24. Le 22 mars 2082

« Êtes-vous conscientes des risques que vous avez pris ? »

La colère de Clio n'avait pas tardé à éclater, comme un orage en ciel d'été. Face à elle, Sarah, Mère Brasseur et moi n'en menions pas large. Malgré son jeune âge et sa frêle constitution, Clio s'était montrée terrifiante, implacable. Nous n'osions remuer un cil, de crainte, sans doute, de la voir nous réduire en cendres d'un claquement de doigt.

La tête toujours douloureuse suite à l'ingestion de ces maudits champignons, je suivais distraitement les vaines tentatives de justification de Sarah. Selon ses dire, nous avions fui la maison de Sœur Carmen, en abandonnant sur place les cadavres de Sœur Carmen et de son enfant. Naturellement, quelqu'un n'avait pas tardé à découvrir la scène de crime et à prévenir les autorités. Une enquête avait été lancée par l'Inquisiteur lui-même et de nombreuses personnes étaient désormais interrogées brutalement.

Sarah tenta bien de se justifier comme elle le pouvait

« Silence » la coupa brutalement Clio d'un ton qui ne souffrait aucune réplique.

Je n'avais guère compris ce qui s'était passé au juste après que Sarah m'eut forcée à avaler les champignons hallucinogènes. J'avais perdu rapidement connaissance et Mère Brasseur n'avait pas tardé à juger mon état suffisamment inquiétant pour quérir l'aide de Clio. Cette dernière n'avait pas tardé à accourir et son intervention rapide m'avait probablement sauvé la vie. Le temps que je récupère un peu de forces, et voici que Clio nous convoquait toutes trois dans la cave, devant l'idole de la grue cendrée, veillant sur nous comme un témoin silencieux.

« Meurtre d'une Sœur et de son enfant. Messe noire. Consommation de substances illicites. Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ? ».

Nous nous regardâmes toutes trois, sans savoir que dire. Courageusement, Sarah fit un pas en avant.

-C'est moi la responsable. C'est moi qui ai eu l'idée. Je voulais convoquer un serviteur d'En-Bas pour nous venir en aide. La balle est dans notre camp, Clio. Il faut arrêter de nous cacher en attendant que l'Inquisiteur vienne nous chercher et enfin passer à l'offensive ! J'ai eu le courage de faire ce qui devait être fait !

Clio secoua la tête, incrédule.

-De tels risques pour parler à un être démoniaque qui ne t'aurait apporté, au mieux, que tromperies et malheurs, voilà qui relève davantage de la stupidité que du courage, Sœur Sarah

Sarah devint instantanément écarlate de rage.

-L'Enfer existe, Clio ! Et nous y sommes déjà ! Alors, cessons de nous terrer et utilisons les ressources qu'il nous offre et qui n'attendent que notre appel pour intervenir en notre faveur !

-Il suffit ! Je ne veux plus entendre parler de ça ! tempêta Clio. Vous vous êtes comportées stupidement et vous nous avez toutes mises en danger.

Clio ressemblait maintenant à un juge s'apprêtant à rendre son verdict.

-Sœur Sarah. Je me vois contrainte de vous exclure de notre sororité ! Et ceci pour en assurer la sécurité.

Sarah ne manifesta aucune émotion au prononcé de sa sentence.

-Je n'ai pas besoin de ton jugement, Clio ! J'en ai assez de ton inaction et de ton refus de voir la vérité en face. Je te laisse à ta mollesse. Puisse-t-elle t'emporter toi et tes adoratrices ! Je m'en vais mener mon combat de la manière que j'aurai décidée. Et tu ne m'en empêcheras pas ! Adieu !

La jeune fille tourna les talons et quitta la cave, nous laissant, Mère Brasseur, moi et Clio. Cette dernière anticipa ma question.

-Elle ne nous trahira pas. Ce serait se condamner elle-même. Elle n'osera pas nous livrer aux hommes de l'Inquisiteur. Reste à espérer qu'elle ne finira pas dans une cellule de Saint-Léonard puis sur un bûcher.

