35. Lorenzo Fidanza
Un père retrouvant son enfant perdu. C'est l'impression que me fit l'Inquisiteur lorsque je revins dans la cour du palais. Entouré de sa garde rapprochée, Pangelpique commença par me serrer dans ses bras avant de se mettre à pleurer à chaudes larmes. Quelque peu gênée par cet élan d'affection, j'eus néanmoins le temps de constater que le vieillard portait sur la peau les stigmates de nombreuses marques de dents et de griffes, ses vêtements déchirés en de nombreux points. Les rats de Colin ne l'avaient donc pas totalement épargné, à ma plus grande joie.
J'avais eu le temps d'improviser une histoire plausible pour expliquer ce qui m'était arrivé, que l'Inquisiteur ne pensa même pas, l'espace d'un instant, à remettre en doute
Pangelpique ne dit mot, mais son comportement était en lui-même assez éloquent. Il semblait réellement heureux de me retrouver saine et sauve. J'avais redouté de subir sa colère, et je fus donc bien soulagée de cette réaction de sa part.
Pourtant, il me parut déceler chez lui comme un trouble. Sans doute était-il choqué de ce qui s'était passé ce jour-là et lui faudrait-il plusieurs jours pour s'en remettre.
Je n'allais toutefois pas tarder à apprendre, dès le lendemain, que la cause du malaise de l'Inquisiteur était en réalité bien différente...
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Ce matin-là, il pleuvait des cordes, si bien que je fus éveillée par le bruit des gouttes cognant aux carreaux de ma chambre. On me pressa bientôt de descendre dans la cour d'honneur où m'attendait un bien étrange spectacle. Un carrosse passementé d'or, tiré par quatre splendides étalons blancs, piaffants, était arrêté au centre de la cour. Douze cavaliers vêtus de capes écarlates l'encadraient, armés jusqu'aux dents, prêts à pourfendre le premier qui oserait s'approcher.
Les plus valeureux chevaliers de l'ordre de Saint-Lambert, Saturnin à leur tête, attendaient, en un irréprochable garde-à-vous, que l'occupant du véhicule daigne sortir afin de se présenter. Pangelpique, lui-même revêtu de ses plus beaux habits de cérémonie, dédaignant la pluie qui tombait toujours à seaux, vint s'agenouiller sur les pavés détrempés, afin d'accueillir le plus obséquieusement possible son visiteur. La porte du carrosse s'ouvrit sur un homme entre deux âges, aux tempes grisonnantes et aux traits taillés à la serpe. Je frémis des pieds à la tête en croisant son regard noir et inflexible. Pangelpique semblait intimidé par la présence du nouveau venu.
-Seigneur Fidanza ! C'est un plaisir autant qu'une surprise de vous recevoir en ce modeste palais, vous savez !
-Trêve de bavardages, Pangelpique, lui répondit son interlocuteur avec un fort accent étranger. Je déteste ce sale pays où il ne fait jamais que dracher. C'est bien ce que vous dites, n'est-ce pas ? Et je n'ai pas l'intention d'y rester plus que nécessaire.
Pangelpique ne se laissa pas démonter par le ton glacial du Seigneur Fidanza. Pour ma part, à l'abri sous les voûtes de la galerie qui entourait la cour d'honneur, j'observais avec crainte tout ce qui se disait, me remémorant ce que m'avait appris Ravagnan, le jour où nous avions visité l'usine. Sans l'ombre d'un doute, le Seigneur Fidanza était l'émissaire tant attendu, celui qui devait rencontrer Pangelpique afin de lui apporter du renfort. Je concentrai alors mon attention sur l'escorte qui l'accompagnait. Même Saturnin et ses hommes faisaient pâle figure à côté de ces authentiques cavaliers de la mort, aux visages dissimulés sous leurs larges capuches.
Tout à coup, j'avisai l'ingambe Ravagnan, venu se positionner à mes côtés, les traits décomposés.
-Lorenzo Fidanza ! Il ne manquait plus que lui...
-Qui est-ce ? demandais-je ingénument.
-Le légat du Saint-Père en personne. Il a du faire un très long voyage pour arriver jusqu'ici. Un voyage qu'il n'aurait pas fait sans de bonnes raisons. Je crains le pire, Morgane.
