25. L'homme au bec d'oiseau

Bien sûr, choisir une belle journée ensoleillée pour mener une attaque surprise, sur le coup de midi, ressemblait à une idée stupide.

Mais, en ce qui concerne l'attaque qui frappa Liège en ce dimanche 22 mars 2082, ce fut plutôt un coup de génie. Engager les hostilités au moment où l'ennemi s'y attendait le moins, et à l'instant précis où Saturnin et ses hommes avaient leur garde baissée, se révéla un pari risqué, mais gagnant.

Les embarcations utilisées par la bande du Mouillard, naguère dissimulés quelque part en aval de la Meuse, avaient remonté le fleuve à grande vitesse avant de fondre sur la ville, sans que quiconque ait eu le temps de réagir. Les Liégeois ne devaient comprendre que bien trop tard, que leurs agresseurs avaient utilisé ces petits bateaux à moteur, que l'on croyait disparus ou hors d'usage depuis le Grand Effondrement.

Telle une meute de chiens enragés, les brigands, avides de vengeance, avaient fondu sur les quais de la Meuse où se tenait, de surcroît, le marché dominical de la Batte. Ils n'avaient accordé aucun quartier à ceux qui avaient tenté de se mettre en travers de leur route. Avant que l'Ordre de Saint-Lambert ait eu le temps de se mettre sur le pied de guerre, le carnage était déjà consommé, plusieurs bâtiments incendiés se consumant en panaches de fumée s'élevant jusqu'aux nues.

Avec Jeanne, nous n'eûmes d'autre choix que de suivre la foule, en proie à la panique, s'égayant en tous sens.

Saturnin et ses chevaliers, prompts à réagir face à la menace, avaient formé une colonne d'acier se mit immédiatement au pas de course afin d'empêcher les brigands d'avancer et de causer plus dégâts encore.

Des cris de terreur et d'agonie montaient déjà jusqu'à nos oreilles.

-A la cave, et vite ! On y sera en sécurité ! Normalement.

Jeanne avait parlé avec tout le courage et l'aplomb dont elle était capable en de sombres circonstances. Mais elle craignait pour notre vie, autant que pour celle du chevalier Gaël qui marchait désormais à la bataille, dans les pas de Saturnin.

J'avais déjà vécu pareille situation, lorsque les troupes de l'Inquisiteur avaient elles-mêmes attaqué Spa, semant la mort et la désolation. N'était-ce pas finalement un juste revers de bâton ? J'ôtai aussitôt cette réflexion de ma tête. Des innocents mouraient sans raison. Quelle importance leur lieu de naissance et leurs convictions avaient-ils en pareil cas ?

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Approchant de notre repère, nous fûmes témoins d'une scène pour le moins révoltante. La vitrine d'un petit commerçant de la rue Féronstrée avait été fracturée. Or, la bataille ne s'était pas encore étendue à cette partie de la ville, semblait-il. Cet acte relevait donc du pur vandalisme, de la part d'individus peu scrupuleux, profitant de la confusion ambiante pour accomplir leurs méfaits.

-Les Gamins de Merde, maugréa Jeanne.

De fait, trois petites silhouettes jaillirent hors de la boutique, les bras chargés de marchandises diverses et bien mal acquises.

-Arrêtez ! se lamenta une petite voix, au bord des larmes. Papa va me punir !

Une fillette, haute comme trois pommes, tenta vainement de se lancer à la poursuite des voleurs. Peine perdue. Rompus à ce genre d'exercice, les membres de la Très Honorable Congrégation des Gamins de Merde étaient rapides comme des lapins, aussi insaisissables que le vent. La petite s'arrêta sur le trottoir, pleurant maintenant toutes les larmes de son corps. Je sentis ma gorge se nouer. Quand à Jeanne, son regard était devenu noir. Un quatrième larron quitta à son tour la boutique, bousculant au passage l'enfant, laquelle chuta brutalement. Si ma voix ne l'avait stoppé net, le malotru aurait continué sa route, sans un regard en arrière.

-Mathurin ! rugis-je, indignée.

L'intéressé stoppa net et me dévisagea, ébahi, comme s'il découvrait une revenante.

-Morgane ? Qu'est-ce...

Je ne lui laissai pas le temps d'achever sa phrase, l'attrapant au collet avec toute la force dont j'étais capable.

-Regarde ce que tu as fait, sombre idiot !

Je lui montrai l'enfant toujours prostrée au sol, que Jeanne s'efforçait de réconforter du mieux possible.

-Business is business, grommela Mathurin, se dégageant sans peine de ma prise. On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs. Allez, laisse-moi partir, maintenant ! Les lieux ne vont pas tarder à devenir un peu trop fréquentés pour nous.

