant toutes les informations dont ils disposaient sur le passage éventuel d'un groupe de femmes. Une idée simple mais qui pourrait rapidement porter ses fruits. Toutefois, il lui fallut rapidement déchanter, car rien ne se passa comme prévu.

A l'entrée de Hannut, une véritable petite armée s'était assemblée, bloquant l'entrée de la ville. Il ne s'agissait guère plus que d'une troupe d'une cinquantaine de fermiers, équipés d'armes de fortune, pioches, pelles ou fourches rouillées. Cependant, chacun de ces hommes semblait déterminé à se battre jusqu'à la mort si besoin s'en faisait sentir. Je ne doutais pas un seul instant de la capacité de Saturnin à tailler en pièces cette populace. Pourtant le chevalier, ce jour-là, ne semblait pas disposé à faire couler le sang.

-Qu'est-ce qui amène les hommes de Pangelpique si loin de leur foyer ? Si c'est la guerre que vous amenez ici, sachez que nous serons prêts à la recevoir comme il se doit.

Le petit homme bedonnant qui s'était exprimé de façon peu amène n'hésitait pas à fixer sans ciller l'imposant Saturnin qui dominant pourtant de toute sa hauteur, juché sur son étalon blanc. C'était faire preuve d'un grand courage, car il aurait suffi d'un geste, d'une fraction de seconde, au chevalier pour faire payer son audace à cet impudent vermisseau. Pourtant l'homme, solidement campé sur ses deux pieds, ne tremblait pas le moins du monde.

-N'ayez crainte. Nous venons ici dans un esprit de paix. Nous soupçonnons que des pratiquantes des arts noirs, des courtisanes du Malin, se sont réfugiées sur vos terres. Nous demandons simplement votre collaboration afin de de les mettre hors d'état de nuire dans les plus brefs délais. Les avez-vous vues ?

Le petit homme se retourna vers un des camarades et lui glissa quelques mots à l'oreille. Ce dernier haussa les épaules.

-Non. Nous n'avons vu personne répondant à la description que vous venez de nous faire. Je suis navré chevalier, mais il va vous falloir faire demi-tour. Il n'y a rien pour vous ici. L'entrée de Hannut vous est interdite. Nous ne tenons pas à ce que vous veniez en troubler la tranquillité.

Si ce refus contraria Saturnin, il n'en montra rien. Il n'eût pas le temps d'insister que le jeune Gaël le dépassa et vint se positionner à son tour face au petit homme.

-Ce n'était pas une question, espèce de grosse panse ! C'est un ordre de l'Inquisiteur en personne. Soit tu nous laisses passer, soit on fait tout cramer, c'est pigé ?

Le petit homme ne se laissa pas intimider par cette espèce de paltoquet, bien au contraire. D'un geste négligeant, il claqua des doigts. Aussitôt, nous entendîmes un bruit sec retentir juste avant qu'une portion de la route n'éclate sous les sabots du cheval de Gaël. Un petit nuage de fumée monta de la fenêtre du premier étage d'une maison avoisinante. De toute évidence, les Hannutois n'avaient rien laissé au hasard. Qui pouvait dire combien de tireurs étaient ainsi embusqués, prêts à faire feu sur un ordre de leur chef ? Fidanza était devenu blême de rage.

-Comment osez-vous faire obstacle à des représentants du Saint-Père en personne ? Savez-vous qui je suis ? Si vous ne nous laissez pas passer immédiatement, nous...

Un second coup de feu siffla à l'oreille du Seigneur Fidanza. La petite armée hannutoise se resserra autour de son chef, attendant le signal pour passer à l'attaque. Voyant la situation dégénérer ainsi, Saturnin leva sa main en signe d'apaisement.

-Soit ! Nous ne désirons pas de violence inutile aujourd'hui. Nous allons nous retirer pour la nuit et reviendrons demain matin en espérant vous voir changer d'avis. Je vous donne ma parole qu'aucun mal ne sera fait aux Hannutois. La parole d'honneur d'un chevalier ne vaut-elle rien pour vous ?