Ravagnan était pâle, les mains secouées de tremblements incontrôlés. A ce moment, le Seigneur Fidanza, précédé du servile Pangelpique, passèrent à notre hauteur. Je sentis brutalement la démangeaison revenir me chatouiller, comme si ma condition de Macrâle me commandait d'anéantir immédiatement cet homme et tout ce qu'il semblait représenter. Ma mère m'avait autrefois abondamment parlé du Saint-Père et de l'Église Catholique, les ennemis ancestraux des Macrâles et de leurs croyances. L'Institution millénaire avait survécu au Grand Effondrement et tentait depuis de rassembler ses brebis égarées. La sinistre vérité m'apparut alors. Pangelpique n'était qu'un pion, un simple petit soldat au service de l'Eglise , rien de plus.
-Morgane ? Suis-moi, je te prie. J'aimerais beaucoup te présenter au Seigneur Fidanza.
Le ton de Pangelpique ne souffrant aucune réplique, je me contentai d'adresser à Ravagnan un regard résigné avant d'emboîter le pas à l'Inquisiteur et à son étrange hôte...
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Dans la somptueuse salle du conseil, régnait un silence de mort. Pangelpique n'osait prendre la parole en premier, intimidé par son visiteur. Bien conscient de sa gêne, le Seigneur Fidanza prenait un malin plaisir à laisser durer les choses plus que nécessaire. Lorsqu'il décida de mettre fin au supplice de Pangelpique, ce fut d'une voix profonde et monocorde, chargée de morgue.
-Sa Sainteté le Pape Pie XIII est très heureuse de la façon dont vous vous accommodez de la tâche qu'il vous a confiée. Les messagers qui nous sont parvenus jusqu'à Rome étaient unanimes dans ce sens. Mais qui peut dire si c'était bien la vérité qui sortait de leur bouche ? Je suis venu ici pour le vérifier, entre autres choses.
Je vis Pangelpique rosir de plaisir, flatté du compliment qui lui avait été adressé.
-Nous continuerons notre combat contre le Mal aussi longtemps que nous vivrons, Seigneur Fidanza. Mais je vous assure que la ville de Liège a déjà été purgée de l'essentiel de ce qu'elle abritait de créatures impies.
-Je n'en doute pas, Pangelpique, je n'en doute pas. Cependant, j'ai eu vent de l'incident qui s'est produit hier. Pourriez-vous m'en dire plus, je vous prie ?
Pangelpique tressaillit, hésita, avant de répondre d'une voix peu assurée.
-Des rats, Monseigneur. Ils étaient anormalement nombreux. Ils nous ont attaqués mais notre foi nous a permis de repousser cette vermine sans plus de dégâts.
Je voulus rétorquer que seule la clémence de Colin lui avait permis de s'en tirer mais me retins sagement d'intervenir, n'y étant d'ailleurs pas invitée.
-Des rats, dites-vous ? Comment est-ce possible ?
-Une attaque coordonnée. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, Monseigneur. On aurait dit... de la sorcellerie.
Pangelpique se tut, mordillant sa lèvre, regrettant d'évidence d'avoir commis cette grossière erreur. Fidanza ne se priva pas pour afficher un sourire triomphant et cruel à la fois.
-De la sorcellerie, dites-vous ? Vous avouez donc que des agents du Malin sont toujours à l'œuvre au sein de votre territoire ?
-Oui, assura fermement Pangelpique. Et je jure que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour débusquer et éradiquer les responsables de ce qui s'est produit hier.
-Très bien très bien. Voyez-vous, comme je ne doutais pas un seul instant que vous auriez besoin d'aide dans votre lutte contre le Mal, je suis venu accompagné, comme vous avez pu le constater. La Chambre de l'Inquisition a unanimement approuvé la mise à votre disposition de douze de ses meilleurs éléments afin de vous épauler dans votre traque des hérétiques. Ainsi, nous sommes désormais treize à être venus à votre secours. Treize, comme le Christ et ses apôtres, n'est-ce pas ? Quelle jolie symbolique, vous en conviendrez !
Je me raidis. Ravagnan avait donc eu raison de craindre la venue du Seigneur Fidanza et de sa troupe de cavaliers. S'il restait des Macrâles dans la ville, elles étaient désormais en plus grand danger que jamais !