Je n'aurais su dire si Clio était satisfaite de s'être débarrassée d'une rivale encombrante ou, au contraire, triste et déçue d'avoir perdu un membre de sa sororité, quelle qu'elle fût.

-Quant à vous, Mère Brasseur, je vous accorde mon pardon. Sarah a toujours su se montrer convaincante. C'est une des pires manipulatrices que je connaisse. Elle ne fait qu'une bouchée des esprits faibles.

La vieille approuva ses dires mais je devinai aussitôt que ce n'était pas la vérité et qu'elle avait bel et bien suivi Sarah de son plein gré.

-Quant à toi, Morgane, tu as pu voir de quoi était capable un esprit avide de vengeance. Rien de bon ne peut en émaner. Que cela te serve de leçon !

Elle n'avait, en vérité, pas à craindre que je récidive ! Les terribles souvenirs de cette nuit cauchemardesque ne risquaient pas de disparaître de sitôt.

-Allez maintenant, Mère Brasseur. Les séances sont suspendues jusqu'à ce que l'épidémie soit terminée. Nous nous reverrons dès lors que le ciel se sera éclairci.

Mère Brasseur s'inclina, mais avant de s'en aller à son tour, elle se tourna et dit.

-Il y a eu autre chose, Clio.

-Autre chose ? Que voulez-vous dire ?

- Cette nuit-là, il y a eu quelque chose. Une chose s'est introduite dans cette maison. Ou plutôt a pris naissance dans la maison.

-Ça pouvait être n'importe quoi, Mère Brasseur, tenta de la rassurer Clio. Dans la panique, vous avez dû rêver. Au pire, ça pouvait n'être qu'une souris ou un gros rat caché dans le grenier. Vous ne pensez quand même pas être parvenues à invoquer un Démon ? Je vous croyais plus rationnelle que ça, Mère Brasseur. Vous me décevez beaucoup !

Moi non plus, je ne croyais pas à l'hypothèse d'une entité quelconque qui aurait répondu au rituel initié par Sarah. Néanmoins, ma crainte était qu'un espion se soit introduit dans le grenier avec nous et ne nous ait d'ores et déjà vendues à l'Inquisiteur. Clio sembla également prendre cette menace au sérieux.

-Il faudra redoubler de vigilance. Vos exploits ont contribué à relancer la chasse aux Macrâles. Toutes mes félicitations, les filles.

-Je crois plutôt qu'il s'agissait d'une Malveillance, Clio, avoua Mère Brasseur, la peur dans la voix.

-Une Malveillance ? m'exclamai-je, ne comprenant pas à quoi la vieille femme faisait allusion.

Remarquant mon ignorance, Mère Brasseur entreprit de se lancer dans un petit exposé quelque peu confus.

-Lorsque de mauvaises choses sont commises quelque part, elles laissent toujours des traces. Bien souvent, ces marques ne sont pas visibles aux yeux des profanes. A peine les remarque-t-on. Mais quand un lieu est marqué par des événements particulièrement atroces, alors ces traces commencent à se manifester de manière plus tangible. Une porte qui claque, un plancher qui grince ou bien d'un murmure venu d'on ne sait où. C'est ainsi que naissent les maisons hantées. Ce sont des Malveillances qui les souillent, tout simplement. Elles ne sont qu'énergie impalpable, généralement inoffensives, Toutefois, certains les considèrent comme de funestes présages. Ils sont destinés à faire peur et à rappeler, à ceux qui savent les interpréter, qu'il s'est passé quelque chose. Je suis certaine que nous avons accidentellement créé une Malveillance en tuant le bébé de Sœur Carmen. J'ai peur de ce qui va advenir ! Certaines Macrâles m'ont dit que les rituels noirs pouvaient créer des Malveillances plus puissantes, capables d'agir et de penser par elles-mêmes...