-Quelle fausse promesse avez-vous fait aux Spadois avant de brûler leur ville et de les exterminer ? Je vous le demande. Revenez demain si vous le voulez, mais soyez assuré que notre réponse sera identique à celle d'aujourd'hui. Vous perdez votre temps. Rentrez plutôt chez vous et annoncez à votre Inquisiteur de malheur que jamais nous ne nous laisserons intimider par ses sbires. Le temps n'est pas encore venu où cet usurpateur nous dictera sa loi.

-Massacrons-les une bonne fois pour toutes, entendis-je maugréer Fidanza à l'oreille de Saturnin, ils sont allés trop loin ! Cela mérite une juste punition !

Saturnin secoua la tête, marquant son désaccord. Décidément, il avait été dit qu'en ce jour, il ferait tout pour éviter de recourir à la violence. Fidanza sentant que rien ne lui ferait changer d'avis, se résigna à suivre l'avis du chevalier. Le plus contrarié par cette décision fut Gaël, qui ne manqua pas d'agonir d'injures les Hannutois. Une violente claque de la part de Saturnin le fit taire illico.

-Partons, ordonna-t-il. La nuit tombe. Trouvons un endroit pour bivouaquer. Nous discuterons une fois que nous serons installés.

La menace que d'éventuels tireurs embusqués faisaient planer sur nous étant bien réelle, nous obéîmes au sage Saturnin, à mon plus grand soulagement mais au dépit du jeune Gaël. Je remerciai en moi-même Saturnin d'avoir réussi à éviter le pire en ce jour, consciente toutefois, que ce n'était que partie remise...

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Nous avions installé notre campement au beau milieu d'un champ à quelques distances de Hannut. Saturnin avait posté des sentinelles au cas où les Hannutois nous auraient réservé une petite visite nocturne.

Allongée à proximité du feu et de sa douce chaleur, je ne tardai pas à fermer l'œil, exténuée par les rigueurs du voyage autant que par la tension accumulée durant les événements de la journée.

Je me réveillai brusquement en sursaut, avec le sentiment que quelque chose n'allait pas. Il faisait encore nuit, le ciel d'un noir d'encre toujours constellé d'étoiles. J'entendais autour de moi les ronflements sonores des hommes encore profondément endormis. Peut-être était-ce l'occasion rêvée de prendre la poudre d'escampette ? Le temps qu'on s'aperçoive de ma disparition, je pourrais déjà être loin, hors de portée de ces hommes. Je commençai à me glisser subrepticement hors de mon sac de couchage, quand une voix m'immobilisa sur place.

-Tu ne bouges pas ! Dans ton intérêt, tu restes ici !

Gaël, assis à côté des flammes mourantes, me regardait. Le jeune garçon n'était guère intimidant, mais je compris que ma folle idée d'évasion était désormais vouée à l'échec.

-Ils n'attendent qu'un prétexte pour te liquider. Ne le leur donne pas, ce serait stupide de ta part !

-Qui ça « ils » ? répondis-je du tac-au-tac, avec fougue.

En vérité, je connaissais déjà la réponse.

-Chut ! Moins fort ! Tu vas les réveiller !

Il pointa du doigt la silhouette massive de Saturnin qui reposait non loin. Il me sembla que Fidanza et Balthazar se trouvaient également à proximité, dormant à poings fermés. Sans me quitter des yeux, Gaël remit sa mèche de cheveux en place, fier comme un paon. Ses manières hautaines m'exaspéraient au plus haut point.

-Et qu'est-ce que tu vas faire ? Tu vas aboyer si j'essaye de fuir et appeler ton maître, comme un bon toutou que tu es ?

Voilà qui était dit ! Je n'étais pas peu fière d'avoir pu ainsi lui rabattre le caquet.

-Même si je te laissais te sauver, ils te rattraperaient quand même pour te faire la peau ! Tu n'as pas encore compris ? Ils veulent te transformer en martyre et faire porter la responsabilité aux Hannutois. C'est le casus belli dont ils rêvent pour raser la ville entière. C'est le plan que Fidanza a conçu. Il a réussi à convaincre l'Inquisiteur que tu n'étais pas fiable et qu'il fallait te supprimer discrètement. Ils estiment que tu leur seras plus utile morte que vivante. Quel que soit le moment qu'ils choisiront pour te tuer, ils ne te laisseront pas revenir vivante à Liège, crois-moi !