Cette froideur, cette absence totale de moralité, acheva de me convaincre que mon ami d'enfance était bel et bien perdu pour toujours. Sous son épaisse tignasse rousse, brillaient les yeux d'un individu égoïste et ambitieux. Le portrait craché de son père.

« La pomme ne tombe jamais loin de l'arbre » m'avait dit un jour ma mère. Une fois encore, elle ne s'était pas trompée.

Je fus meurtrie de comprendre que plus rien ne serait jamais pareil entre Mathurin et moi. Dégoûtée par son comportement, l'envie de lui coller une raclée me démangeait. J'aperçus alors le long couteau accroché à sa ceinture et j'abandonnai derechef mon projet, ne sachant trop s'il serait capable de s'en servir ou pas. Sa main se rapprocha dangereusement du manche de son arme.

-Tu vas me tuer comme tu as tué Colin, c'est ça ? osais-je.

Ses yeux s'arrondirent de surprise.

-Colin ? Ton pote avec le drôle d'animal ? Je ne lui ai rien fait. Il s'est barré et on ne l'a plus jamais revu. C'est l'ogre qui l'a attrapé. Comme Gilles. Et comme les autres.

Ce fut à mon tour d'être surprise, mais je connaissais trop bien Mathurin pour ne pas comprendre, à son expression, qu'il disait la vérité. Il recula de quelques pas, l'œil aux aguets, craignant à tout instant de voir débarquer Saturnin.

-L'ogre ? rétorquai-je avec incrédulité.

-Ouais, pas besoin de te faire un dessin. Il y a un malade dans cette ville qui tue les enfants.. On ne les retrouve jamais, en tout cas. Allez, salut, je n'ai pas envie d'être son prochain repas, moi.

Mathurin détala sans demander son reste. Jeanne avait achevé de remettre sur pied la petite fille, laquelle retrouvait peu à peu son calme.

-Salopard de fils de pute, jura-t-elle, entre ses dents. Les Gamins de Merde, c'est fini pour moi. Je ne veux plus avoir affaire à eux et à leur congrégation à la con. Tu aurais pu le buter, non ? Tu avais bien le temps de lui sauter dessus et de le griffer à mort.

J'hésitai à sourire, ignorant si elle était sérieuse ou bien si c'était une tentative d'humour de sa part. Par-dessus les toits des maisons, les volutes de fumée noire se dispersaient lentement alors que diminuaient les échos de la bataille. Je crûs un instant que tout était fini, que les brigands avaient été repoussés et que les choses allaient vite se calmer, mais Jeanne se hâta de freiner mon optimisme.

-On ferait bien de se dépêcher. J'ai un mauvais pressentiment.

Nous nous apprêtâmes à nous remettre en route lorsque les pleurs de la petite fille nous firent hésiter sur la conduite à tenir.

-Qu'est-ce qu'on fait d'elle ?

Je senti mon cœur se déchirer à l'idée d'abandonner la malheureuse. Nous ne savions ni où était son père, ni même s'il reviendrait s'occuper d'elle. Jeanne hésita un instant avant de déclarer.

-On l'embarque ! On ne peut pas la laisser ici ! Allez, dépêchez-vous !

Je poussai intérieurement un « ouf » de soulagement en attrapant la main de la petite. Pendant que nous courions, la petite, qui nous apprit s'appeler Ajar, nous dit.

-L'ogre. Il existe ! C'est lui qui a emmené mon petit frère !

J'avais laissé mes pensées dériver sur Mathurin et sur la colère que j'éprouvai désormais envers lui. Je venais de me faire la réflexion que cet ogre n'était qu'une affabulation de sa part, lorsque les dires d'Ajar vinrent me contrarier.

-Un ogre ? Tu es sûre ? lui demandai-je non sans une pointe d'amusement. Ça n'existe pas les ogres, tu sais.

-Oh si, assura-t-elle avec véhémence, vexée que je puisse douter de sa parole. C'est un monsieur très grand et très gros, avec une barbe et un manteau rouge. Malik l'a suivi et puis l'ogre l'a emmené chez lui pour le manger.

Ajar semblait sûre d'elle, bien que sa voix ait fini par se briser pour se terminer en sanglots déchirants.

-Allez, on n'a pas le temps de chialer, râla Jeanne.

Bien qu'un peu rude, sa réflexion était juste. Forçant Ajar à avancer, je lui demandai :

-Ça s'est passé il y a combien de temps ? Je veux dire, l'ogre, quand a-t-il emmené ton frère ?

