14. Le Géant de Fer


Mon premier réflexe fut tout d'abord de courir rejoindre la sécurité des murs du château. Mais que m'était-il donc passé par la tête ? Avais-je vraiment cru pouvoir m'enfuir seule et affronter l'obscurité ? Quelle idiote j'avais été ! Il ne me restait plus qu'à rester cacher en espérant que la bataille tourne en notre faveur.

La pagaille s'était emparée des convives. Certains, affolés, s'étaient mis à courir en rond comme des poulets sans tête tandis que d'autres restaient tétanisés à côté de leurs camarades hurlant de panique. Il fallut l'intervention de Lardinnois pour ramener un semblant d'ordre au beau milieu de cette cohue.

-Que tout le monde fasse silence ! Nous allons évacuer rapidement. Vous êtes tous des civils, pas des soldats. Les troupes de L'Inquisiteur n'oseront pas vous faire du mal.

Croyait-il un seul instant à son mensonge ? Néanmoins, l'assemblée s'apaisa dans l'instant et se rassembla dignement. En un temps record et un ordre impeccable, le château de la Fraineuse fut vidé de ses occupants. Je pris place dans cette file improvisée quand une main me poussa à l'écart.

-Toi, tu viens avec moi !

Je ne comprenais pas pourquoi Lardinnois s'était soudain désintéressé de la procession qui s'ébranlait, en en confiant la garde à ses subalternes.

-Dépêchons-nous. Nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous.

Soupçonneuse, je refusai d'avancer d'un pas.

-Écoute-moi bien, petite. Je n'ai aucune envie de me mettre en danger pour sauver une idiote de ton espèce mais j'ai promis à Adalbert Föz de te conduire jusqu'à lui dès que j'en aurai l'occasion.

Je sentis mon cœur faire un bond dans ma poitrine.

-La ville est condamnée. Henrotin le savait depuis longtemps, c'est pour ça qu'il a choisi de fuir ce soir. Fuir avec le cirque est la seule option qu'il te reste si tu veux sauver ta vie.

Lardinnois m'attrapa le bras et m'emporta avec lui. Nous nous mîmes à courir à travers les arbres en prenant bien garde de ne pas trébucher contre les nombreuses racines dissimulées dans l'obscurité. Mon envie de rejoindre Adalbert et Colin me fit oublier un instant ma peur du noir.

-L'armée de l'Inquisiteur est encore à quelques kilomètres. Ils nous ont pris par surprise, mais nous avons encore tout juste le temps de nous échapper avant qu'ils ne transforment la ville en brasier.

-Et Thomas ? Où est-il ?

Je sentis le regard noir de Lardinnois me transpercer.

-Il a fait ce qu'il a pu.

Lardinnois ne voulut pas m'en dire davantage que cette réponse laconique. Son habileté et sa connaissance du terrain nous évitèrent cependant tout fâcheux incident avant d'avoir atteint le centre de Spa. Des barricades de fortune avaient été élevées dans l'espoir de contenir l'assaillant aussi longtemps que possible. Des membres de la Patrouille des Castors s'y affairaient tandis que d'autres de leurs collègues s'échinaient à convaincre les derniers civils réfractaires de fuir aussi vite que possible.

Debout au sommet d'une barricade, j'aperçus Thomas en train de donner des ordres avec une redoutable efficacité. Je courus vers lui mais il me repoussa aussitôt sans ménagement.

-Morgane ? Mais qu'est-ce que tu fiches là ? Tu devrais déjà être loin d'ici ! Va-t'en, vite !

Son injonction était sans appel.

-Allez, viens ! On n'a plus rien à faire ici !

Lardinnois était au bord de la crise de nerfs. Il désigna la flèche du chapiteau du Cirque des Rêves qui s'élevait non loin, au beau milieu du parc des Sept Heures.

-Va-t'en, Morgane, me répéta Thomas d'une voix presque suppliante. La route de la vallée, vers Theux est dégagée! C'est votre seule porte de sortie!

Tout à coup, nous sentîmes le sol se mettre à vibrer sous nos pieds, tandis qu'au loin, le battement de plusieurs tambours se faisait entendre. L'armée de l'Inquisiteur, menée par Saturnin le Magnifique approchait peu à peu. Comprenant qu'il n'y avait rien d'autre à faire si je tenais à voir l'aube se lever, je me laissai entraîner par Lardinnois, jetant à Thomas ce qui ressemblait à un dernier regard.

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Adalbert, lui aussi, s'était mué en une sorte de général, affairé à commander ses troupes.

-Tant pis pour le chapiteau ! On le laisse là ! C'est trop tard!

