27. Ce qui est dans l'ombre

Depuis toujours, le quartier Saint-Léonard traînait une réputation déplorable. C'est le moins qu'on puisse dire. Déjà repaire de bon nombre de personnages peu recommandables bien avant le Grand Effondrement, sa situation ne s'était guère arrangée durant les années qui avaient suivi la catastrophe,. Clio m'avait déjà appris que tous les truands de la ville, désireux d'échapper à la surveillance des hommes de l'Inquisiteur, avaient opté pour le quartier Saint-Léonard afin d'y établir leurs quartiers. Sarah me confirma ce fait, soulignant que même la Très Honorable Congrégation des Gamins de Merde n'osait que très rarement mettre les pieds dans ce quartier malfamé. Dès la nuit tombée, ce n'était que prostitution et trafics en tous genres à chaque coin de rue. Sarah m'avoua soupçonner que les principaux responsables de la pègre liégeoise aient pour habitude de soudoyer les hommes de Saturnin afin qu'ils ferment les yeux sur ce qui se passait dans les rues de Saint-Léonard.

Pourtant, c'était là que se cachait celui que nous cherchions. Mère Brasseur avait été formelle. Sarah s'était montrée convaincante, nous assurant que nous serions en sécurité dans le wagon pour passer la nuit. D'après elle, des enfants seules, se promenant nuitamment à Saint-Léonard avaient toutes les chances d'attirer l'attention d'un quelconque individu malintentionné et de finir dans un caniveau, la gorge tranchée d'une oreille à l'autre. Mieux valait attendre le petit matin, lorsque les lieux se vidaient de leurs occupants nocturnes.

Allongée sur une banquette inconfortable, dure comme du bois et qui semblait rembourrée de noyaux de pêches, je ne parvins pas à trouver le sommeil, tandis qu'Ajar ronflait déjà comme une cheminée à mes côtés. Une foule de questions se bousculaient au creux de mon esprit agité. Ajar semblait avoir reconnu formellement William Mandrake. Si c'était le cas, en admettant qu'il ait eu le même âge que Mère Brasseur, il devait s'agir d'un très vieil homme. Où avait-il disparu toutes ces années ? Pourquoi avait-il choisi désormais d'enlever des enfants ? Autant d'interrogations auxquelles je ne trouvais pas de réponses. J'espérais que la journée du lendemain lèverait le voile sur tous ces mystères.

Lorsque l'aube vint, Sarah me secoua sans douceur.

-Allez, debout, vieille rosse ! Il faut y aller ! On n'a pas toute la journée !

Debout juste derrière elle, Ajar trépignait d'impatience. La petite fille savait-elle ce qui nous attendait au bout du chemin ? Sûrement pas. Elle espérait juste savoir ce qu'il était advenu de son frère. Quant à Sarah, pourquoi nous accompagnerait-elle dans cette dangereuse expédition ? Si son souhait était vraiment de se débarrasser de Clio, les motivations qui la poussaient à nous guider jusqu'au numéro 7 de la rue Dony étaient obscures. Toutefois, le fait qu'elle ne nous ait pas purement et simplement supprimées, profitant de notre sommeil, démontrait sa bonne foi. Je consentis donc à lui accorder ma confiance, aussi mince fut-elle.

Le soleil était levé depuis longtemps lorsque nous dépassâmes la sinistre prison Saint Léonard, pour pénétrer dans le quartier du même nom. Pourtant, on aurait juré que la nuit était déjà tombée, tant il faisait sombre. De lourds nuages d'orage roulaient dans un ciel obscurci, alors qu'au loin grondait déjà le tonnerre. Il faisait anormalement chaud en cette fin de printemps. Je suais à grosses gouttes dans cette atmosphère moite et poisseuse

Nous marchions en silence le long de la rue principale lorsqu'un bruit suspect me fit dresser l'oreille. Je pivotai aussitôt sur mes talons, alarmée. Sarah fronça les sourcils.