-Mais je vous assure que Dieu est avec nous, Seigneur Fidanza. Il s'est également produit dernièrement d'extraordinaires événements quine laissent aucun doute à ce sujet. Approche, Morgane, je te prie.
Jusque-là, je m'étais prudemment tenue à distance mais je n'eus d'autre choix que d'obéir à l'ordre de Pangelpique et de m'approcher à quelques pas du redoutable Fidanza. Ce dernier qui, jusqu'alors, ne m'avait même pas regardé du coin de l'œil, porta subitement son attention sur moi.
-Et bien, Pangelpique ? Qu'y a-t-il ? Ce n'est qu'une enfant ordinaire, à ce que je sache !
-Non, elle n'est pas ordinaire, croyez-moi Monseigneur. Seule, elle a résisté à l'attraction d'une créature démoniaque et en est sortie indemne. Le plus vaillant de mes chevaliers, le Grand Saturnin pourra en témoigner. Cette enfant est une pure créature de Dieu, envoyée par lui pour nous venir en aide, comme Jeanne d'Arc, autrefois.
Fidanza me lança un regard torve, de toute évidence peu convaincu par l'élogieux tableau que lui brossait Pangelpique.
-Soit ! Mais je ne croirai ce que vous me dites que lorsque j'aurai eu l'occasion de le constater de mes propres yeux. En attendant, cette petite me paraît toujours bien ordinaire pour nous être d'une quelconque utilité.
Je sentis le regard cruel du Seigneur Fidanza me transpercer jusqu'à l'âme, comme s'il soupçonnait quelque chose et tentait de discerner la vérité cachée en moi. Je fis cependant de mon mieux pour ne rien laisser transparaître de ma frayeur. Au bout d'un temps infiniment long, Fidanza se désintéressa de moi, provisoirement tout du moins, et revint à Pangelpique.
-Mes hommes et moi-même nous mettrons au travail dès aujourd'hui. Nou avons une grande expérience en ce qui concerne la chasse aux impurs et nous sommes passés maîtres dans l'art de délier les langues. Si de mauvais sujets se cachent encore dans cette ville, nous aurons vite fait de les trouver.
Pangelpique hocha silencieusement la tête. Moi, je ne désirais plus qu'une chose : fuir à toute vitesse, crier aux Liégeois de rester chez eux et de ne surtout pas ouvrir leur porte aux monstres qui viendraient les interroger.
-Dans sa grande bonté, notre très vénéré Saint-Père n'a également pas oublié de vous offrir un cadeau bien plus précieux que notre modeste présence. Un cadeau qui ne manquera pas de vous ravir, j'en suis sûr.
Fidanza tapa trois fois dans les mains pour appeler deux de ses hommes, lesquels pénétrèrent dans la pièce, soulevant avec peine un grand coffre de bois. Fidanza leur fit signe de déposer leur chargement et de l'ouvrir, sous nos yeux ébahis.
Avec d'infinies précautions, le légat du Saint-Père s'empara d'un bocal de verre scellé d'un bouchon de cire.
-Mon Dieu ! s'exclama Pangelpique, tombant à genoux. Serait-ce ?
-Les reliques de Saint-Lambert ! Ce sont bien elles, confirma Fidanza. Le futur Prince-Evêque de Liège ne pourrait espérer y régner harmonieusement sans prêter serment sur les ossements du Saint-Patron de la ville en personne !
Deux autres hommes encapuchonnés entrèrent, portant un imposant objet recouvert d'un drap. Dessous se trouvait un splendide buste fait d'argent et d'or, représentant un homme coiffé d'une mitre, portant à la main un livre ainsi qu'une crosse incrustée de pierres précieuses.
-Le buste-reliquaire de Saint-Lambert ! souffla Pangelpique, incrédule. Je le croyais détruit, perdu à tout jamais.
-Non. Il est intact, comme vous pouvez le constater. Il a été sauvé par des dévots lors du Grand Effondrement et emporté à Rome, pour sa sécurité. Le Saint-Père a jugé que le moment était venu de le remettre à son propriétaire légitime.
-Vous voulez dire que...
-Vous m'avez bien compris, Pangelpique. Avec la bénédiction du Pape PieXIII, vous serez consacré en tant que Prince-Evêque de la Nouvelle Cité épiscopale de Liège.
