15. Un nouveau départ

On me conduisit sous bonne escorte jusqu'au bâtiment que les Spadois nommaient le Pouhon Pierre le Grand. C'est sous sa coupole de verre octogonale qu'on avait rassemblés tous les soldats blessés dans la bataille. Je fus effarée de constater à quel point ils étaient nombreux à souffrir mille morts, gémissant et appelant leur mère au secours. Nous pataugions dans une mare de sang visqueux qui semblait infinie, les cris d'agonie des mourants résonnant à nos oreilles. L'enfer n'aurait pas ressemblé à autre chose qu'au Pouhon Pierre le Grand au lendemain des combats.

Henrotin gisait allongé sur le dos sur un simple sac de toile. Les yeux clos, il respirait à peine. Ceux qui l'entouraient avaient bandé avec d'infinies précautions les multiples plaies qui recouvraient son corps meurtri. Malgré sa lâcheté, je sentis la pitié et le chagrin m'envahir. On s'était tant acharné sur Henrotin qu'il n'avait presque plus figure humaine.

-Nous avons fait notre maximum. Mais je crains qu'il n'y ait plus beaucoup d'espoir pour lui.

Un jeune médecin à la tête penchée venait de prendre la parole. Je notai cependant l'absence de Ravagnan. Le vieil homme ne figurait cependant pas parmi les morts et les blessés qui jonchaient le sol du Pouhon.

Le médecin fit signe à ses collègues de s'écarter afin de nous laisser seuls en compagnie du bourgmestre mourant.

-Nous avons dû lui administrer une puissante dose de sédatif. La douleur lui était trop insupportable.

Tout à coup, le jeune médecin releva la tête. Je n'avais pas oublié son visage depuis ce jour où j'avais empêché Thomas de donner le coup de grâce aux bandits qui nous avaient pris en embuscade.

-La comtesse Esclarmonde est heureuse de la tournure qu'a prise la bataille de Spa.

La comtesse Esclarmonde ? Mais comment pouvait-il la connaître ? Et que faisait-il ici ?

-C'est Madame la comtesse elle-même qui m'envoie. Elle m'a chargé de vous rappeler le rôle essentiel qu'elle a joué dans votre victoire. C'est elle qui a éliminé les espions que l'Inquisiteur avait placés au sein de la ville de Spa. C'est elle qui vous a prévenu de l'attaque imminente. C'est elle qui a convaincu le chef d'envoyer quelques hommes harceler et retarder l'armée de Saturnin. Sans son intervention, vous auriez été balayés comme des feuilles mortes.

Je ne comprenais pas qui était ce « chef » auquel le pseudo médecin faisait allusion. Pourtant, il était maintenant clair que la comtesse Esclarmonde n'était autre que ce mystérieux « homme en noir », celui qui n'avait pas hésité à tuer les époux Boulanger ainsi qu'à faire accuser un enfant innocent pour couvrir ses propres traces. Je fus saisie d'un frisson rétrospectif en songeant que j'avais approché de si près une si redoutable femme. Devant mon incrédulité, l'inconnu roula des yeux.

-Nous servons tous Robert le Mouillard. Le plus grand hors-la-loi depuis Gena et Magonette. Le pire ennemi de l'Inquisiteur. La comtesse est un de ses principaux lieutenants. Quant à moi, je ne suis qu'un simple exécutant.

Je reculai d'un pas, hésitant à crier à l'aide.

-Le Mouillard ainsi que la comtesse m'ont chargé de te remettre ceci.

Il me tendit une petite broche métallique figurant la tête d'un ours stylisée.

-En paiement de la dette que vous avez tous contractés envers nous, le Mouillard n'exige qu'une chose.

Je sentis l'inquiétude me gagner. Le prix à payer ne serait-il pas trop lourd ?

-Le Mouillard veut le garçon. Celui que tu appelles Thomas. Il a besoin de lui pour lutter à ses côtés. Remets-lui cette broche. Il saura qu'en faire.

Je ne pus m'empêcher de rire intérieurement. S'il espérait que Thomas allait rejoindre si facilement cette bande de brigands sans foi ni loi, Robert le Mouillard se fourrait le doigt dans l'œil jusqu'au coude !

-Marc Henrotin n'en a plus pour longtemps à vivre. Après sa mort, les querelles de succession vont commencer. Les Spadois ne sont pas tous des héros. Ils vont se battre pour le pouvoir, et ton ami n'échappera pas à cette lutte fratricide. Lorsqu'il en aura assez, il partira à notre recherche. Qu'il présente cette broche et il sera conduit auprès de Robert le Mouillard en personne. C'est un grand honneur qui lui est accordé. Nous espérons qu'il saura s'en montrer digne.