Cette décision devait lui fendre le cœur mais elle était néanmoins raisonnable. Quelques artistes et leurs roulottes avaient déjà commencé à évacuer mais la ménagerie était encore présente. Colin tentait d'organiser au mieux le sauvetage des animaux. Adalbert se contraignit à un sourire forcé lorsqu'il me vit arriver, en compagnie de Lardinnois.

-Ah, Morgane ! Dieu soit loué ! On n'attendait plus que toi. Allez, tous ! On se magne le train ! hurla-t-il à ses employés.

Soudain, un homme déboula.

-Ils arrivent ! Ils arrivent ! Ils sont déjà dans la vallée ! On ne peut plus s'enfuir !

Adalbert jura. Lardinnois repartit au pas de course rejoindre les barricades. La ville de Spa était désormais prise en étau. L'Inquisiteur avait diaboliquement joué son coup, jouant sur la surprise et l'encerclement. Des bruits d'épées qui s'entrechoquaient, accompagnés de cris de guerre sauvages marquèrent le début de la bataille de Spa.

Une série de traits enflammés déchirèrent les cieux avant d'aller se perdre dans la nuit.

-Ah, les imbéciles ! Ils ne savent pas viser ! gloussa le portier.

-Je crois bien que si, au contraire, répondit sombrement Adalbert.

Il ne fallut pas longtemps avant que plusieurs toitures ne s'enflamment et ne propagent l'incendie naissant de maison en maison. Une nouvelle salve enflammée siffla autour de nous, qui alla se ficher dans la toile du chapiteau. Le produit hautement inflammable qui imprégnait les projectiles transforma aussitôt le Cirque des Rêves en une torche géante.

Les animaux de la ménagerie qui avaient déjà eu la chance de voir leur enclos ouvert, avides d'échapper aux flammes, se dispersèrent, accroissant encore le chaos général. Les autres ne tardèrent à périr, brûlés vifs, dans une effroyable cacophonie de cris paniqués.

-Pacha ! Viens ici !

Colin, oubliant toute prudence se lança à la poursuite de l'éléphant affolé qui courait sans se soucier d'écraser quiconque se trouvait sur son chemin. L'unique personne à pouvoir conserver son sang- froid fut Adalbert lui-même, en dépit du désastre.

-Mon beau Cirque des Rêves ! Bande de sagouins ! Ils vont voir de quel bois je me chauffe, ces abrutis !

Il retroussa ses manches, s'empara d'une lourde planche cloutée et se mit à courir en direction des barricades, déterminé à en découdre.

-Trouve une cachette sûre et ne bouge pas de là, m'ordonna-t-il, se retournant un instant. Je reviendrai te chercher quand tout sera fini !

Se cacher ? Mais où? Toute la ville flambait. J'étais cernée de flammes, de cris et de pleurs. Il régnait une atmosphère de fin du monde. Je m'aplatis sous une roulotte encore épargnée par les flammes, jugeant que c'était la meilleure cachette possible. Combien de temps restai-je dissimulée ? Je ne sais pas. Pendant ce temps que devenait Colin ? Adalbert ? Thomas ? Je m'en voulais de ne pouvoir leur être d'aucune utilité. Un champ de bataille n'était pas un endroit pour une fillette.

Lorsque la chaleur devint insoutenable et que le chariot sous lequel j'étais dissimulée s'embrasa à son tour, je n'eus d'autre perspective que de trouver un nouvel abri. Je zigzaguai au travers d'une foule de pauvres gens emportant sur leur dos tout ce qu'ils avaient pu arracher aux flammes, autant dire pas grand-chose. Sans le vouloir, dans la panique générale, je me rapprochai des barricades là où de féroces corps à corps avaient lieu.  J'enjambai avec tristesse le corps de Clip-Clop couché au travers de la rue.  Arrivée à hauteur des barricades, je fus alors témoin de la lutte à mort qui s'y déroulait.

La Patrouille des Castors tenait bon, bien que déforcée par les hommes qu'elle avait déjà dû envoyer défendre l'autre côté de la ville, là où l'ennemi avait attaqué par surprise, dans une tentative d'encerclement. Une véritable marée d'hommes en armes s'était lancée à l'assaut des barricades, déterminées à les submerger et à déferler sur la ville. En sous-effectif, les combattants spadois se battaient pourtant comme des lions, taillant en pièces ceux assez téméraires pour oser prendre pied sur les barricades. Pourtant, les pertes étaient terribles. De nombreux combattants gisaient déjà morts ou agonisants, couverts de sang. Adalbert, armé de son gourdin improvisé, distribuait des coups à ceux qui passaient à sa portée. J'aperçus Thomas, indemne, qui continuait à mener bravement les hommes sous sa responsabilité. Son épée virevoltait à une vitesse irréelle, tranchant têtes et membres avec la régularité d'une faux un jour de moisson.