-Et toi, qu'est-ce que tu vas faire ? C'est toi qui vas m'égorger peut-être ? Tu n'en aurais pas le courage !

-Tu as raison ! Je suis un chevalier, moi, pas un vulgaire assassin ! Je suis ici pour servir Saturnin et traquer les sorcières qu'on nous a demandé de capturer, rien d'autre. Je ne te toucherais pas si tu ne m'obliges pas à le faire. Je suis sûr que les autres chevaliers qui nous accompagnent pensent la même chose, tout comme Saturnin. On respecte les codes de la chevalerie, nous. En tous points. Nous sommes courageux et galants avec les jolies dames, nous ! Pas comme ces porcs qui nous accompagnent.

Il lança un coup de menton dédaigneux en direction de Balthazar qui dormait, ronflant comme un sanglier.

-Tu ne t'es pas montré très galant envers cette pauvre Jeanne, le jour du tournoi, l'année dernière pourtant, observai-je malicieusement. Et puis, la façon dont tu as parlé tout à l'heure au chef des Hannutois, ça ne faisait pas très chevalier, tu sais. Tu as encore du chemin à parcourir avant de devenir comme Lancelot, tu sais, mon petit bonhomme !

Rien ne me ravit plus que de voir la mine arrogante du chevalier Gaël se décomposer en un masque de vexation.

-Hein ? Mais comment tu es au courant pour Jeanne ? Et puis zut, hein, j'ai pas à me justifier ! C'était un laideron, c'est tout ! Il n'a jamais été écrit que Lancelot devait se farcir le premier thon venu non plus !

Je voulus le gifler pour lui apprendre à respecter la mémoire de feue Clio mais cela aurait inévitablement réveillé les dormeurs étendus à proximité.

-Mais toi, par contre, je t'ai regardée quand tu dormais. T'es plutôt mignonne tu sais, malgré ton look qui fait un peu...sorcière. Enfin, tu vois ce que je veux dire, quoi.

Enragée et horrifiée à la pensée que ce pervers ait ainsi pu me reluquer pendant mon sommeil, je dus à nouveau faire appel à toute ma force mentale pour ne pas me jeter sur lui et les déchirer à coups d'ongles.

-Depuis quand un chevalier digne de ce nom se permet-il d'avoir des pensées lubriques envers une vraie Sainte, envers l'Élue de Dieu, celle qui a vaincu le Démon en personne ?

J'espérais que cette fois, l'argument ferait mouche et inciterait cet imbécile à me fiche la paix une bonne fois pour toutes.

-Ça va, arrête ton char ! Personne n'est dupe. Tout le monde sait que c'est Saturnin qui a mis sa raclée au Démon. C'est lui le vrai Élu et personne d'autre. Il n'y a que l'Inquisiteur qui semble vraiment croire que tu es une authentique Sainte. Avec moi, en tout cas, ça ne prend pas. Pour moi, tu n'es qu'une gamine ordinaire qui a eu la chance de rencontrer Saturnin et d'amadouer l'Inquisiteur. Tu aurais mieux fait de rester chez toi et de te trouver un bon mari à qui cuisiner de bons petits plats. Tu es dans un monde d'hommes, bien trop dur pour toi. Pourquoi les gonzesses ne comprennent-elles jamais où se trouve leur juste place ? Elles s'éviteraient pourtant bien des misères !

Mes doigts se mirent une nouvelle fois à picoter. Je me sentais désormais à nouveau capable de déchaîner mon pouvoir afin de défigurer à jamais cet odieux personnage. Toutefois, cela en valait-il la peine ? Il était plus stupide que dangereux et ne méritait pas un tel châtiment, du moins me semblait-il. Il s'en fallut toutefois de peu pour que je ne lui hurlasse à la face que j'étais tout sauf une gamine ordinaire comme il le prétendait. C'était moi et moi seule qui, piquée dans mon orgueil, me sentais désormais blessée au plus profond de mon être.

