20. La Très Honorable Congrégation des Gamins de Merde
Il fallut un instant à Mathurin pour comprendre à qui il avait affaire. Bouche bée, il ressemblait à quelqu'un venant d'apercevoir un revenant. Ce qui n'était pas loin d'être la vérité. Je dois avouer que ma stupeur devait être à peu près égale à la sienne. C'était comme une bouffée d'enfance, une rafale de nostalgie venue d'un passé que je croyais pourtant perdu depuis longtemps.
-Morgane ? C'est toi ? Mais que...
Cédant alors à une impulsion soudaine, je m'effondrai dans ses bras, heureuse comme jamais de retrouver mon ancien camarade. Colin nous regardait sans comprendre. Le cercle autour de nous se desserra peu à peu. Colin en profita pour se ruer sur Mathurin, livide de rage.
-Toi, tu vas me rendre mon singe, sinon...
Un instant décontenancé, Mathurin ne tarda pas à repousser violemment son assaillant.
- T'es qui toi ? Fous le camp !
Il y avait de l'électricité dans l'air. Les deux garçons n'allaient pas tarder à en venir aux mains, jusqu'à ce qu'une jeune fille d'à peu près mon âge et ma taille vienne s'interposer entre les deux antagonistes.
-Math ! Arrête ! Il ne faut pas rester ici. Tu sais pourquoi...
Mathurin approuva d'un hochement de tête.
-T'as raison, Jeanne. On rentre. Venez, vous-deux. On a des choses à se dire...
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La cave, éclairée par une rangée de lampes à huile, était occupée par une vingtaine d'enfants de tous âges, dont le point commun était une grande maigreur ainsi qu'un manque flagrant d'hygiène. Pourtant, ils s'étaient visiblement employés à rendre leur cachette suffisamment confortable pour y passer un bon bout de temps. Ils avaient disposé le long des murs des matelas rudimentaires à base de paille et de morceaux de tissus rapiécés. Trois chaises bancales ainsi qu'une table rongée par les vers constituaient le seul mobilier. Dans un coin se trouvait entreposé un tas de vaisselle ébréchée avec quelques bouteilles remplies de liquides inconnus aux origines douteuses.
Une fois entrés, Mathurin nous fit signe de nous asseoir pendant que les autres enfants s'en allaient vaquer à leurs occupations. Nous obéîmes et Mathurin ordonna à celui qui avait kidnappé Monsieur Jojo, un adolescent courtaud au regard franchement bovin de nous rendre l'animal. Le petit singe émergea du sac avec vivacité avant de regagner l'épaule de Colin, sans avoir auparavant omis d'adresser une grimace narquoise à son ravisseur.
- Parlons, maintenant. Explique-moi, Morgane ! C'est tellement...incroyable de te retrouver ici, comme ça. Qu'est-ce que tu fais là ? Qu'est-ce qui t'est arrivé depuis tout ce temps ? Je croyais que tu étais morte !
Mathurin tapa impérieusement des mains et la jeune fille, celle qui se prénommait Jeanne, vint nous apporter une des bouteilles. Il la remercia d'une claque sur les fesses avant de déboucher la bouteille et de s'en accorder une généreuse lampée. Je fus bien intriguée et choquée par son comportement hautain. Mathurin avait toujours été mon ami et tout comme moi, il s'agissait encore d'un enfant. Pourtant, il se comportait déjà comme un homme aux manières provocantes, sûr de son autorité sur la petite bande de gamins qu'il semblait contrôler. Je croisai furtivement le regard, mi-embarrassé mi-furibond de Jeanne, qui s'éloignait à grands pas.
Mathurin avala trois nouvelles gorgées de la boisson avant de nous tendre la bouteille d'une main amicale mais ferme.
-Un excellent péket d'avant le Grand Effondrement. Buvez, qu'on fête un peu nos retrouvailles.
Hésitante, je portai le goulot à mes lèvres avant d'aussitôt le regretter. Cet alcool était si infect que je fus secouée par une quinte de toux, si bien qu'il me fallut au bas mot une trentaine de secondes pour récupérer mes esprits. Voyant cela, Colin se montra plus prudent et déclina l'invitation à trinquer. Nous déposâmes la bouteille sur la table alors que Monsieur Jojo commençait à tourner autour, intrigué par la forte odeur qui en émanait.
-Allez, Mo'. Raconte-moi tout !