-Bon sang, Morgane ? Mais qu'est-ce que tu fous encore ici ! Dégage ! Vite !

Averti par un sixième sens, il s'était retourné pour m'admonester de la sorte. Je réalisai alors la stupidité de la décision qui m'avait conduite jusqu'ici. Je ne bougeai pas, incertaine. A ce moment, l'assaut de l'ennemi commença à faiblir. Les soldats de l'Inquisiteur reculèrent peu à peu. Pourtant, nul parmi les Spadois ne songea à crier victoire. Une nouvelle colonne d'hommes, caparaçonnés des pieds à la tête, s'avançait, leur heaume d'acier se reflétant à la lueur des incendies. A leur tête marchait un véritable géant au casque empanaché de plumes écarlates. Je sentis la peur se répandre parmi les défenseurs.

-Les chevaliers de Saint-Lambert ! murmura quelqu'un dans le silence s'était installé.

-Spadois ! Toute résistance est vaine. Lâchez vos armes et je vous garantis sur mon honneur que vos vies seront épargnées.

Même Thomas ne put s'empêcher de trembler légèrement face au redoutable guerrier qui venait de prendre la parole.

-Quand il gèlera en enfer, Saturnin ! s'écria-t-il soudain, recouvrant son courage. Vous mourrez si vous continuez à avancer ! Retournez donc dire à votre maître que jamais Spa ne sera à lui.

Saturnin répondit en pointant sa longue épée sur l'adolescent qui osait ainsi le défier.

-Il n'y aura cependant pas de pitié pour les traîtres et les déserteurs. Ils seront punis comme il se doit. Dura lex, sed lex, énonça-t-il à la manière d'une condamnation à mort.

Thomas banda ses muscles et brandit son épée en un geste de défi. Saturnin s'inclina courtoisement avant de gravir la barricade en quelques enjambées, où l'attendait son adversaire. Nul ne tenta d'intervenir quand la lame de Thomas croisa celle de Saturnin. L'impact fut d'une extraordinaire violence. Le bras de Thomas vibra sous l'impact, mais il tint bon, serrant les dents puis il contre-attaqua d'une botte fulgurante, aisément déviée par son adversaire. Tous les combattants , d'un camp ou de l'autre, observaient avec attention le formidable duel qui se jouait sous leurs yeux. Thomas para avec difficulté un second coup, encore plus puissant que le précédent. Malgré sa bravoure, l'issue du combat ne faisait aucun doute. Contre Saturnin, nul espoir de victoire n'était permis. Le géant de fer maniait l'épée avec la force de dix hommes, ne laissant aucune ouverture dans sa garde. Un troisième coup contraignit Thomas à poser un genou au sol, à la merci de son adversaire.

-Vous me décevez, Thomas. Vous étiez plus fort lors de notre premier affrontement. Le jour où vous m'avez blessé. Je m'attendais à un duel plus difficile, ce soir. Dommage...

Thomas baissa la tête.

-C'est vous qui êtes devenu encore plus fort que vous ne l'étiez, Seigneur Saturnin. Vous êtes la réincarnation même de Lancelot du Lac. Je m'avoue humblement vaincu. Je n'ai aucune chance face à vous.

Ce compliment dut certainement faire rougir Saturnin sous son armure. Mais il eut le mérite de le distraire juste assez longtemps pour que Thomas ne se relève avec l'agilité d'un fauve. D'une bourrade, il fit perdre l'équilibre à Saturnin, qui dégringola la barricade, cul par-dessus tête, à la grande hilarité des défenseurs.

-Je ne suis plus un de vos chevaliers, Saturnin. Je n'ai plus que faire de vos codes d'un autre âge. Votre temps est révolu.

Le géant de fer, bien que légèrement étourdi, se remit rapidement sur ses pieds, époussetant son armure de la poussière qui la souillait.

-Votre attitude est indigne, Thomas. Vous aurez donc une mort indigne, proféra-t-il en brandissant son gantelet clouté.

Poussant un cri féroce, Saturnin partit une nouvelle fois à l'assaut de la barricade. Cette fois il n'y aurait plus de merci, plus d'honneur dans ce combat. Anticipant le danger qui menaçait leur chef, quelques courageux spadois se ruèrent pour faire obstacle à la fureur de Saturnin. En deux coups à peine, les malheureux se retrouvèrent tranchés en deux, de la tête à la taille. Thomas voulut parer un nouvel assaut, mais, malheureusement, à cet instant, son pied dérapa sur la barricade instable. Un « crac » écœurant retentit lorsque sa cheville se brisa net. Il tomba, retenant un cri de douleur.