-Sinon, tu étais là le jour du tournoi, l'an dernier ? Tu m'as vu combattre ?

Je sentais que le garçon espérait de toute son âme que je lui réponde par l'affirmative. Sa vanité n'avait-elle donc aucune limite ? Je ne comptais cependant pas lui accorder ce plaisir.

-Je suis le meilleur des chevaliers que Saturnin ai jamais pris sous son aile. Lorsque j'aurai fini mon entraînement, personne ne pourra me battre.

-C'est faux ! Thomas était bien meilleur que toi ! Tu ne lui arrives pas à la cheville !

Je ne sais pas ce qui me poussa à prononcer cette phrase mais l'effet fut dévastateur. En dépit de l'obscurité, je pus voir Gaël blêmir à vue d'œil, la lèvre tremblotante, luttant pour refouler ses larmes. Cette fois, je pus sentir que je venais de lui assener un coup extrêmement cruel, si bien que j'en eus presque honte.

-Oui, tu as raison. Thomas était vraiment le meilleur. Pourtant, il a péché par orgueil. Il a cru un jour qu'il serait en mesure de battre Saturnin, mais il se trompait. Il a échoué. Il n'a jamais digéré son échec. Un soir qu'il était ivre, il a essayé de frapper Saturnin dans le dos. Il a été exclu de l'Ordre des Chevaliers de Saint-Lambert. Il s'est lui-même couvert de honte. Alors il a choisi de rejoindre Balthazar et sa bande, sans morale, comme un vulgaire brigand. Il est devenu l'ombre de lui-même, un chevalier déchu, sans honneur. Saturnin nous a interdit de parler de lui. Son nom est désormais synonyme d'opprobre.

-Tu le connaissais ? risquai-je, avide de glaner quelques informations supplémentaires au sujet de mon ami disparu.

-Et comment que je le connaissais ! Thomas était mon ami, presque mon frère ! Je donnerais cher pour savoir ce qu'il est devenu ! Balthazar dit qu'il a trahi l'Inquisiteur pour sauver une petite sorcière. Et puis il a disparu, sans laisser de traces.

Gaël s'arrêta pour me fixer un instant. Mon histoire était désormais connue, mais je pouvais percevoir que Gaël ne se doutait pas un seul instant du fait que j'étais bel et bien ce qu'il considérait comme une sorcière. Tant qu'il en serait convaincu, je ne risquais rien de lui, pas plus que de Saturnin et du reste des chevaliers de Saint-Lambert.

-Tu as connu, Thomas ? me demanda-t-il brusquement, à brûle-pourpoint.

Il était inutile de nier. Cependant, évoquer Thomas demeurant encore et toujours une douloureuse épreuve, je fis de mon mieux pour écourter cette conservation, d'autant plus que j'avais encore grand besoin de sommeil. Je détaillai cependant Gaël avec curiosité. S'il prétendait être l'ami de Thomas, je n'en comprenais pas la raison. Ses airs pédants et hautains étaient à mille lieues du sérieux et de la dignité de Thomas. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de se comporter de manière aussi odieuse que Gaël.

-Thomas était mon ami, me contentai-je de répondre de façon laconique. Il m'a sauvée de Balthazar et je lui ai rendu la pareille. C'est tout.

Je fis mine de me recoucher, sentant une grande tristesse m'envahir.

-Et il t'a abandonnée, c'est ça ? Ça ne m'étonne pas de lui. Thomas a toujours tout laissé tomber. Il a fait beaucoup de mal à beaucoup de gens, sans le savoir.

Les larmes me piquant maintenant les yeux, je fis mon possible pour me rendormir rapidement. C'était sans compter sur Gaël et son inépuisable réserve de vantardise.

-Thomas était peut-être meilleur que moi à l'épée. Mais il n'a jamais su faire ce que je fais le mieux.

Intriguée, je me redressai.

-Ce n'est pas pour rien qu'on m'a toujours appelé le Chevalier Tecktonik.