Il semblait que je n'avais guère le choix. En passant par ma fuite avec Thomas, ma rencontre avec Adalbert, mes aventures dans la ville de Spa jusqu'à notre escape sur la Meuse, je n'omis de lui conter aucun détail. Lorsque j'en eu terminé, Mathurin m'exposa le sort qui avait été le sien. Il m'avoua s'estimer heureux d'être encore en vie, les hommes de Balthazar n'ayant pas pour habitude de s'encombrer de prisonniers. En effet, sitôt après avoir assassiné son père, et après ma fuite avec Thomas, les mercenaires s'étaient emparés de lui. Ils lui avaient fait payer très cher le fait d'avoir osé s'en prendre à Balthazar, n'hésitant pas à l'humilier et à le battre comme plâtre. Leur intention avait tout d'abord été de l'enfermer à double tour dans une cellule de la terrible prison Saint-Léonard Cependant, durant le trajet, le sympathique et rusé Mathurin parvint à se lier d'amitié avec Balthazar et ses soudards. C'est ainsi qu'il échappa à l'enfermement et une mort certaine. Il ne put néanmoins rien faire pour les deux autres prisonnières, ma mère ainsi que Tante Louison, lesquelles furent bouclées dans les geôles de la prison. Devenu orphelin, Mathurin commença une nouvelle vie de vagabond dans les rues de Liège. Bien vite, il parvint à fédérer d'autres filles et garçons dans la même situation que lui. C'est de cette façon que se créa la très honorable congrégation des gamins de merde, ainsi qu'ils se baptisèrent. Un instant, sitôt libre, Mathurin avait tout d'abord songé à refaire le chemin à l'envers afin de retrouver sa maison. Il renonça cependant rapidement à cette idée. Le chemin était aussi long que périlleux et qu'avait-il à retrouver là-bas ? Son père était mort, et je n'étais plus là pour l'accompagner durant ses escapades forestières. De plus, il s'était vite pris d'une sincère amitié pour la joyeuse bande qui s'était rassemblée autour de lui. Certes, la vie était dure à Liège. Chaque jour était une bataille pour rester en vie. Les enfants subsistaient en chapardant le nécessaire à leur survie. Ceux qui avaient le malheur de se faire prendre ne tardaient pas à subir la justice expéditive et brutale de l'Inquisiteur qui contrôlait la ville. Leur destin s'achevait alors au bout d'une corde, à la merci des corbeaux et des pies. En dépit des deuils qu'ils s'étaient habitués à porter, les enfants n'avaient cessé de se serrer les coudes face à l'adversité, devenant chaque semaine plus nombreux et organisés. La très honorable congrégation des gamins de merde avait même fini par devenir un groupement influent au sein des milieux interlopes de la ville. Les oreilles de la congrégation étaient partout et il arrivait de temps à autre qu'un personnage important sollicite secrètement ses services pour un cambriolage ou une quelconque mission d'espionnage. Ces expéditions, bien qu'extrêmement dangereuses, se révélaient profitables à la congrégation, laquelle se faisait alors le plus souvent payer en nourriture, en vêtements ou en nécessaire de soins.
Enfin, Mathurin termina en s'excusant pour le rapt de Monsieur Jojo. Rufus, l'adolescent qui l'avait enlevé, le cuisinier attitré de la congrégation, y avait simplement vu l'occasion de s'offrir une belle pièce de viande rôtie en vue du repas du soir. Cette perspective fit gronder Colin d'indignation.
J'abordai alors la question qui ne cessait de me tourmenter depuis un bon moment.
- Et Thomas, qu'est-il devenu ? A-t-il été brûlé ?
Mathurin leva un sourcil, étonné.
- Thomas ? Celui qui t'a enlevée ?
- Celui qui m'a sauvée, corrigeai-je.
- Non, pas que je sache. Je me souviens bien de son visage et j'ai vu chacun des prisonniers spadois qu'on a amenés et brûlés ici. Il n'en faisait pas partie, je peux te l'assurer.
