28. Macrâle
« J'existe. Je suis bien réel, que tu le veuilles ou non. Tu n'as aucune raison d'en douter, mon enfant »
L'Ombre s'était contractée pour former une silhouette vaguement humaine projetée sur le mur du fond.
« Voir, c'est croire. Belle devise, n'est-il pas ? »
Le Monstre me narguait. Il allait me fondre dessus d'un instant à l'autre, m'engloutir et m'infliger les tourments de la damnation éternelle. Or, même si j'avais trouvé la force de fuir ce cauchemar, toute tentative se serait avérée vaine. J'avais entendu la porte claquer derrière moi. Cette chose, quelque fut sa nature, possédait un contrôle certain sur son environnement proche. Misérable moucheron dans la gigantesque toile de cette monstrueuse araignée, j'étais bel et bien prise au piège !
Pourtant rien de tel ne se produisit. Des deux fentes écarlates lui servant d'yeux, la Malveillance continuait de me fixer sans ciller.
« Cela faisait longtemps que j'attendais ta venue, chère enfant. De tous ceux que j'ai invités à me rejoindre ici, tu es le cas que je juge le plus digne d'intérêt. Un cas spécial. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Discutons, veux-tu? J'ai si peu souvent l'occasion de bavarder. »
Mais que voulait donc dire ce monstre ?
« Tu n'as pas encore compris ? Nous sommes pourtant un peu pareils, toi et moi. »
Je me retins de hurler ma haine à cette créature. Je n'avais rien en commun avec elle. J'étais une humaine, en chair et en os, pourvue de sentiments et non une misérable tache d'ombre projetée sur un mur de briques humides.
« Toi et moi, nous sommes nés de l'Obscurité. »
Je ne comprenais décidément rien au charabia de cette malfaisante entité.
« Sceptique, comme d'habitude, chère petite ? Quelle tristesse ! Vous, les humains, êtes incorrigibles. Même acculés, vous êtes incapables de discerner les choses que vous avez décidé d'occulter. Laisse-moi te montrer quelque chose, petite niaiseuse. »
Je sentis mon ventre se contracter lorsque le sol se déroba sous moi et que je me retrouvai...
Dans la forêt. Je courais à perdre haleine, le grand loup noir sur mes talons, heureuse de ne pas encore avoir senti ses crocs se refermer sur mes mollets.
Une lueur brillait dans la nuit, à travers les arbres.
Mon seul espoir d'échapper au carnivore affamé.
Comme si mes prières avaient été entendues, le loup ralentit peu à peu son rythme, me permettant de le distancer et de pénétrer dans une clairière où brûlait un grand feu de bois.
Des hommes et des femmes s'étaient rassemblés autour du brasier. Tous, sans exception étaient nus, le corps couvert d'étranges motifs peints avec ce qui ressemblait furieusement à du sang.
Au beau milieu de l'assemblée, un personnage portant un masque de cérémonie fait d'un crâne et d'une crinière de cheval dansait frénétiquement, psalmodiant des incantations incompréhensibles.
Le feu s'anima tandis qu'un être cornu, entouré de flammes émergeait du foyer. Une bête trapue, nantie de sabots fendus et dont la chaleur brûlante irradiait jusqu'à l'endroit où j'étais tapie.
Le danseur se tourna alors et je vis qu'il s'agissait d'une femme. Cette dernière accueillit le démon des flammes les bras ouverts lorsqu'il la plaqua sauvagement au sol et commença à l'étreindre brutalement, à la plus grande joie de l'assemblée, poussant des cris d'encouragement hystériques, observant le moindre détail de cette incroyable et dégoûtante scène avec des yeux emplis de lubricité, sans pudeur aucune.
Le masque de la danseuse, dans la frénésie du moment, bascula soudain, dévoilant le visage de sa propriétaire.
C'était ma mère.
Ce fut plus que je ne pouvais en supporter.
Le sol se déroba à nouveau sous mes pieds et je regagnai...
La cave. Toujours inondée de lumière verte.
« Tu vois ? Tu l'as toujours su, au fond de toi-même. Mais tu as préféré ignorer la vérité. Pauvre de toi ! »
Mes jambes se mirent à trembler.
« Toutes ces choses dont tu as toujours nié l'existence sont pourtant bien réelles, Morgane. Elles ont simplement été oubliées, effacées pendant des siècles par des hommes prétendument rationnels, ceux que vous appelez scientifiques, ainsi que par ces charlatans prétendant servir celui qu'ils nomment Dieu. Mais les temps ont changé. Le Grand Effondrement est survenu. Un effondrement pour les humains, certes, mais une renaissance pour les monstres tels que moi. Généralement, il suffit de croire intensément en quelque chose pour le voir devenir bien vite réalité. »
J'eus envie de hurler, de me pincer pour me convaincre que j'étais à nouveau victime d'un de ces affreux cauchemars. J'allais me réveiller d'un instant à l'autre. Mais rien de tel ne se produisit.