Gaël remit une fois de plus sa mèche en place avant de se lancer dans un improbable numéro de danse silencieuse, si ridicule que je ne pus me retenir d'éclater de rire. Prenant conscience de mon hilarité, Gaël se rembrunit.

-C'était hyper tendance au début du siècle. C'est ce qu'on m'a dit. Y'en a certains qui tueraient pour savoir danser aussi bien que moi. Mais c'est pas donné ! J'aimerais bien t'y voir, moi ! Allez, bonne nuit !

Le sourire aux lèvres, je voulus me rendormir, le cœur un peu plus léger, heureuse et fière d'avoir enfin pu égratigner l'ego démesuré du jeune chevalier. Néanmoins, lui ne semblait pas l'entendre de cette oreille. Je le sentis venir s'asseoir un peu plus près de moi, jusqu'à ressentir son souffle chaud contre mes cheveux. J'eus envie de lui dire de ficher le camp et de me laisser tranquille mais quelque chose en moi, un sentiment jusqu'alors inconnu, m'en empêcha. En dépit de son inaltérable vantardise, la présence de Gaël me plaisait plus que je n'aurai voulu l'avouer. Sans trop comprendre ce qui m'arrivait, je sentis mes petits seins se durcir progressivement tandis que des papillons venaient envahir mon ventre.

Troublée, je finis par plonger dans le sommeil, rassurée par la présence de Gaël à mes côtés. Pour une fois, cette nuit-là, mes rêves furent bien beaux et doux.

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Le soleil se levait à peine lorsque je fus brusquement réveillée par une grande agitation. Frottant mes yeux encore embués de sommeil, je ne compris pas immédiatement ce qu'il se passait. Baignés par les rayons du soleil levant, le Seigneur Fidanza et son acolyte encapuchonné revenaient au campement, poussant devant eux un homme ainsi qu'un enfant âgé d'à peine une dizaine d'année. Les prisonniers avaient les mains liées dans le dos ainsi que le visage tuméfié et couvert de sang séché.

-Nous avons attrapé ces deux individus à proximité du campement. Ils nous espionnaient.

Fidanza, d'une bourrade, précipita ses captifs aux pieds de Saturnin. Le chevalier regarda simplement les deux malheureux qui gisaient, tremblant de frayeur, implorant sa pitié.

-Quelle preuve avez-vous de ce que vous avancez, Seigneur Fidanza ?

-Oseriez-vous mettre en doute la parole de l'envoyé du Saint-Père en personne, Chevalier Saturnin ? vitupéra Fidanza.

-Je ne mets rien en doute, Monseigneur. Mais il me répugne de faire du mal à des innocents sur base de simples soupçons.

-De simples soupçons ? Vous avez pu constater comme moi l'hostilité de ces paysans envers les représentants de la Vraie Foi que nous sommes. Ceux-ci ont quelque chose à confesser, j'en mettrai ma main au feu ! Or, nous savons comment faire parler les récalcitrants.

Fidanza exhiba une petite lame extrêmement effilée tandis que son comparse forçait l'enfant à se relever.

-Je connais des chiens qui se régaleraient de mets aussi fins que ceux-là.

Il appuya sa lame derrière l'oreille de l'enfant, lentement, très lentement, laissant le temps au sang de couler goutte à goutte et de souiller la terre sèche. L'enfant se mit à gémir et à hurler de douleur lorsque son oreille finit par se détacher.

Son père voulut intervenir mais un violent coup de botte en pleine poitrine l'envoya rouler au sol.

-Dites-nous ce que vous savez. Je ne suis pas patient. Il me reste encore une oreille et un nez à trancher. Et si ça ne suffit pas, j'ai déjà une idée de ce que je pourrais couper ensuite...

Gaël me lança un regard angoissé. Saturnin lui-même semblait mal à l'aise. Balthazar observait la scène sans dire un mot, mais il ne paraissait nullement choqué par l'épouvantable scène qui était en train de se jouer sous nos yeux. Le picotement dans mes doigts se fit plus fort que jamais. J'allais me ruer sur Fidanza pour empêcher cette horreur d'aller plus loin, mais la poigne ferme et discrète de Gaël me retint. Sans doute me sauva-t-il la vie en m'empêchant de commettre un acte inconsidéré. J'étais impuissante à agir pour protéger ces malheureux.