Clio se tordit les mains, brûlant d'envie de se débarrasser définitivement de la vieille femme, tout comme elle venait de chasser Sarah. Mais, elle lui avait déjà accordé son pardon et ne tenait visiblement pas à se parjurer.

-Qu'importe, Mère Brasseur, ce que vous croyez voir ou entendre. Je ne veux plus que vous commettiez de telles folies. Est-ce bien compris ?

-Oui, Clio. J'ai bien compris. Puis-je me retirer, maintenant ? Je t'en prie, je suis si fatiguée. Et puis, c'est aujourd'hui l'anniversaire de sa disparition. J'ai besoin d'être seule.

Clio lui donna son approbation, et Mère Brasseur s'en alla à son tour. J'étais désormais en tête-à-tête avec la jeune Macrâle.

-Les croyances de Mère Brasseur sont parfois...étranges. Je ne crois pas un instant à ses histoires de Malveillances mais j'accorde plus de crédit à ses intuitions concernant l'avenir proche. Elle a généralement du flair pour sentir les mauvaises choses arriver. Je ne peux pas l'expliquer de manière rationnelle, mais c'est comme ça.

Elle haussa les épaules. Je lui fis comprendre que nous étions sur la même longueur d'onde au sujet des élucubrations de Mère Brasseur. Une question me vint cependant à l'esprit.

-De qui parlait-elle lorsqu'elle évoquait sa disparition ?

Clio marqua un temps d'hésitation.

-Mère Brasseur a eu une longue et triste vie. Elle a aimé autrefois un homme. Il s'appelait William Mandrake. Il était magicien, illusionniste de renommée mondiale. Ils s'aimaient. Jusqu'au jour de leur noce où il s'est volatilisé. La pauvre Mère Brasseur ne s'est jamais remise de ce choc. Depuis tant d'années, à la date de sa disparition, elle se plonge dans ses vieux albums de photos et de timbres en picolant comme une Polonaise. La disparition de Mandrake lui a emporté une partie de l'esprit, je le crains. Elle n'a nulle tombe où se recueillir. Il n'existe plus que dans sa mémoire, désormais

Clio me regarda avec un air triste. Cependant, elle reprit ensuite d'un ton nettement plus joyeux.

-Je sais ce que tu vas me demander. Tu veux savoir si je vais te forcer à rester encore longtemps enfermée ici ? Non, rassure-toi. Une fois l'épidémie derrière nous, l'Inquisiteur et sa bande t'auront certainement oubliée. Les hommes ont la mémoire courte. Tu pourras ressortir à l'air libre, je t'en donne ma parole. Je crains par contre qu'ils n'imputent la venue du choléra aux pouvoirs d'une Mâcrâle. Ils pourraient se montrer encore plus zélés que d'habitude afin d'assouvir leur vengeance. Il faudra redoubler de prudence.

J'eus la sagesse de croire en la promesse de Clio. Il ne me restait donc plus qu'à prendre mon mal en patience. Je n'étais cependant pas prête pour les mauvaises nouvelles qu'elle s'apprêtait à m'apprendre.

-Je dois te parler d'autre chose. J'en ai repoussé l'échéance autant que je l'ai pu, mais le temps est venu de te mettre au courant.

Je m'immobilisai, passant tout d'un coup de l'espoir à l'inquiétude.

-Tu sais que j'ai un pied dans la Très Honorable Congrégation des Gamins de Merde. Et bien, les choses là-bas vont mal depuis quelques temps. Depuis le jour, très exactement, où Gilles Langue d'Argent t'a trahie, place Saint Lambert et où je t'ai conduite ici.

Je la priai avec insistance de m'en dire plus.

-Gilles n'est jamais rentré à la planque rue Tête-de-boeuf. Il s'est volatilisé...

Je haussai les épaules, l'air faussement navrée. Quoi qu'il soit arrivé à cet immonde cafard, je n'en avais cure. Clio poursuivit.

-C'est Mathurin qui a repris les rênes de la Congrégation. Or, il n'aime pas fort tout ce qui touche de près ou de loin aux Macrâles et à ce qu'il considère comme de la sorcellerie au sens large.