Le garçon s'apprêta à quitter les lieux. Il rajouta cependant :

-Je suis désolé de te l'apprendre, mais le vieux Ravagnan n'est plus des vôtres à présent. Saturnin l'a fait prisonnier. Désormais, il est condamné à servir l'Inquisiteur ou à périr de sa main.

Après quoi, le jeune bandit et faux médecin s'éclipsa, me laissant seule en compagnie d'Henrotin. Au bout de quelques instants, ce dernier se mit à remuer puis à cligner des paupières.

-Morgane... râla-t-il faiblement.

Je me penchai sur lui afin de mieux entendre ce qu'il avait à me dire.

-Pardon de m'être enfui. Je crois qu'en fin de compte, j'aurai eu peur toute ma vie durant. Je n'étais pas digne d'être bourgmestre. Ma mort ne sera pas un mal.

Il eut une quinte de toux sanglante.

-Il faut que Thomas prenne ma place. Lui seul pourra assurer la protection de la ville. L'Inquisiteur reviendra. Jamais il ne renoncera.

La voix d'Henrotin se fit encore plus faible.

-Je suis désolé. Je n'aurais pas pu honorer le vœu de ma chère Louison. Je n'aurai pas pu être ton protecteur comme elle le souhaitait.

Henrotin gémit de douleur.

-Lorsque l'heure sera venue, tu devras rejoindre les Macrâles. Ce sont des femmes courageuses qui luttent contre l'Inquisiteur. Elles auront besoin de toi. Va à Liège et trouve-les. Tu es celle qui détruira l'Inquisiteur. Louison le savait. Louison a toujours eu raison.

Les yeux du mourant commencèrent à se fermer à nouveau, tandis qu'il glissait peu à peu vers l'inconscience et le vide éternel. Son discours se fit alors plus confus.

-Méfie-toi de la chose qui sommeille dans l'ombre. Cherche...Clio, murmura-t-il dans un dernier souffle.

Sa tête retomba doucement sur le côté et Marc Henrotin rendit son dernier soupir, la flamme de sa vie ayant achevé de se consumer. Je me laissai aller à pleurer à chaudes larmes la disparition du bourgmestre de Spa, lorsqu'une main m'arracha à ma torpeur.

-Il faut y aller, Morgane. Adalbert t'attend.

Thomas, se tenant debout grâce à une béquille, avait parlé d'une voix douce. Mais je redoutais ce qu'il allait maintenant me dire.

-Je reste, ici, Morgane. Je sens que mon devoir est de défendre cette ville coûte que coûte. Nous avons remporté cette manche mais pas la guerre. Tu ne seras jamais en sécurité, ici. Pars avec Adalbert. Si c'est ton désir. Avec lui, tu seras en sécurité, j'en suis sûr.

Je ne pus me contenir davantage et tombai dans les bras de Thomas. Discrètement, je lui glissai dans la main la broche que m'avait remise le jeune brigand.

-Tu en auras besoin, lui dis-je laconiquement. Lorsque ton chemin croisera celui du Mouillard.

Thomas ne chercha pas à comprendre ce que je voulais dire. Il se contenta de me prendre par la main afin de me conduire à l'endroit où Adalbert et Colin préparaient déjà le départ. Dans la fraicheur du petit matin, les Spadois s'affairaient déjà à reconstruire ce qui pouvait l'être encore. Bien que marqués par la violence de la nuit, ils s'efforçaient de sourire et de plaisanter, n'oubliant pas de saluer Thomas au passage. Il n'aurait aucun mal à prendre la place qui lui revenait de droit. Il était le bourgmestre de Spa, le protecteur de la ville et tous l'aimaient déjà.

Alors que nous approchions des débris du Cirque des Rêves, nous vîmes Lardinnois, les yeux fous, se planter devant nous. Son air déterminé ne me disait rien qui vaille. Il leva sa main dans laquelle il serrait un revolver, pointé sur Thomas. La scène se déroula comme au ralenti. Le coup partit. Thomas chancela, touché à l'épaule. Malgré sa cheville blessée et son épaule ensanglantée, il dégaina son épée pour, d'un seul moulinet, trancher la main de son agresseur. Ce dernier hurla en contemplant le moignon qui lui servait désormais de main.

-Parle ! Pourquoi as-tu fait ça ?

Jamais encore je n'avais vu Thomas aussi en colère. Il serrait son ennemi à la gorge au point de presque lui broyer le gosier.