Ajar renifla bruyamment avant de répondre :

-Hier.

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Nous étions presque arrivées au refuge lorsque trois silhouettes sombres apparurent à l'angle de la rue et s'avancèrent vers nous.

-Je ne sais pas ce que tu en penses, Mo', mais ils n'ont pas l'air de nous vouloir du bien.

En vérité, j'en pensais exactement la même chose. Deux de ces hommes, aux traits émaciés, la peau couverte de cicatrices nous lorgnaient avec une expression peu aimable.

-Tiens, tiens ? Trois oies blanches à déplumer ! On va bien se marrer les gars.

Les haches qu'ils brandissaient, au fer déjà rougi de sang, ne laissait planer aucun doute sur leur capacité à tuer de sang-froid. Les deux hommes s'écartèrent l'un de l'autre, nous laissant voir la silhouette du troisième. Ce dernier portait un masque au long bec, comme ceux dont m'avait parlé Adalbert, ceux de ces médecins de jadis, chargés de soigner la peste. L'homme leva la main et ses comparses s'immobilisèrent dans l'instant.

-Non ! On ne touche pas aux enfants ! Laissez-les ! ordonna-t-il, d'une voix étouffée par son masque.

-Mais...

-Ne discute pas. C'est un ordre.

-M'en fous ! J'ai envie de me faire la p'tite !

Le brigand de droite se rua sur Ajar, l'arme brandie en un geste menaçant, avec la ferme intention de lui décoller la tête sans plus de cérémonie. Son geste meurtrier s'interrompit toutefois quand la pointe d'une lame émergea de sa poitrine. L'homme tomba à genoux dans un gargouillis étranglé. Le brigand masqué retira son arme ensanglantée du dos de sa victime.

-Soit on obéit à mes ordres, soit on meurt. Est-ce bien clair ?

Le deuxième brigand, blême et tremblant, se contenta de faire signe de la tête pour montrer qu'il avait bien compris cette terrible leçon. Les brigands tournèrent les talons et nous les vîmes disparaître au coin de la rue.

Ajar, tremblant comme une feuille, vint se réfugier dans mes bras. Jeanne, quant à elle, avait les yeux brillant comme des joyaux. Il me fallut la secouer vigoureusement pour qu'elle reprenne ses esprits.

-Tu as vu, ça ? bafouilla-t-elle.

-Vu quoi ?

-Le masque ! C'est un signe des temps !

Était-elle subitement devenue folle ? Certes, le masque du brigand évoquait un oiseau, mais je ne voyais pas le rapport avec un cygne d'étang. Quelques instants s'écoulèrent avant que je ne comprenne ma méprise.

-C'est lui ! C'est le vent de l'Est ! La Grue cendrée est venue pour nous sauver ! s'écria Clio

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L'attaque de la bande du Mouillard avait été brève. Leur intention n'avait jamais été de s'emparer de la ville. Les assaillants étaient bien trop peu nombreux pour cela, et, de toute façon, l'opposition de l'Ordre de Saint-Lambert et de Saturnin vouait toute tentative de cet ordre à l'échec. Il s'agissait d'une escarmouche, destinée à répandre la peur dans le cœur des Liégeois. Avant que Saturnin n'ait pu lancer ses hommes à l'assaut des brigands, il était déjà trop tard. Un quartier entier avait disparu dans les flammes et les morts se comptaient déjà par dizaines quand la bande du Mouillard avait pris la fuite à bord de ses redoutables petits bateaux motorisés.

Il se racontait que l'Inquisiteur était entré dans une rage folle, tenant Saturnin pour responsable du carnage qui venait de défigurer sa ville.

Les Mâcrâles réunies ce soir-là face à l'idole de la Grue cendrée écoutaient avec la plus grande attention leur sœur faire le rapport détaillé des événements de la journée. Clio, plus exaltée que jamais monta sur l'estrade et harangua la salle.

-Mes soeurs ! Je l'ai vue. Et Morgane, ainsi que Ajar, ici présentes, pourront en témoigner ! La Grue cendrée venue de l'Est s'est incarnée et est apparue aujourd'hui pour nous sauver !

Telle une brise douce, il caresse les âmes,

Les rêves oubliés, il ranime, enflamme,

Ses ailes déployées chantent un doux refrain,

L'espoir renaît enfin, chassant les chagrins.