Ça n'avait rien d'étonnant. Mathurin avait certainement fini par se convaincre que c'était bien un sortilège lancé par ma mère, qui avait décimé le troupeau de son père et précipité notre malheur à tous.

-Il faudra surveiller les Gamins de Merde au plus près pour éviter qu'ils deviennent des agents de l'Inquisiteur à part entière, ce qui serait désastreux pour nous. Leurs espions sont particulièrement doués et ils pourraient nous causer du tort s'ils se lançaient à notre recherche.

Mais où Clio voulait-elle donc en venir ?

-Tu as la confiance de Mathurin. Si cela s'avérait nécessaire, il faudrait prendre des mesures... hum, radicales, si tu vois ce que je veux dire. Tu serais la plus à même de remplir cette mission.

Je fixai Clio, éberluée. Comment une enfant de mon âge pouvait-elle envisager de commettre un meurtre, d'autant plus celui d'un ami enfance ?

-Devenir une Macrâle implique de grands sacrifices. Surtout quand il s'agit de protéger ses sœurs. Tu t'en apercevras vite. Et puis, n'oublie pas ce qu'il a fait à ton ami !

Je haussai les sourcils, perplexe. Clio toussota, gênée, comme si elle avait « oublié » de me faire part de cette information.

-Ton ami. Le gamin avec le singe. Lui aussi a disparu. Il s'est disputé avec Mathurin un beau soir, il est sorti et on ne l'a plus jamais revu, lui non plus. Je n'en ai pas la certitude, mais j'ai bien peur que Mathurin ait pu faire le nécessaire pour le faire disparaître définitivement...

Pour la première fois, j'éprouvai un fort désir de remettre Clio à sa place. Elle se trompait. Jamais Mathurin n'aurait fait une chose pareille. Lui aussi n'était encore qu'un enfant et penser qu'il aurait pu commanditer un assassinat était purement et simplement absurde ! La jeune fille recula d'un pas, consciente de ma brusque fureur.

-Ne sous-estime pas les hommes, Morgane. A peine sortis de l'enfance, ils sont déjà capables du pire s'ils se sentent en position de force.

Son ton était à présent devenu froid et sifflant. Effrayant.

-Médite sur ce que je viens de te dire. Le temps viendra où tu comprendras enfin mes propos.

Sans rien ajouter, elle quitta la cave, sans oublier d'en verrouiller la porte à double-tour, bien entendu. En dépit des apparences, j'étais bel et bien sa prisonnière...

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Il me fallut encore patienter un temps qui me parut infini, seule, au fond de cette cave, avant que Clio ne revienne m'annoncer la bonne nouvelle.

-La maladie recule. La vie reprend petit à petit. Viens, tu vas assister à quelque chose que tu n'as jamais vu.

Clio semblait radieuse, bien loin de son habituelle attitude sérieuse et autoritaire, le teint rougi par une excitation toute enfantine. A cet instant, j'étais aux antipodes de cet état. Les longues semaines de réclusion qui avaient été les miennes m'avaient laissé la peau aussi pâle que celle d'un mort. En outre, je n'avais cessé de ruminer tout ce que Clio m'avait dit au sujet de Mathurin et de la fin probable de Colin. Les cauchemars avaient été quotidiens, toujours hantés par ces visions terrifiantes qui me semblaient devenir plus réelles de jour en jour.

A travers la porte ouverte au- dessus des marches, brillait ce qui ressemblait à un beau soleil printanier. J'étais avide de la caresse de ses rayons et d'un souffle de vent frais dans mes cheveux. Sans attendre, je dépassai Clio pour mieux me ruer à l'extérieur.

Je ne m'étais pas trompée. Le ciel était d'un bleu azur, baigné par un beau et chaud soleil.

-Allons Place Cathédrale. Suis-moi, dit Clio, plus enjouée que jamais.