-Pitié ! gémit l'homme, recroquevillé, le visage inondé de larmes. Je vous dirai tout.

-Ah ! Voilà qui est mieux ! Nous vous écoutons ! tonna le Seigneur Fidanza.

-Elles sont venues. Celles que vous cherchez. Elles ont trouvé refuge auprès du curé de la ville. L'abbé Talmont leur a accordé l'asile provisoire en attendant de trouver une solution définitive.

-Sont-elles toujours là ?

-Non. Elles sont parties vers un autre village. Plus discret.

-Lequel ? Parle !

-Non, je ne peux pas ! Nous avons promis...

-Tant pis pour toi, pauvre imbécile. Tu vas comprendre que ma patience a des limites...

Les cris de détresse de l'enfant dont la seconde oreille venait d'être tranchée net atteignirent une intensité insupportable pour tout être humain doté d'un tant soit peu de conscience. Gaël se courba en deux, ne pouvant retenir plus longtemps la nausée qui l'avait envahi.

-A Racour. A une dizaine de kilomètres d'ici. Voilà, c'est tout ce que je sais. Par pitié, laissez-nous partir mon fils et moi ! Nous sommes innocents !

-Innocents ? Mais vous reconnaissez que votre chef nous a menti et que, par conséquent, vous vous êtes rendus complices de sa trahison ?

-Non, je vous jure que...

-Vous êtes coupables, un point c'est tout. Or, il n'existe qu'une méthode pour punir les traîtres. Bourreau, faites votre office.

L'exécuteur du Seigneur Fidanza s'avança, portant à bout de bras un lourd récipient dont le contenu aspergea les prisonniers, répandant une forte odeur qui m'était encore inconnue jusque- là. Ensuite, grâce à un petit appareil duquel il fit jaillir une flamme, il embrasa un chiffon qu'il jeta sur les malheureux. Tous deux disparurent consumés par un gigantesque brasier, en poussant de déchirants cris de souffrance à vous fendre l'âme. Cette scène fut une des pires à laquelle j'eus le malheur d'assister et je n'avais rien pu faire pour l'éviter.

-Les Hannutois paieront leur félonie le moment venu. Mais nous savons maintenant où se trouvent celles que nous sommes venus chercher. C'est notre priorité. Nous devons agir vite si nous voulons éviter qu'elles puissent s'enfuir une nouvelle fois.

Saturnin avait été réduit à l'état d'ombre, éclipsé par le Seigneur Fidanza et la terrible cruauté dont il avait fait preuve. L'envoyé du Pape avait pris le contrôle sur l'expédition. Tous devaient maintenant obéir à ses ordres iniques, sous peine de subir son courroux. Gaël, le front trempé de sueur, se remettait à peine de sa crise de vomissement qu'il lui fallut déjà remonter à cheval pour foncer au triple galop en direction du village de Racour.

Nous quittâmes les champs pour rejoindre la route, passant non loin de l'entrée de Hannut quand un bruit de pétarade effraya les chevaux. Un bolide à deux roues, dans un bruit de tonnerre, nous dépassa à toute allure. Nous n'eûmes que le temps d'apercevoir l'homme qui conduisait l'engin. C'était celui qui s'était présenté comme le chef des Hannutois, la veille. Désormais, il portait des vêtements liturgiques ainsi qu'une grande croix passée autour de son cou. L'abbé Talmont filait désormais en direction de Racour à une vitesse bien plus élevée que celle que pourrait soutenir le plus vaillant des chevaux. Fidanza pesta, ordonnant de forcer davantage le train.

Je bénis ce brave curé de Hannut. Avec un peu de chance, sa prévoyance permettrait aux Macrâles d'échapper définitivement à leurs poursuivants.

Quelle serait l'issue de cette folle poursuite ? Sarah et ses soeurs auraient-elles le temps de fuir avant qu'il ne soit trop tard ? Une chose était certaine : c'est à Racour que se jouerait le destin des dernières Macrâles...

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