-Adieu, petit, dit sobrement Saturnin au moment de frapper.

C'est alors qu'un cri tonitruant retentit, faisant suspendre son geste à Saturnin. Les hommes de Saturnin poussèrent des cris de frayeur en découvrant, dans leur dos, Pacha foncer vers eux à vive allure. L'éléphant piétinait sans vergogne ces vermisseaux qui osaient lui faire obstacle. En quelques instants à peine, la débandade fut consommée.

-Vas-y, Pacha ! cria Colin, perché sur le dos de l'animal.

Saturnin se détourna de sa victime et sauta rejoindre ses troupes, tentant d'enrayer le vent de panique qui s'était répandu parmi elles. Crânement, il se campa devant Pacha. Mais même un si puissant chevalier ne pouvait rien contre un tel animal. D'un coup de trompe, Saturnin le Magnifique fut catapulté, avant de retomber lourdement, quelques mètres plus loin. Thomas ne perdit pas une seconde. Avec un sang-froid remarquable, malgré sa cheville brisée, il ordonna aux défenseurs encore capables de se battre de lancer un fulgurant assaut qui acheva de disloquer les rangs de l'ennemi.

Des cris de victoire montèrent des poitrines des fiers Spadois lorsque l'armée ennemie, en proie au désordre, commença à battre en retraite, abandonnant Saturnin, toujours étendu sur le dos les bras en croix. Le géant de fer se remit debout, en vacillant légèrement. Il fixa Thomas, toujours à genoux au sommet de la barricade. Contre toute attente, Saturnin s'inclina une seconde fois, reconnaissant sa défaite. Après quoi, il courut rejoindre ses soldats.

La bataille de Spa était terminée. La liesse s'empara des défenseurs. Un solide gaillard souleva Thomas sur ses épaules, le portant en triomphe, afin de le célébrer comme le héros qu'il était. Pourtant, pouvait-on appeler ce carnage une victoire ? La ville était entièrement en feu et il faudrait encore de longues heures avant que les Spadois ne soient en mesure de maîtriser les nombreux incendies qui s'étaient déclarés aux quatre coins de la cité.

On fit signe à Colin de descendre de Pacha, afin de saluer également son intervention providentielle. L'orphelin paraissait un peu perdu, noyé dans toutes les louanges qui lui étaient adressées. Lorsqu'il mit pied à terre, je m'élançai aussitôt dans ses bras afin de le féliciter comme il se devait. Je ne remarquai qu'à peine la disparition d'Adalbert...

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Nous retrouvâmes Adalbert peu avant le lever du jour, parcourant les décombres calcinés du Cirque des Rêves. Nous aurions voulu dire quelques mots pour le réconforter, mais les mots ne franchirent pas nos lèvres. D'ailleurs, à quoi auraient-ils pu bien servir face à pareille tragédie ? Les restes des animaux carbonisés des animaux qui n'avaient pu fuir à temps gisaient là, pêle-mêle, spectacle insoutenable pour le pauvre Colin qui ne put s'empêcher de pleurer. Adalbert fit son possible pour le réconforter, mais lui aussi luttait contre le chagrin.

-Maudit Saturnin ! Je jure qu'un jour, j'aurai ma vengeance !

Nous fûmes bien surpris d'entendre Adalbert maudire ainsi le chevalier.

-J'ai moi aussi de vieux comptes à régler avec lui. Son heure viendra, je vous le jure. Mais pour l'instant, contentons-nous de rassembler nos affaires pour la route. Un long voyage nous attend, les enfants.

Combien d'années avait-il passées à monter le Cirque des Rêves, patiemment, étape par étape ? Je n'osai lui demander, mais il n'en restait rien à présent. Les animaux qui avaient fui l'incendie avaient tout disparu sans laisser de traces. Quant aux artistes, beaucoup s'étaient également volatilisés, sans compter ceux qui avaient trouvé la mort en tentant de s'échapper. Tout était à reconstruire. Nous en étions là, à contempler tristement ces restes encore fumants lorsqu'un soldat vint nous interrompre.

-Excusez-moi ! Morgane, il faudrait que tu viennes. Au pouhon Pierre le Grand. C'est urgent.

Je ne compris pas immédiatement ce qui se passait.

-C'est Henrotin. On l'a retrouvé. Il est grièvement blessé. Il ne survivra pas longtemps. Il a demandé à te voir...

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