Je ne connaissais encore que peu de choses de la ville de Liège, mes rares visites s'étant effectuées de nuit avec l'urgence pour seule guide. Ce jour-là était différent, bien que la crainte d'être reconnue ne me quitta pas un seul instant. Je pris donc le temps d'observer les maisons qui nous entouraient, les gens assis sur le seuil de leur porte profitant également de la venue du beau temps. La ville semblait étrangement paisible, comme si elle se réveillait d'un long sommeil qui avait duré cent ans. Les rats, bien qu'encore présents, étaient moins nombreux, à mon grand soulagement. Nous dépassâmes un antique monument que Clio appelait « le Perron », ancien symbole des libertés de la ville, devenu simple marque d'ironie. Puis nous traversâmes la Place Saint-Lambert, de sinistre mémoire, ce qui m'obligea à serrer les dents. Aucun échafaud ne s'y dressait ce jour-là mais, au bout de la place, s'élevait le Palais des Princes-Evêques, devenu résidence personnelle de l'Inquisiteur Pangelpique.

Finalement, nous parvînmes Place Cathédrale, au pied de l'édifice éponyme. Les lieux étaient bondés de monde. La foule se pressait autour d'une large arène recouverte de sable cernée d'une simple clôture de bois. Deux hommes d'âge-mûr, torse nus, armés de massues, s'y affrontaient à grands renforts de cris et de grognements. Le combat prit fin lorsque l'un des antagonistes s'effondra sur le sable suite à un violent coup porté à la poitrine et demanda grâce. La foule acclama le vainqueur tandis que le blessé était promptement évacué sur une civière de fortune afin de laisser place aux duellistes suivants.

Clio ne put s'empêcher de trépigner de ravissement en voyant les deux jeunes garçons vêtus de tuniques de cuir légères s'avancer dans l'arène.

-C'est lui ! C'est Gaël ! cria-t-elle en désignant le garçon aux longs cheveux bouclés, armé d'un bouclier et d'une courte épée.

Je trouvai plutôt étrange de la voir ainsi se pâmer devant cet adolescent musclé, elle qui vouait d'habitude une telle méfiance aux hommes. Afin de la calmer, je lui demandai qui étaient ces combattants et pour quelle raison ils s'affrontaient ainsi.

-C'est le tournoi annuel de l'Ordre de Saint-Lambert. Au début du printemps, les chevaliers de l'Ordre règlent leurs querelles de cette façon. C'est également une occasion pour eux de démontrer leur valeur et de rappeler leur force. Au cas où quelqu'un serait tenté de défier leur autorité.

Elle s'était rembrunie. L'Ordre de Saint-Lambert était constitué d'hommes chargés de faire régner la loi de l'Inquisiteur dans la ville. Or, en ce 21 mars 2082, les oppresseurs étaient subitement devenus les héros des Liégeois, friands de divertissement après l'hiver et les ravages du choléra.

Dans l'arène, les deux garçons se faisaient maintenant face, le visage impavide jusqu'à ce que résonne le son d'un gong. Les jeunes guerriers se ruèrent à l'assaut l'un de l'autre, ne s'épargnant aucun effort pour percer la garde de l'adversaire. A chaque fois que le dénommé Gaël menaçait de prendre le dessus sur son rival, Clio, ou plutôt Jeanne, telle qu'elle était redevenue, criait de plus belle, comme une de ces groupies hystériques auxquelles Adalbert avait fait allusion à plus d'une reprise. En revanche, dès que Gaël reculait d'un pouce, elle se lamentait et jurait d'odieuse façon.

-Toute violence entre chevaliers est formellement interdite, habituellement. C'est aujourd'hui le seul jour de l'année où ils peuvent exprimer librement leur colère.

Jeanne exulta, poussant des cris stridents, lorsque Gaël jeta son ennemi à terre, la pointe de son arme posée contre sa gorge.

-Mais ils doivent faire preuve d'honneur, comme les paladins d'autrefois. Ils ne se tuent jamais et ne se blessent que rarement. Du moins, pas volontairement.

