16. La grande maison


L'été s'achevait. Le deuxième déjà, depuis la bataille de Spa.

Adalbert, Colin et moi avions trouvé refuge dans cette grande et luxueuse maison située sur les bords de la Meuse, quelque part entre les villes de Dinant et de Namur.

Le trajet avait été long, nous éloignant du territoire contrôlé par l'Inquisiteur. Le temps s'était écoulé agréablement en compagnie d'Adalbert, Colin et de l'ineffable Monsieur Jojo. Cette période fut une des plus belles de ma vie.

La grande maison était une imposante bâtisse à un étage, toute de briques et de verre. Abandonnée depuis l'époque du Grand Effondrement, elle n'avait pourtant pas semblé avoir trop souffert des ravages du temps. En quelques jours de travail à peine, la vieille demeure avait retrouvé presque tout son lustre d'antan, se transformant en un abri plus que confortable pour notre trio.

Au rez-de-chaussée, des grandes baies vitrées laissaient généreusement entrer la lumière du soleil tout en offrant une vue panoramique sur la Meuse qui coulait non loin. Combien de soirées d'hiver n'avions-nous pas passées dans le vaste salon, à nous réchauffer à la bonne flambée grâce à l'imposante cheminée de pierre qui trônait ?

A l'étage se trouvaient les chambres ainsi qu'une salle d'eau. Miraculeusement, les installations avaient tenu bon et nous disposions donc de l'eau courante à volonté. Chose ô combien précieuse et étrange pour moi qui n'aurais jamais cru cela possible sans le voir de mes propres yeux. Enfin, et encore plus prodigieux, la bibliothèque, pleine d'ouvrages poussiéreux s'offrait à nous. C'est là que Colin et moi, passâmes des heures et des journées entières à écouter patiemment les enseignements d'Adalbert. Lecture, écriture, mathématiques, Histoire et géographie furent les sujets principaux qui nous occupèrent durant ces deux années. Adalbert était certes un maître exigeant mais juste. Je le soupçonnais de tenter d'oublier le malheur qui l'avait frappé lorsque son cher Cirque des Rêves était parti en fumée sous ses yeux en élevant deux pauvres orphelins tels que nous. Je fus bien surprise de constater à quel point je m'étais moi-même assagie au point d'absorber sans broncher des matières pourtant si rébarbatives.

Le temps que nous passâmes dans la grande maison constitua une période heureuse, une parenthèse enchantée après les événements tragiques que nous avions tous trois eu à subir. Bien sûr, je n'en oubliai pas pour autant Thomas, resté à Spa pour défendre la ville coûte que coûte. Chaque soir, avant de m'endormir, je récitai une prière à destination de qui voudrait bien l'entendre, afin qu'il ne lui arrive rien de fâcheux et que nous nous retrouvions un jour, sains et saufs. Bien que peu encline à croire en Dieu, ma mère m'en ayant toujours dissuadée, je trouvais néanmoins une forme d'apaisement à agir de la sorte.

Lorsque le soleil donnait et qu'Adalbert nous dispensait de leçons pour la journée, Colin et moi allions régulièrement nous baigner dans les eaux froides de la Meuse. Pour ma part, j'avais été habituée dès mon plus jeune âge à plonger dans la Semois en compagnie de Mathurin et je n'éprouvai donc aucune difficulté à évoluer gracieusement dans l'eau, faisant fi de sa fraîcheur et de la force du courant. Colin, quant à lui, n'était qu'un piètre nageur. Il m'arrivait régulièrement de me moquer de son aquatique maladresse. Il arriva que, plus d'une fois, vexé, il parte longuement bouder je ne savais trop où. Mais toujours, il revenait et nous nous pardonnions alors tout.

Pourtant, cet été là, il se produisit une chose étrange. Alors que nous courions pour nous jeter à l'eau, je me sentis soudain mal à l'aise en regardant mon compagnon et son corps maigrelet. Je me sentis même rougir en m'attardant sur son entre-jambe. Je pris alors conscience de ma propre nudité et ce sentiment de honte me parut soudain insupportable. Je fis aussitôt demi-tour, sous le regard incompréhensif du pauvre Colin, qui ne comprenait pas ce qu'il avait bien pu faire de mal pour me mettre dans pareil état.

Le temps passait et beaucoup de choses en moi changeaient, tant physiques que spirituelles. C'est alors que m'arriva une mésaventure qui me chamboula profondément.

Derrière une simple porte de bois munie d'un verrou, un escalier sombre et étroit descendait vers une cave. Nous n'y descendions jamais car l'endroit était vide et, de surcroît, dépourvu de tout moyen d'éclairage. Un matin, il se produisit un malheureux incident. Alors que je passais tranquillement devant la porte de la cave, il me sembla entendre un bruit suspect qui me fit dresser les cheveux sur la tête. Je tendis l'oreille et constatai que ce n'était pas le fruit de mon imagination. Prudemment, je commençai à descendre les marches. Devant moi, c'était l'obscurité. Heureusement, le soleil dans mon dos fournissait assez de lumière pour me permettre de distinguer le gros rat noir qui fila juste devant mes pieds. Surprise, j'eus un mouvement de frayeur qui me fit déraper puis dévaler les escaliers. Groggy, percluse de douleur, je n'eus pas la force d'appeler à l'aide. Je n'eus même pas la possibilité de crier quand quelqu'un- Adalbert ou Colin- passa au-dessus de l'escalier et referme la porte sans se poser davantage de questions. L'obscurité totale se referma sur moi, me sortant de ma torpeur. Je revis des images de cette nuit où Mathurin et moi avions été poursuivis par le grand loup noir. La terreur me serra la gorge et je trouvai enfin le moyen de hurler de toutes mes forces. J'entendis le verrou se retirer puis les pas lourds d'Adalbert dévaler les marches. Lorsqu'il me prit dans ses bras et me souleva de terre, je tremblais comme une feuille et il me fallut de longues heures avant de récupérer un semblant de calme.

Mis à part quelques ecchymoses et une cheville foulée, mes blessures s'avérèrent heureusement tout à fait superficielles. Toutefois, cet incident avait réveillé en moi cette peur profonde et irrationnelle du noir. Je pestai ! A quoi bon grandir si c'était pour rester prisonnière de ses peurs d'enfant ? Adalbert aidé de Colin me soutinrent cependant, et leur sollicitude me toucha autant qu'elle m'apaisa.

Je ne me doutais pas encore que, d'ici peu, notre belle unité volerait en éclats.

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