L'Ombre continuait de me fixer.
« Je suis né du mal qui a été commis ici-même. Quant à toi, mon enfant, je pense que tu te doutes que ta conception ne relève pas purement de l'amour entre deux êtres humains. »
Cette fois, ce fut la nausée qui m'envahit. Comment cette chose osait-elle douter ainsi de l'amour que s'étaient jadis porté mes parents ?
« Ta mère était bien plus qu'une simple rebouteuse. Elle faisait partie des rares mortelles à croire si profondément en l'existence de l'inexplicable. Elle savait communiquer avec l'Invisible et quel parti en tirer. La nuit où tu l'as surprise s'ébattre avec un Démon des Flammes, elle n'en était pas à son coup d'essai, crois-moi. Oh que non ! »
La créature prenait un malin plaisir à m'infliger autant de souffrances que possible en m'assenant ses affreux mensonges.
«Onze années auparavant, elle avait semblablement accueilli un esprit mineur de la nature. Un être insignifiant mais qui parvint néanmoins à planter sa graine en elle. De cette union contre-nature naquit bientôt un enfant. Une femelle, en apparence bien humaine et en pleine santé. Un cas extrêmement rare, les quelques fruits de ce genre d'union survivant rarement plus de quelques jours après leur naissance. »
Je vis les yeux écarlates de la Créature s'agrandir démesurément, comme mus par la gourmandise.
« Fait encore plus curieux, jamais cette enfant ne voulut admettre ce qu'elle était vraiment et quels étaient ses véritables pouvoirs, en dépit des efforts de sa mère pour l'aider en ce sens. Dès lors, la catastrophe en devenait inévitable. »
Le ton de la Chose avait pris des accents méprisants. Je perçus même un petit soupir d'agacement.
« Sais-tu quelle est l'entité ayant engendré cette enfant si spéciale ? Je crois que tu le devines, non ? Comme je te l'ai déjà dit, il s'agissait d'un faible esprit de la nature. Un quelconque génie lié aux forces élémentaires des Quatre Vents. Un avatar du Vent de l'Est, plus exactement. »
Cette révélation produisit comme un coup de tonnerre sous mon crâne. Je commençais lentement à croire aux paroles de mon interlocuteur. Tout faisait peu à peu sens.
« Le Vent de l'Est. Porteur de changement. Porteur de mort et de maladie, surtout. Un pouvoir démesuré, si lourd à porter pour une petite humaine, stupide et immature, incapable de se contrôler. Sous l'effet de la colère, elle déchaîna involontairement son pouvoir, décimant le bétail de son voisin et précipitant sa famille dans la ruine. Par son aveuglement, elle forgea son propre malheur. »
Le Monstre ricana avec cruauté, se délectant de mon désarroi.
« C'est alors que l'enfant vit sa mère mourir sous ses yeux. Elle abattit une fois encore, sans le savoir, son impitoyable vengeance sur des innocents, leur envoyant une mortelle épidémie de choléra. Tant qu'elle refusera d'accepter le pouvoir qui sommeille en elle, elle restera une meurtrière imprévisible. Ce qu'elle ignore aussi, c'est à quel point ses maigres exploits ne constituent qu'une timide flammèche en comparaison de l'incendie qu'elle serait pourtant capable de déchaîner. »
Je pris ma tête entre mes mains, me bouchant les oreilles, incapable de me maîtriser davantage face à ce bombardement de révélations insoutenables.
« Inutile de te dérober, petite Morgane ! Quoi que tu fasses, tu entendras ma voix. La voix de la vérité. »
Ses paroles résonnaient maintenant directement dans ma tête, sans que je puisse les étouffer.
« A l'instant où tu as mis les pieds dans cette ville, j'ai immédiatement senti ta présence. Je savais que tôt ou tard, tu finirais par venir ici. Notre rencontre était écrite depuis longtemps. Ma présence étant circonscrite à cette cave, il n'en va pas de même pour mes yeux, capables de voir tout ce qui se trame. Je peux lire dans l'esprit de chaque homme et de chaque femme, si tel est mon désir. Je vois tout. Je sais tout, jusqu'au moindre petit secret. Je suis l'égal d'un dieu pour chaque habitant de cette ville. Dieu, c'est moi ! »
Sa vantardise lui arracha un soupir de satisfaction.