-Tu penses qu'on nous suit ? Et ben, tu n'as pas tort. Depuis qu'on a quitté la gare, même. Des gosses. Ce n'est pas bien grave, continuons.

Je me demandai aussitôt pourquoi Sarah n'avait pas cru bon de m'avertir plus tôt de la présence des espions de la Très Honorable Congrégation qui nous suivaient à la trace.

-C'est toi qui leur as parlé du type au manteau rouge ?

Je ne pus qu'acquiescer.

-Mauvais idée ! Ce sont des crétins. Une vraie Macrâle ne fait pas confiance aux mâles. Elle se débrouille bien toute seule.

Sur le fond, elle n'avait pas tout à fait tort. Nous avions trouvé seules la cachette de l'homme au manteau rouge. L'aide de Mathurin et de sa bande s'était avérée bien superflue, et je m'en voulais d'avoir pactisé inutilement avec ce fourbe. Mais il était trop tard pour faire machine arrière.

Nous approchions de la rue Dony, d'après les indications de Sarah, lorsque nous surprîmes un petit homme affublé d'un affreux strabisme et vêtu d'un costume violet en velours, qui nous observait depuis la devanture d'une échoppe peinte en rouge.

-Vous cherchez quelque chose, les filles ? nous lança-t-il joyeusement. Vous voulez passer prendre une petite collation chez moi ?

Mes sens se mirent instantanément en alerte. Derrière son amabilité et ses airs inoffensifs, l'individu ne m'inspirait aucune confiance. Contre toute attente, Sarah se précipita sur l'homme, le saisit au collet avec une force surprenante et se mit à le secouer comme un prunier.

-Non, Ricardo ! Celles-là, elles ne sont pas pour toi ! Elles n'ont pas envie de devenir tes esclaves !

Je compris que le dénommé Ricardo était en fait un souteneur qui pensait avoir repéré de nouvelles proies faciles à exploiter.

-Mais non, je vous jure, Dame Sarah, je ne pensais pas à mal. Pitié...

Dégoûtée, Sarah relâcha le petit homme qui tomba le derrière sur le pavé.

-Bon ! Je te crois pour cette fois, Ric'. Mais ne recommence pas ton petit manège, hein ! Sinon je te garantis une crise d'hémorroïdes carabinées comme la dernière fois ! On est plutôt venues chercher un de tes concurrents. On aurait deux mots à lui dire.

Ricardo écarquilla ses petits yeux de fouine.

-Un concurrent ?

-Oui. Un sale type qui kidnappe les gosses ! On ne sait pas trop ce qu'il leur fait, mais on a bien l'intention de lui dire deux mots.

Ricardo se releva avec une lenteur calculée, époussetant son ridicule costume.

-Un concurrent, dis-tu ? Et à quoi ressemble-t-il ton gars ? Je le connais ?

-Un gros lard avec un manteau rouge et une grande barbe en poils de rat. Ça te dit quelque chose ? On sait qu'il habite rue Dony, mais on voudrait en savoir plus avant de se jeter dans la gueule du loup.

Le tonnerre gronda une fois encore dans le lointain, bien que se rapprochant me semblait-il. Je surpris un léger mouvement effrayé qui déforma la bouche de Ricardo.

-Non, désolé, ça ne me dit rien. Allez, salut, passez une bonne journée, les filles !

Sans rien ajouter, il rentra à l'intérieur de l'échoppe et en verrouilla la porte à double-tour, se tortillant les mains avec fébrilité.

-Il nous cache quelque chose, hein ?

-Oui, répondit sombrement Sarah. Il connaît Mandrake. Et il en a peur. Ce n'est pas bon signe, ça. Ric' est connu dans le quartier. Il a des hommes de mains qui bossent pour lui et qui font le ménage régulièrement pour écraser toute forme de concurrence. S'il craint William Mandrake, c'est qu'il y a une raison. Je n'aime pas ça. Pas ça du tout ! On ferait peut-être bien de se tirer d'ici.