N'y tenant plus, l'Inquisiteur se jeta aux pieds du légat, se perdant en remerciements sans fin.
-Assez, je vous prie, Pangelpique. Il y a encore beaucoup à faire avant que ne vienne le jour de votre Sacre. A commencer par notre œuvre de purification, comme vous le savez. Il faudra mériter votre titre de Prince-Evêque. C'est la condition émise par le Saint-Père lui-même.
Pangelpiquese releva doucement, la mâchoire serrée, les traits plus déterminés que jamais. C'était un homme maintenant prêt à toutes les brutalités pour obtenir ce qu'il désirait par-dessus tout.
-Seigneur Pangelpique, osai-je d'une voix innocente. Puis-je m'en aller? J'aimerais me retirer afin de rendre grâce à Dieu pour les bienfaits qui vont été accordés en ce jour.
-Allez en paix, Morgane. Vous avez ma bénédiction, répondit Pangelpique d'une voix fêlée par l'émotion.
Je quittai la salle du conseil, au pas de course, consciente que Fidanza ne me lâcherait pas du regard tant que je ne serai pas définitivement hors de sa vue. Décidément, quelque chose chez cet homme me mettait vraiment mal à l'aise, aussi n'étais-je pas fâchée d'en finir avec cette entrevue. Ma priorité était maintenant de trouver Ravagnan afin de l'informer de tous les événements fâcheux qui venaient de se dérouler.
J'errai quelques temps dans les couloirs du palais sans trouver trace du vieux sage. En désespoir de cause, je pris finalement la décision de regagner ma chambre sans plus attendre. J'avais besoin de réfléchir.
Je n'oubliais pas le serment que j'avais fait à Clio, peu avant qu'elle ne parte définitivement vers l'au-delà, lorsque je lui avais parlé pour la dernière fois, là-bas sur la route blanche. Les Macrâles étaient en danger, d'autant plus si l'impulsive Sarah avait repris leur tête. Il était de mon devoir de les prévenir du péril qui les menaçait désormais, plus que jamais. Cependant, l'incident avec les rats ainsi que la venue du légat du Pape en ces murs auraient pour fâcheuse conséquence de renforcer drastiquement la surveillance dont le palais faisait déjà l'objet.
Je me creusai la cervelle afin de trouver un nouveau plan, lorsque, à l'angle d'un couloir, je saisis une conversation qui me fit dresser les cheveux sur la tête et m'incita à me plaquer dos contre le mur.
-Nondidju ! Qu'est-ce que vous me racontez là ? Quatre de ces foutus Schleus découpés en rondelles ? C'est pas possible ! Je reviens de voyage et voilà ce que j'apprends ! On sait qui a fait ça ?
-Le type avec son masque. C'est signé. Y'a pas de doute !
-Quoi ?Encore lui ? Et qu'est-ce que vous attendez pour lui mettre la main dessus ?
-On essaye, Balthazar, on essaye ! Mais on n'y parvient pas !
-M'en fous de vos excuses ! Et vous allez me dire que Saturnin non plus ne parvient pas à lui mettre le grappin dessus peut-être ?
- Il n'est pas au courant. Ça fait un moment qu'on sait qu'un mec avec un masque d'oiseau se promène la nuit mais on n'a encore rien dit à personne. On voulait régler ça nous-même, Balt', tu comprends ? Histoire de prouver qu'on vaut autant que Saturnin et ses foutus chevaliers.
-Et bien, priez pour parvenir à ramener les plumes de ce volatile de l'enfer avant que Saturnin et l'Inquisiteur ne soient mis au parfum. Sinon, je vous garantis que vous passerez un sale quart d'heure, mes agneaux...
La conversation s'acheva ainsi et j'entendis des pas se diriger vers l'endroit où je m'étais cachée. Je me collai davantage contre le mur, priant pour que le meurtrier de mon père, celui à cause de qui tout avait commencé, ne détecte pas ma présence.
Je serais aisément passée inaperçue si un malencontreux éternuement ne s'en était pas mêlé alors que Balthazar passait à quelques centimètres de moi.
Le regard stupéfait et furieux qu'il me lança ne trompait pas.
Il m'avait reconnue.
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