Les spectateurs ovationnèrent le chevalier Gaël, levant les bras au ciel en signe de victoire, tournant le dos à son adversaire toujours étendu sur le sable.

-Il n'y a qu'une chose qui n'est pas tolérée et qui entraîne une mort immédiate.

-Laquelle ? questionnai-je, curieuse.

Dans l'arène, le garçon vaincu s'était relevé en tapinois et s'apprêtait à surprendre Gaël, inconscient du danger qui le menaçait, en le frappant dans le dos. Jeanne poussa un cri de protestation. Néanmoins, avant que le traître n'ait pu porter son attaque, une détonation claqua. Je reconnus ce son, avec effroi. C'était celui, caractéristique d'une arme à feu. Avant d'avoir pu réaliser ce qui venait de se passer, le garçon périt instantanément, le crâne pulvérisé, le sable blanc arrosé par une pluie visqueuse de morceaux de cervelle éparpillés.

-La lâcheté, répondit alors Jeanne. C'est, pour eux, le pire des crimes.

J'avisai une silhouette vêtue de noir, postée dans le clocher de la cathédrale. Elle tenait à la main ce qui ressemblait à un long tube encore fumant.

-C'est Idriss le Chasseur, souffla Jeanne. Le seul chevalier de l'Ordre autorisé à utiliser une arme à feu. Il a bien mérité son surnom. Aucune proie ne lui échappe jamais, tu peux en être sûre.

Je ravalai ma salive avec peine, troublée par la présence de cet homme capable d'abattre n'importe qui, à grande distance, avec une telle précision. Le Chasseur reprit son poste, son arme à nouveau braquée sur l'arène, prête à cracher un second projectile mortel, si besoin en était. Sans que quiconque ne s'émeuve le moins du monde du sort de l'adolescent dont la dépouille gisait recroquevillée sur le sable rougi, le vainqueur fut applaudi, en particulier par Jeanne, des étoiles plein les yeux.

-Je te laisse. Ne fais pas de bêtise ! Je reviens vite.

Sans m'accorder davantage d'attention, elle se dirigea vers l'ample tente où le chevalier Gaël s'était engouffré, toujours sous les vivats de la foule. Sa candeur me fit sourire. J'espérais simplement qu'elle ne serait pas déboutée avant d'avoir pu approcher son bel amant. Je consacrai mon attention sur la suite des combats.

Plusieurs duels se succédèrent ensuite, sans qu'aucun incident notable ne se produise. Idriss le Chasseur n'eut donc pas besoin d'intervenir une seconde fois.

Le soleil à son zénith, midi sonnant au carillon de la cathédrale, un héraut s'avança au centre de l'arène, sonnant trompette pour capter l'attention de la foule.

« Mesdames et Messieurs. Place maintenant à celui que vous attendez tous. Je vous offre Saturnin le Magnifique qui affrontera qui l'osera et prouvera qu'il est bien le Bras de Dieu sur cette terre ».

L'homme s'éclipsa, laissant place au colosse que je ne connaissais déjà que trop bien. Son armure impeccablement polie brillait de mille feux à la lumière du soleil, me contraignant à baisser les paupières. Quand un nuage passa, masquant l'astre solaire, je pus détailler ses traits pour la première fois, car il avait décidé de ne pas porter de casque, ce jour-là. Sa mâchoire carrée, son nez droit et les longs cheveux blonds qui cascadaient sur ses épaules laissaient penser que Saturnin avait dû être engendré non par des humains mais par des dieux, tant sa beauté était irréelle. Tenant sa lourde épée d'une seule main, il salua la foule avec enthousiasme. J'eus du mal à croire que cette montagne vivante était bien celle que j'avais surprise dans le cimetière, pleurant comme une madeleine sur la tombe d'un être aimé.

-Je n'ai rien raté, j'espère ?

Jeanne revint se placer à mes côtés. Sa mine déconfite ne laissait pas place au doute. L'entrevue avec son galant n'avait pas dû se passer comme elle l'espérait. Me retenant de rire, je lui fis signe que non.