Je me retins de porter un coup à Sarah. Nous touchions presque au but. Il était hors de question de se débiner maintenant. Je décidai donc de prendre la tête de notre groupe et de tourner courageusement le coin de la rue Dony.

La rue Dony était déserte, hormis un gros chat noir qui nous observait de ses yeux verts depuis le trottoir d'en face. Il faisait de plus en plus sombre lorsque nous parvînmes face à la porte du numéro 7. Étrangement, la maison semblait être la seule des environs à avoir conservé ses carreaux intacts. Derrière une de ces fenêtres, trônait une étrange main en bois, sans doute un objet de décoration insolite installé là par le propriétaire. Je sursautai, sentant mes cheveux se dresser sur ma tête, lorsqu'il me sembla voir la main remuer et me faire signe d'approcher ! Je me frottai les yeux, éberluée. Sarah et Ajar, quant à elle, ne paraissaient rien avoir remarqué.

-Bon, et ben, nous y voilà, affirma Sarah. Qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant, Morgane ? Je suppose que tu as un plan ? Tu comptes entrer là-dedans et récupérer Clio au nez et à la barbe de William Mandrake ? Ou bien projettes-tu de lui demander bien gentiment s'il cache des cadavres dans sa cave et s'il aurait l'obligeance de te remettre un bout de crâne, histoire que tu puisses aller le dénoncer fissa aux autorités ?

Le cynisme de Sarah m'irritait au plus haut point. Je mourais d'envie de lui dire de se taire, une bonne fois pour toutes. Elle avait néanmoins raison sur toute la ligne, une fois de plus. L'orage éclata à ce moment précis, déversant sur nos têtes des trombes d'eau. Un éclair zébra le ciel juste au-dessus de nous.

-Alors, qu'est-ce que tu décides Morgane ? Je n'ai pas envie de moisir ici. Je sens que je suis déjà mouillée jusqu'à la culotte, moi ! protesta Sarah.

Prenant mon courage à deux mains, je fis tourner la poignée. Mon espoir était vain, comme je l'avais craint. La porte d'entrée était verrouillée, bien entendu.

-Puis-je vous aider, mesdames ? dit une voix affable dans mon dos, résonnant par-dessus le crépitement de la pluie.

Lentement, je tournai la tête. Un homme de grande taille nous observait, les poings sur les hanches et l'air fortement amusé. Une longue barbe blanche lui mangeait intégralement le visage tandis qu'un lourd manteau écarlate lui couvrait les épaules. Ajar poussa un hurlement d'effroi, mêlé de fureur. Sarah recula d'un pas, intimidée. Je demeurai figée.

-Wi...William Mandrake ? articulai-je avec peine.

-C'est bien ainsi qu'on m'appelle, sourit-il, vous avez tout à fait raison, jeune fille. Bravo à vous !

Si les informations dont nous disposions étaient exactes, cet homme était un tueur d'enfants de la pire espèce. Pourtant, rien dans ses manières ni dans son allure ne laissait transparaître sa sombre nature. Son regard doux et hypnotique me captiva dans l'instant.

-Mais je vous en prie. Il pleut des hallebardes ! Nous n'allons pas rester ainsi à bavasser sous la pluie, n'est-ce pas ?

Tirant de sa poche un gros trousseau de clés, il ouvrit la porte d'entrée, laquelle grinça sur ses gonds, s'ouvrant sur un hall d'entrée plongé dans le noir.

-Venez ! insista l'homme, disparaissant dans la pénombre. Je crois que nous avons beaucoup à nous dire !

J'étais partagée entre l'envie de suivre cet homme et mon instinct de survie qui me criait de faire demi-tour au plus vite.

-Alors, tu te décides ou quoi ?