Sa réponse catégorique ne me rassura pourtant pas totalement. J'appris comment Saturnin et l'Inquisiteur, loin de se laisser démoraliser par leur premier échec, avaient lancé l'été précédent un nouvel assaut sur Spa et comment ils avaient facilement conquis la ville. Ainsi, Pangelpique disposait maintenant d'un approvisionnement pratiquement illimité en eau fraîche et potable, élément ô combien précieux pour le maintien de son pouvoir sur la région. Les membres de la Patrouille des Castors ayant survécu à la bataille avaient tous été faits prisonniers et enfermés derrière les murs de Saint-Léonard. Craignant sans doute de les laisser en vie, Pangelpique avait finalement prétexté l'hérésie pour en finir et les brûler vifs, sans autre forme de procès. Dieu merci, Thomas semblait avoir échappé, pour l'instant, à ce sort funeste. J'interrogeai enfin Mathurin au sujet des Macrâles. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ma question jeta un froid. Toutes les conversations s'arrêtèrent instantanément, et je sentis de nombreuses paires d'yeux me fixer avec méfiance.
-Les Macrâles ? On n'en sait rien. On n'a pas de contacts avec elles. On sait juste que l'Inquisiteur veut leur peau à tout prix. Tant mieux pour nous. Pendant qu'il les traque, il nous fout la paix. C'est tout !
Je connaissais trop bien Mathurin pour ne pas m'apercevoir qu'il ne me disait pas toute la vérité.
-Et puis, avec ce qu'il se passe, ces temps-ci, on n'a pas trop envie de les croiser, tu sais.
Je le priai aussitôt de m'en dire plus. Il se gratta la tête, pris par un malaise soudain.
-On a perdu plusieurs des nôtres ces dernières semaines.
-Perdus ?
-Disparus, envolés, évaporés, sans laisser la moindre trace. On pense que ce sont les Macrâles. Elles boivent du sang et elles font de la magie noire avec les os des enfants qu'elles sacrifient. Mais à la congrégation, on n'est pas les seules victimes. Nous savons qu'au moins un enfant d'un proche de l'Inquisiteur s'est aussi envolé. Pfuiiit, parti un soir et jamais revenu. Les rues de Liège ne sont vraiment pas sûres. On ne sort plus qu'en groupe maintenant, dès le coucher du soleil. J'ai fait passer la consigne.
J'accueillis cette nouvelle avec scepticisme. Ces enfants, soi-disant disparus, n'avaient-ils pas juste choisi de fuir cette ville maudite à la recherche d'un avenir meilleur ? C'était le plus probable, selon moi. J'en vins alors à l'essentiel, ce pourquoi j'avais faussé compagnie à Adalbert pour atterrir ici.
- Et ma mère ? L'Inquisiteur va l'exécuter demain ! Il faut la sauver ! La « très honorable congrégation » ne peut-elle pas faire ça pour moi ?
Mathurin eut un petit sourire amer.
- Non, elle ne le peut pas ! Navré...
Cette réponse, aussi froide que ferme, me figea le sang dans les veines.
- Demain, ta mère sortira de la prison Saint-Léonard sur une charrette pour être conduite jusqu'à la place Saint-Lambert où l'attendra son bûcher. Elle sera encadrée par un détachement de chevaliers de Saint-Lambert. Je pense que c'est Saturnin lui-même qui conduira le cortège. Tu ne l'approcheras pas à moins de deux mètres avant d'être mise en pièces.
-Mais...
- Tais-toi, et écoute, Mo' ! L'Inquisiteur veut faire de l'exécution de ta mère un exemple pour toutes les Macrâles qui resteraient dans la ville. Il ne laissera rien au hasard. Toute tentative de la faire évader est d'avance condamnée à l'échec. Tu dois l'admettre. Pire encore, si la congrégation se mêlait de cette histoire, quand bien même elle parviendrait à son but, elle se condamnerait elle-même à mort. L'Inquisiteur n'est pas du genre à pardonner facilement les affronts qui lui sont faits.
Qu'était-il arrivé à Mathurin ? Jadis, il n'aurait pas hésité à tout risquer pour moi. Si seulement Thomas avait été là, lui aurait su quoi faire. Il aurait utilisé son bras pour pourfendre Saturnin et libérer ma mère des griffes de ses bourreaux. Mais était-il seulement encore en vie ou enseveli quelque part sous les décombres de la ville de Spa ? Mathurin se racla la gorge et me dit avec une gravité que je ne lui connaissais pas.
-Tu ne devrais même pas essayer de revoir ta mère, Mo'. Ça fait deux ans qu'elle est enfermée dans la pire cellule de Saint-Léonard. Deux ans qu'ils l'interrogent quotidiennement pour lui arracher des aveux ou bien le nom de ses complices. C'est un miracle si elle encore en vie. Un miracle ? Que dis-je ? Pas du tout. Une malédiction, plutôt. Tu n'as pas idée de ce qu'elle a pu subir. Et c'est mieux ainsi, crois-moi. Tu n'en retrouveras qu'une épave, une parodie d'être humain.