« Je me suis beaucoup amusé de ta présence, auprès de celles qui se sont nommées elles-mêmes Macrâles. Aucune n'avait la moindre chance de savoir qu'elle venait de rencontrer la véritable incarnation du vent d'Est, la bourrasque capable de balayer l'Inquisiteur et sa clique, comme des feuilles mortes. Seule Sarah avait semblé le deviner. Mais elle garda ses soupçons pour elle. Elle voulait faire de toi son instrument contre Clio. »
La lumière provenant du puits baissa légèrement d'intensité, tandis que l'Ombre sur le mur s'envolait en longues fumerolles qui se condensèrent pour venir se poser à mes pieds. Une forme se dessina, devenant chaque seconde plus humaine. Bientôt, Clio en personne se tint devant moi, le regard vide. La voix de la Malveillance reprit avec plus de sadisme que jamais.
« Je peux me servir à ma guise de ceux que j'ai engloutis. Ils sont à moi pour l'éternité et me servent de marionnettes pour convaincre d'autres de venir me rejoindre. Pauvre Jeanne ! Une fillette si prometteuse, si intelligente. Pas assez cependant pour m'échapper.»
Chaque parole de la Chose sentait l'hypocrisie à plein nez. Elle n'éprouvait bien sûr aucun remords envers ses victimes. Le corps de Clio se déforma lentement pour devenir celui de Gilles langue d'Argent, puis celui d'un petit garçon au teint hâlé, ressemblant comme deux gouttes d'eau à Ajar. Enfin, William Mandrake et son imposante stature firent leur apparition.
« Je suis très content de t'avoir enfin en face de moi, Morgane. Tu seras une hôte de choix, blottie au creux de mon être. »
L'Ombre enfla démesurément, comme une voile gonflée par le vent. Je perçus alors une force irrésistible tentant de m'attirer vers le puits.
« Viens, Morgane, viens ! On t'attend ! »
C'était la voix de Clio qui m'appelait ainsi, avec insistance, reprise en écho par celle de Gilles Langue d'Argent et par beaucoup d'autres que je n'identifiai pas.
Je me penchai au bord du trou tout juste assez grand pour y laisser choir un être humain. La lumière s'affaiblit encore nettement. Une volonté hostile s'immisçait dans mon cerveau, me poussant à me laisser choir ainsi dans ce gouffre.
« Quand tu seras à moi, tu iras chercher ton ami Colin. Lui aussi constituerait une pièce de choix pour ma collection. Étrange est le destin qui a conduit deux enfants si spéciaux à se rencontrer, n'est-ce pas ? »
J'allais obéir à cette injonction, quand, au dernier moment, je fis un bond en arrière, furieuse. Jamais je ne conduirais Colin dans les griffes de cette horreur ! Jamais, tant qu'il me resterait un fragment de volonté ! Involontairement, l'Ombre venait de m'insuffler un regain d'espoir, me confirmant que Colin n'était pas mort, encore moins au fond de ce lugubre puits.
L'emprise du Monstre sur mon esprit se relâcha aussitôt. Les deux terribles yeux sur le mur se plissèrent, contrariés. Je les sentis tenter à nouveau de prendre possession de moi, sans succès. Je ne savais que trop ce qui m'attendait si je venais à plonger dans ce puits.
Une éternité au service d'une Bête sans corps, un Esprit mauvais constitué uniquement de haine et de cruauté. Une non-existence d'esclave jusqu'à la fin de l'éternité.
La damnation éternelle.
La voix était devenue rauque, emplie d'une fureur mal contenue. Toute trace de complaisance avait disparu.
« Alors, comme ça on veut la bagarre, hein ? Tu es plus forte que je ne l'imaginais. Ou plus stupide, c'est une question de point de vue. Bah, tant mieux ! On va jouer un peu tous les deux. J'aime les jeux. Or, je ne perds jamais. Je déteste perdre. »
La lumière s'éteignit intégralement et brutalement, me laissant seule dans les ténèbres les plus complètes.
« Bien ! Le choix t'appartient. Viens rejoindre tes amis, ou affronte tes peurs les plus profondes ! Et si la peur n'est pas suffisante pour te faire changer d'avis, peut-être la faim et la soif te contraindront-elles à revoir ta position ? Tu es seule, personne ne viendra jamais te chercher ici. J'ai toute l'éternité pour t'attendre après tout, alors que, toi, tu n'as que peu de temps avant de devenir complètement folle et de sentir la peau se détacher de tes os. Ce n'est qu'une question de temps, n'est-ce pas ?»
Il eut été faux d'affirmer que je n'avais pas peur. J'étais même terrifiée, confrontée à bien pire encore que le plus affreux de mes cauchemars.
Cependant, une calme détermination s'était installée en moi.
J'étais résolue à lutter jusqu'à la fin de mes forces contre le Mal en personne. Serrant les dents, je jurai de vendre chèrement ma peau.
Mon geôlier avait raison.
Je le savais.
Depuis longtemps.
J'étais une Macrâle.
Une vraie de vraie.
Et on ne triomphait pas si aisément d'une Macrâle.
Mon ravisseur l'apprendrait à ses dépens.
La lutte ne faisait que commencer.
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