J'eus envie de lui rétorquer que tout ceci n'était qu'une coïncidence. Nous avions rencontré un brigand plus humain que ses congénères, qui avait choisi de dissimuler ses traits pour une raison qui lui appartenait sans doute. Quant à la forme de son masque, l'individu avait sans doute pris le premier masque de carnaval trouvé au fond d'une vieille malle poussiéreuse. C'était tout ! Cependant, je me retins de faire part de mon scepticisme à Clio. Les Macrâles semblaient tellement heureuses d'apprendre cette nouvelle, s'embrassant et se serrant fort. S'agissait-il d'une habile manœuvre de Clio afin de redonner du moral à ses troupes ? Plusieurs d'entre elles avaient perdu leur logement dans l'incendie et une avait même perdu un proche, tué froidement par un brigand. En dépit de l'horreur vécue ce 22 mars 2082, les Macrâles étaient ravies, convaincues que le vent avait bel et bien tourné en leur faveur.

Ce soir-là, je fus la moins optimiste de l'assemblée, certaine que ce brutal assaut des hommes du Mouillard ne manquerait pas de contrarier l'Inquisiteur et d'apporter son lot d'ennuis. J'avais malheureusement raison.

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Il ne fallut attendre que deux semaines environ pour que des nouvelles nous parviennent. Elles étaient mauvaises. En effet, l'Inquisiteur, jugeant les effectifs de ses troupes insuffisants pour faire face à toute nouvelle menace n'avait pas perdu de temps pour convoquer de nouvelles bandes de mercenaires venues des environs de la frontière germanique.

Clio et moi pûmes assister à leur arrivée dans la ville. Il s'agissait d'hommes aussi rustres que brutaux, distribuant les coups au gré de leur envie. Saturnin et ses chevaliers eurent fort à faire pour calmer l'ardeur de ces féroces guerriers bardés de tatouages. En tout cas, dès le jour de leur venue, les rues de Liège furent tout d'un coup moins sûres et les Macrâles durent redoubler de vigilance pour ne pas éveiller les soupçons.

Ajar avait finalement été adoptée par l'ensemble de la sororité. Tout d'abord, il avait été question de la ramener chez son père, bien que l'on eût craint que la petite fille ne dévoilât accidentellement notre existence. Or, il s'avéra très vite que le malheureux avait péri sur le marché de la Batte, lorsque les brigands y avaient débarqué pour y semer la mort. Le sort de la petite Ajar s'en trouva donc réglé. Une fois son chagrin un peu apaisé, elle accepta sans rechigner de se joindre à nous, devenant ainsi la plus jeune de toutes les Macrâles.

Quant à moi, il me fallut encore souffrir de ces affreux cauchemars quotidiens qui me laissaient à chaque fois en sueur, le cœur cognant sourdement dans ma poitrine. Je pensais sans cesse à Colin. Je gardais au fond de moi l'espoir qu'il soit encore en vie. Qu'un ogre l'ait véritablement enlevé et dévoré n'était pas une explication acceptable. Je me promis que, tôt ou tard, je me lancerai à sa recherche.

C'est cependant l'état de Clio qui me causait le plus d'inquiétude. Elle semblait obsédée par « le grand oiseau » ainsi qu'elle l'avait baptisé. Elle passait ses journées à le chercher aux quatre coins de la ville, incapable de concevoir que le volatile avait dû s'envoler avec le reste de sa nuée.

Lorsqu'elle revenait au repaire, chaque soir, bredouille, le découragement pouvait se lire sur ses traits.

Un soir, pourtant, Clio ne revint pas. On l'attendit plusieurs jours avant de nous rendre à l'évidence, la mort dans l'âme. Il y eut beaucoup de cris et de larmes lorsque les Macrâles comprirent que, plus jamais, Clio ne reviendrait. On tenta bien de mener une brève enquête afin de savoir où et comment elle avait bien pu disparaitre. Apprendre qu'elle n'avait pas été arrêtée et enfermée à Saint-Léonard nous consola quelque peu. 

Mais alors que le mystère de la disparition de Clio semblait destiné à rester à jamais non éclairci, une Macrâle, nommée sœur Tina, révéla ce détail qui me fit dresser les cheveux sur la tête.

-La dernière fois que je l'ai vue, elle se trouvait près de la vieille gare des Guillemins. Je ne sais pas ce qu'elle faisait là. Mais il y avait un drôle de type tout près d'elle.

J'en vins aussitôt à craindre ce que Sœur Tina allait ajouter.

-Un gros gars. Un vieux. Pas frais du tout. Avec une barbe et un manteau rouge.

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La situation semble se corser !

Qui est donc ce mystérieux ravisseur d'enfants au manteau rouge dont le petit frère d'Ajar ainsi que Clio ont probablement été victimes ? Un élément de réponse sera apporté au chapitre suivant !

Affaire à suivre donc !

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