-Bien. Très bien. Je me demande qui est l'imbécile qui osera affronter Saturnin aujourd'hui.

Elle m'expliqua rapidement que quiconque le souhaitait, qu'il soit chevalier ou non, pouvait défier Saturnin dans l'arène. Une grande récompense était promise au vainqueur mais personne au cours des années n'était parvenu à vaincre le maître de l'Ordre des Chevaliers de Saint-Lambert. Une aura d'invincibilité entourait Saturnin. Pour ma part, je savais déjà de quoi il était capable. J'avais été témoin de la férocité dont il faisait preuve au combat, comme lorsqu'il avait attaqué la ville de Spa à la tête de ses hommes.

-Il n'y a qu'une seule personne qui soit parvenue à le blesser. Un gamin sorti de nulle part. C'est le seul qui ait pu lui tenir tête. Il a marqué Saturnin à l'épaule. Il en garde toujours la cicatrice à ce qu'on dit. Il s'appelait...

-Thomas, l'interrompis-je, repensant subitement à mon ami disparu.

-Comment le sais-tu ? demanda Jeanne, surprise.

-Je le sais, c'est tout, répondis-je, peu désireuse de lui en expliquer davantage, ce qu'elle comprit immédiatement, dans sa grande sagesse retrouvée.

Dans l'arène, un homme était venu se planter crânement devant Saturnin.

-Saturnin, je vous défie en duel. Il y a trop longtemps que vous occupez une fonction qui ne vous revient pas de droit. Je revendique la charge de maître de l'Ordre lorsque je serai parvenu à vous vaincre.

Saturnin le Magnifique s'inclina avant de répondre d'une voix monocorde, dépourvue d'émotion.

-Qu'il en soit ainsi, chevalier Destenay. Je vous fais l'honneur de vous affronter et quitterais la tête de l'Ordre en cas de défaite. Je vous en donne ma parole d'honneur.

Le chevalier Destenay ne prit même pas la peine de saluer son adversaire, se ruant immédiatement à l'assaut, assenant à Saturnin une redoutable botte que ce dernier esquiva pourtant avec une déconcertante facilité.

-C'est la tradition, murmura Jeanne. Celui qui ose affronter le Magnifique est en droit d'exiger une faveur qui lui sera accordée dans le cas où il gagnerait. Mais cet imbécile de chevalier Destenay est bien le premier à demander une chose aussi absurde. Il va vite regretter d'être né.

Jeanne ne croyait pas si bien dire. Le duel tournait déjà en la défaveur du malheureux chevalier Destenay. Bien que grand et solidement bâti, un homme imposant sur lequel il fallait compter, il n'en menait pourtant pas large face à Saturnin, tel David affrontant Goliath. D'un implacable revers de son épée, Saturnin fit sauter l'arme de son ennemi hors de ses mains tremblantes. Puis, d'un coup de poing si puissant qu'il plia l'armure du chevalier Destenay, il l'envoya dinguer plusieurs mètres en arrière.

Le plus sage aurait été d'immédiatement demander grâce. Cependant, soit le chevalier Destenay était particulièrement stupide, soit il était complètement fou. Il se remit debout, les jambes flageolantes, l'armure tombant en pièces, du sang coulant de son nez brisé et trouva encore la force d'haranguer son adversaire.

-Ce n'est pas fini, Saturnin. Approche si tu l'oses ! Je vais te détruire !

Le Magnifique, sans répondre, s'avança à grands pas sur le moucheron qu'il s'apprêtait à écrabouiller. D'une poigne de fer, il le saisit et le souleva à bout bras au-dessus de sa tête, comme si Destenay ne pesait pas plus qu'une plume. Puis, d'une violente poussée, lâchant un grognement sonore, il lança sa victime à travers l'arène. Le chevalier, transformé en un véritable projectile humain, alla s'écraser contre la palissade, dans un répugnant craquement d'os brisés.