Je ne pouvais me résigner à croire un mot d'une appréciation si pessimiste venant de quelqu'un comme Mathurin. Constatant mes doutes, il fit signe à un petit garçon qui était resté seul, assis et silencieux, au fond de la pièce. L'enfant s'avança, le visage dissimulé sous un capuchon, pour de bien curieuses raisons. Lorsque Mathurin lui ordonna de me montrer sa face et qu'il rabattit son capuchon, j'étouffai un hoquet d'effroi. Le garçon avait un visage horriblement mutilé, privé de nez et d'oreilles. Le sommet de son crâne était pelé, portant les stigmates de profondes brûlures. Un œil vert rempli de chagrin me fixait avec intensité tandis qu'à sa droite, s'ouvrait une orbite vide et noire.
- On l'appelle Gilles Langue D'Argent. Y'a pas plus doué pour les cambriolages rapides et efficaces. Le roi des monte-en-l'air. Aussi un bonimenteur de génie, capable de vous faire passer sans efforts des vessies pour des lanternes. Mais il a fini par se faire attraper et il est passé par les geôles de Saint-Léonard. Sa tête est, pour toujours, un cruel rappel de ce qu'ils lui ont infligé. Et il s'estime bien heureux qu'ils lui aient laissé un œil pour lui permettre d'encore voir le monde. Habituellement, ils ne font pas preuve d'autant d'indulgence...
Gilles leva une main fine et scarifiée à laquelle manquaient plusieurs doigts. Tout avait donc été fait pour que plus jamais il ne puisse commettre de vol. Mais quel genre de monstre pouvait bien être capable de mutiler ainsi un enfant ?
- Il n'est pourtant resté qu'une semaine en cabane à Saint-Léonard. Je te laisse imaginer ce qu'il peut bien rester de ta mère après deux années là-bas...
La nausée me saisit. Mais ma détermination était intacte. Il fallait à tout prix que je puisse voir ma mère et que je la sorte de là !
Après un moment de silence, Gilles prit la parole d'une voix fluette.
- Allons, Mathurin ! Puisqu'elle souhaite voir sa mère, qu'il en soit ainsi ! Je l'accompagnerai demain matin et je veillerai à ce qu'elle ne commette rien de fâcheux. Pour son bien comme pour le nôtre.
Sa voix était claire, posée et envoûtante et je crus deviner pourquoi il avait hérité du surnom de Langue D'Argent. Au moins, les sbires de l'Inquisiteur avaient eu la bonté d'âme de ne pas lui trancher cet organe si important.
Malgré son visage atrocement mutilé, il dégageait une étrange attraction ainsi qu'une sensation de forte autorité. Je sus alors avec certitude que c'était lui le véritable chef de la très honorable congrégation des gamins de merde. Mathurin n'était en réalité que son homme de paille. Or, il n'avait pas perdu une miette de notre conversation.
- J'espère que tu sais ce que tu veux et ce que tu t'apprêtes à faire, Morgane.
J'étais de moins en moins sûre de moi, déstabilisée par cet étrange personnage si puissant et pourtant prisonnier de ce corps abîmé. Cependant, rassemblant toutes mes forces, je confirmai mon désir de voir ma mère une dernière fois. Tout à coup, nous entendîmes un bruit sourd lorsque la bouteille de péket chuta. Monsieur Jojo s'affala sur le dos, ivre-mort, après en avoir éclusé une bonne moitié, profitant de notre conversation pour se saouler en toute discrétion. Cette facétie du primat détendit l'atmosphère pesante qui régnait dans la pièce.
-Soit, Morgane. Qu'il en soit ainsi. Mais tu devras te conformer à toutes mes directives ! Mathurin m'a beaucoup parlé de toi, tu sais. Et j'ai appris que tu n'étais pas du genre à obéir facilement aux ordres. Pourtant, sache que nous sommes à Liège. Ici, le moindre faux pas pourrait bien te coûter la vie...ainsi que la nôtre !
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En dépit des avertissements, Morgane semble déterminée à tenter l'impossible pour sauver sa mère ainsi que Tante Louison. Arrivera-t-elle à son but ? Ne risque-t-elle pas elle-même de se mettre en grand danger ?
La suite au prochain chapitre !
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