Le ton de Sarah était devenu froid et cassant. Le rictus mauvais qui étirait ses lèvres ne présageait rien de bon. Tout à coup, je sentis une brusque poussée dans mon dos me faire chuter à plat-ventre dans le hall d'entrée de la maison. La porte claqua derrière moi, suivie du ricanement sardonique de Sarah et des cris d'Ajar. Je me remis sur mes pieds et tentai de quitter au plus vite cet endroit noir comme un four et sentant le moisi. Peine perdue ! Un mécanisme bloquait désormais la porte, m'empêchant de sortir. J'eus beau tambouriner et hurler à pleins poumons, personne ne vint. Je me promis de faire regretter à Sarah le mauvais tour qu'elle venait de me jouer dès que je serai parvenue à m'échapper de ce lugubre endroit ! Cette fois, elle allait voir de quel bois je me chauffais !

-Viens dans la cuisine, je suis là ! Tu n'as pas de raison d'avoir peur ! clama la voix de Mandrake.

A petits pas prudents, je rejoignis l'homme assis sur une chaise de style rustique. La maigre lumière du jour, filtrant à travers les fenêtres crasseuses, baignait les traits de William Mandrake. Toute trace de jovialité avait déserté son visage pour laisser place à une expression de désespoir absolu. Quelque chose d'anormal se tramait ici, c'est ce que chaque fibre de mon corps me hurlait désormais ! Une grande glace sur pied avait été installée derrière la table, pour une obscure raison. Je me forçai à m'asseoir face à lui ,tentant de raisonner de façon rationnelle. Tout ceci n'était-il peut-être pas qu'un immense malentendu, après tout ? Le teint de Mandrake était devenu cireux.

-C'est vous qui avez enlevé les enfants ? risquai-je, usant de toutes mes réserves de courage.

Mandrake ne répondit pas, figé comme une statue.

-Vous êtes bien, William Mandrake, n'est-ce pas ?

-Oui et non, tonna une voix d'outre-tombe, moqueuse.

Mais ce n'était pas celle de Mandrake. Je voulus bondir sur mes pieds et fuir par la fenêtre, certaine que quelque chose de terrible se préparait, mais c'était comme si mes pieds était fixés au sol par des poids de plusieurs tonnes. Immobilisée, je poussai un hurlement en regardant le miroir, juste derrière Mandrake. Je ne vis qu'un seul reflet: le mien ! Celui du vieil homme n'existait tout bonnement pas.

Alors, tout s'enchaîna très vite. Son corps commença à s'effriter et à tomber en poussière, vite soulevée par un vent nauséabond et emportée vers le hall d'entrée.

-Viens, je t'attends, Morgane ! gronda la sinistre voix, plus sonore encore qu'un coup de tonnerre.

D'une porte entrebâillée filtrait une lumière verte, sépulcrale. Je sentis  qu'une force invisible me forcer à me lever et à marcher jusqu'à l'escalier descendant au sous-sol. Je ne pouvais rien faire pour m'y opposer, totalement à la merci de ce terrifiant pouvoir.

-Mon pantin a bien travaillé, une fois encore, ricana la voix.

Arrivée en bas des marches, je contemplai, médusée, la scène qui se déroulait sous mes yeux. C'était une cave, vide. La lumière verte jaillissait d'un puits creusé dans le sol de béton. Une sombre forme fuligineuse émergea du trou et commença à tournoyer à toute vitesse entre les murs de la pièce. Quand elle s'arrêta enfin, deux fentes, rouges comme des charbons ardents, percèrent le sombre voile, me dévisageant avec une cruauté inhumaine. Jamais encore je n'avais croisé de regard reflétant un Mal aussi absolu.

Il me fallut me rendre à l'évidence.

Toute ma vie, j'avais eu tort.

Ma mère avait toujours eu raison.

William Mandrake était mort depuis longtemps. Il n'était plus qu'un spectre, une marionnette, un appât destiné à piéger les pauvres naïves de mon espèce.

Un monstre hantait bien cette maison.

Une Entité n'appartenant pas au domaine du rationnel.

Un Être immonde, né de l'Obscurité elle-même.

Une Malveillance.

Une chose surnaturelle.

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