-Il ne relèvera pas de sitôt, commenta laconiquement Jeanne. Bien fait pour lui.

Me remémorant la bataille de Spa et la manière dont Thomas avait été capable de résister aux assauts de Saturnin, je regrettai plus que jamais son absence. Quelles chances pouvaient en effet bien avoir quelques femmes face à une telle force de la nature mise au service d'une cause aussi néfaste que celle de l'Inquisiteur ?

Ce nouvel exploit de Saturnin le Magnifique conclut superbement le tournoi. Nous éloignant, Jeanne et moi, je ne pus m'empêcher de lui avouer.

-Ce soir-là, j'ai vu Saturnin, au cimetière de Robermont. Il se recueillait sur une tombe. Qui était-ce ? Sarah n'a rien voulu me dire.

Jeanne sursauta, surprise.

-Sa vie est une triste chose. On dit que Saturnin était jadis un enfant chétif, détesté et moqué par tous. Il passait ses journées le nez fourré dans des histoires de chevalerie. Il rêvait d'en devenir un lui-même. Un authentique Paladin, guidé par Dieu. Il le souhait tellement qu'il a fini par croire qu'il pourrait en jour devenir Lancelot du Lac.

On raconte qu'un jour il est tombé très malade et que l'intervention de Dieu en personne est venue le sauver. C'est après cela qu'il a décidé d'accomplir son rêve. Il s'est entraîné tant et si bien qu'il a fini par devenir le guerrier invincible que tu as vu. Il en a profité pour regrouper autour de lui tout une confrérie d'hommes convaincus, eux aussi, que seules les Vraies Valeurs de la chevalerie d'antan pouvaient aider le monde à se redresser après le Grand Effondrement. Mais ils ont été dupés par Pangelpique, le Diable paré des habits de la vertu. Saturnin croit répandre le bien et servir Dieu en mettant sa force au service de l'Inquisiteur mais il fait fausse route. Il est aveuglé par ce qu'il a lu dans ses fichus romans de chevalerie. Il est incapable de distinguer de quel côté se trouve vraiment le mal.

-Tout ceci ne me dit toujours pas qui était la personne dans la tombe au cimetière de Robermont, objectai-je.

-Saturnin est un être humain, quoi qu'on en pense. Il a autrefois aimé une femme, qu'il a épousée. Ils eurent un fils ensemble, prénommé Jasper. Malheureusement, l'enfant disparut un jour, mystérieusement, laissant ses parents inconsolables. L'enquête ne donna rien. Jamais on ne retrouva trace du petit Jasper. L'épouse de Saturnin, Anna, en mourut de chagrin. C'est sa tombe que tu as vue. Saturnin ne s'est jamais remarié et n'a jamais pu oublier celle qu'il aimait. C'est aussi simple que ça. Mais ne t'apitoie pas trop sur son sort. Il tient les Macrâles pour responsable de l'enlèvement et de la mort probable de son fils. Du moins, c'est ce que l'Inquisiteur a réussi à lui faire croire. Saturnin nous déteste et a juré de purger la ville de notre présence. N'espère rien de lui.

L'enthousiasme soulevé par le tournoi retombant, Jeanne s'effaçait, laissant à nouveau place à la Clio rationnelle et pessimiste. Un vague espoir commençait à germer en moi. Saturnin était un être humain, pas une machine de métal manipulée par l'Inquisiteur. Se pouvait-il, qu'un jour, il comprenne ses erreurs et se retourne contre son maître ? J'en étais persuadée, certaine que la liberté des Liégeois viendrait tôt ou tard de Saturnin lui-même.

Une odeur de brûlé m'arracha tout à coup à ma rêverie. Un homme, la mine décomposée, le souffle court, passa à côté de nous, le visage secoué de tic nerveux.

-Planquez-vous, vite ! Ils arrivent par la Meuse!

-Qui ? s'exclama Clio, aussi surprise et alarmée que moi.

-La bande de Robert le Mouillard. Ils viennent venger leur chef!

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