-Un traître ! Tu es un traître ! Un sale étranger ! Tu n'as rien à faire ici ! Un espion de l'Inquisiteur, gargouilla-t-il. Tu vas crever ! Je te jure que tu vas crever.

Lardinnois cracha aux pieds de Thomas, reniflant de mépris. Ce n'était pas sa propre blessure qui avait déclenché sa fureur. C'était la crainte rétrospective que j'aie moi-même pu être touchée par cet attentat. Cela lui était impardonnable. Les yeux de Lardinnois brillaient de méchanceté. Si j'avais déjà pu percevoir sa jalousie envers Thomas, jamais je ne l'aurai cru capable d'une telle tentative de meurtre. En plein jour, au nez et à la barbe de tout le monde. Quelque chose dans cette histoire ne tournait pas rond. Une foule compacte se rassemblait, avide de comprendre ce qui s'était passé. Thomas posa la pointe de son épée sur la gorge de sa victime.

-Pourquoi ? C'est ta dernière chance. Pourquoi ? Réponds-moi !

Lardinnois ricana.

-Tu le sauras bien assez tôt !

D'un geste vif, il s'empara d'une petite dague qu'il avait tenue cachée dans sa botte. Avant que quiconque ait pu l'en empêcher, Lardinnois s'était déjà poignardé en plein cœur. En s'effondrant dans une mare de sang, ses yeux semblèrent perdre leur aspect agressif.

-Pardon. Obligé. Voulais pas. Les yeux ! Les yeux ! Les yeux ! Ce sont eux ! J'ai peur !

Ses traits se figèrent brusquement en un masque d'épouvante juste avant qu'il ne rende son dernier souffle, nous laissant à nos interrogations face à cet inexplicable drame. ...............................................................................................................................................................

Les adieux à Thomas furent déchirants. Mais nous étions conscients que c'était pour le mieux. Chacun vivrait sa vie et ses ambitions comme il l'entendait. J'étais sûre qu'il deviendrait le meilleur bourgmestre que Spa ait jamais connu. En serrant la broche dans son poing, il m'embrassa longuement sur la joue avant que la carriole d'Adalbert se mette en branle.

Colin, pour sa part, fit un geste d'au revoir en direction de Pacha. L'éléphant deviendrait, avec le temps, une mascotte et un féroce combattant spadois.

-Sommes-nous prêts pour le départ, Monsieur Adalbert ? demanda Colin.

-Presque. Il ne nous manque plus que l'accord de Morgane.

Je hochai la tête. Le temps était venu de nous mettre en route.

-J'émets cependant une condition les enfants. Et c'est non négociable.

Nous nous regardâmes aussi curieux que brusquement inquiets.

-Appelez-moi Ada, désormais. Nous allons former une famille, alors autant nous habituer à nous tutoyer directement, n'est-ce pas ?

Nous rîmes de bon cœur. Une belle journée commençait. Je commençai à regretter déjà l'absence de Thomas mais je savais, au plus profond de moi, qu'un jour, nous nous retrouverions.

Si Tante Louison avait vu en moi celle capable d'éliminer définitivement le malfaisant Inquisiteur Pangelpique, je savais qu'Adalbert pourrait me protéger et m'apprendre tout ce qu'il faudrait pour qu'un jour, peut-être, j'accomplisse cette mission qu'on semblait m'avoir assignée.

Tous les rêves, tous les rêves que l'on a partagés
Tous les rêves, tous ces rêves faut pas les oublier
Tout ce qui nous apporte un peu de redoux
Tout ce qui nous importe s'éloigne de nous

Tous les rêves, tous ces rêves, tous ces baisers volés
Tous ces rêves envolés qu'on a abandonnés
Et qui nous donnaient l'envie d'aller jusqu'au bout
À présent nous supplient de rester debout

Mais les rêves, tous ces rêves que l'on ne faisait plus
Mais les rêves, tous ces rêves que l'on croyait perdus
Il suffit d'une étincelle pour que tout à coup
Ils reviennent de plus belle, au plus profond de nous

Adalbert s'était mis à chantonner, bientôt imité par Colin et moi.

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Morgane a donc posé ses choix. La voici partie sur les routes en compagnie d'Adalbert, de Colin et de Monsieur Jojo, laissant Spa derrière elle.

Quant à Thomas, qu'adviendra-t-il de lui ? Restera-t-il à Spa ou finira-t-il par rejoindre Robert le Mouillard et sa bande ? Le mystère reste entier...

On se retrouve au chapitre suivant qui prendra place deux ans après ces événements!

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