13. Tentative diplomatique
Les yeux de Colin brillaient d'excitation. Je le soupçonnais d'avoir déjà trouvé un moyen de franchir la palissade et de vouloir m'entraîner avec lui. Soudain, un monstrueux cri me fit sursauter. Mais qui avait bien pu hurler ainsi ?
-Ça, c'est Pacha. J'ai entendu les soigneurs l'appeler comme ça. Il dit qu'il a faim, je crois. Viens, je vais te présenter à lui.
Il me tira par le bras en direction de l'endroit où quelqu'un avait décloué une planche, créant un espace largement suffisant pour que nous puissions nous y faufiler. C'était déjà la seconde fois que j'entrais frauduleusement au Cirque des Rêves, mais j'étais certaine qu'Adalbert Föz ne m'en tiendrait pas rigueur. Colin me conduisit jusqu'à un enclos où se trouvait l'animal que nous avions entendu. Je restai un instant stupéfaite devant l'énorme bête qui nous fixait de ses deux yeux presque humains.
-C'est un éléphant, m'apprit Colin. Il doit être venu de très loin. Je ne m'attendais pas à en voir un jour. Tu te rends compte ?
Colin sautillait sur place, ravi. C'était la première fois depuis notre rencontre que je le voyais aussi joyeux. Certes, sa vie avait changé brutalement, mais il savait se montrer résilient.
-Il doit venir d'Afrique. Ou bien d'Asie, je ne sais plus.
Je n'étais guère rassurée à l'idée que ce mastodonte puisse s'échapper et nous écrabouiller sous ses pattes comme deux vulgaires souriceaux.
-Eh, vous là-bas ! Ecartez-vous de Pacha ! C'est un ordre !
Ce que je redoutais précisément se produisit. Le gaillard qui courait vers nous n'était autre que le portier à qui j'avais déjà eu affaire lors de ma précédente visite. Sa face cramoisie qui se tordit en un rictus de rage m'informa que lui aussi m'avait reconnue.
-Toi ! éructa-t-il, pointant sur moi son index tordu.
Cette fois, il semblait bien que la comtesse Esclarmonde n'était pas dans les parages pour nous éviter une copieuse raclée.
-Allons. Laisse ces gamins tranquilles et charge-toi plutôt de retrouver Monsieur Jojo. Ce satané singe s'est encore fait la belle.
Adalbert, vêtu de son plus beau costume de scène ainsi que son habituelle paire de Santiags. Les clochettes qui ornaient sa veste blanche ornée de paillettes tintinnabulaient comiquement à chacun de ses pas. Le portier baissa la tête et s'écarta, retenant quelques jurons bien sentis du bout de ses lèvres.
-Ravi de te revoir, petite Morgane. Même si c'est une fois encore au mépris des règles de politesse les plus élémentaires.
Il éclata de rire.
-Je ne sais pas pourquoi mais j'avais comme l'impression que je ne tarderais pas à te retrouver ici.
Je ne pus m'empêcher de me jeter dans ses bras. Je ressentais le besoin irrépressible de me confier à cet homme doux et généreux. J'étais attirée par lui et son regard rassurant. J'avais tant de choses à lui confier.
-Est-ce que tout va bien, Morgane ? Je sens du trouble en toi. As-tu pu convaincre le bourgmestre Henrotin de t'accorder sa protection ? Dis-moi ce qui ne va pas.
Je tentai de le rassurer du mieux que je le pouvais, prétendant que tout allait bien.
-Ne mens pas, je t'en prie, Morgane. Je peux lire en toi comme dans un livre ouvert. La peur te ronge.
Ce n'était pas la première fois qu'il faisait preuve de cette capacité à lire dans mes pensées les plus profondes. Mal à l'aise, j'essayai de détourner la conversation.
-Je pensais que vous deviez partir vers le sud, vers la France. Je...je ne comprends pas pourquoi vous êtes revenu ici, Monsieur Föz.
-Appelle-moi, Adalbert, s'il te plaît. Mais c'est une longue histoire que j'aurai à te raconter. Disons, pour faire simple, que les Français n'étaient pas réputés pour être accueillants déjà bien avant le Grand Effondrement. Et les choses ne se sont pas arrangées depuis. Nous avons été contraints de rebrousser chemin. Au moins, sommes-nous revenus avec un nouveau pensionnaire. Pas vrai, Pacha ?
L'éléphant tapa du pied, comme s'il approuvait ces paroles. Colin avisa alors une petite silhouette qui passa à toute allure entre ses jambes. Sans attendre, il se lança à sa poursuite, zigzaguant entre les roulottes. Adalbert haussa les épaules, visiblement amusé.
-Laissons-le. Il nous rejoindra bien, plus tard. Suis-moi dans ma roulotte. Tu vas m'expliquer ce qu'il se passe ici...
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La roulotte d'Adalbert n'avait pas changé depuis ma première visite, chaque photo suspendue exactement à la même place. Je ne pus manquer de remarquer que derrière le bureau, se trouvait une cage de taille moyenne, vide. Celle qui était naguère couverte d'un drap noir et d'où était parvenu le cri atroce dont je me souvenais encore parfaitement.
-Pour être honnête avec toi, Morgane, j'espérais bien te revoir en venant ici, affirma Adalbert en me tendant une coupe remplie d'une boisson sucrée et pétillante. Alors, comment se sont présentées les choses ? As-tu pu convaincre Henrotin de te prendre sous son aile ?
Sa voix chaude et paternelle m'incita à tout lui raconter, jusque dans les moindres détails. Adalbert m'écouta sans jamais m'interrompre. Lorsque j'eus terminé, il se racla la gorge.
-Par tous les diables ! Si ce que tu me dis est bel et bien vrai, Spa risque de bien de devenir le dernier endroit sur Terre où se trouver si l'on tient à la vie.
Nous étions le 21 avril. Le temps avançait, inexorablement. Chaque jour supplémentaire d'inaction diminuait nos chances de victoire.
-Personnellement, je pense plier bagage au plus vite, contrairement à ce qui était prévu. Avant la fin de la semaine, le Cirque des Rêves sera reparti. Et si tu veux un bon conseil, tu ferais bien d'en faire autant.
Le retour d'Adalbert et du Cirque des Rêves me semblait l'occasion idéale de déguerpir d'ici avant qu'il ne soit trop tard. Mais Thomas l'accepterait-il ?
-Tu penses encore à ton ami ? Tu voudrais savoir ce qu'il penserait ? Hum, je te comprends. Il est bien rare de posséder des amis aussi fidèles que lui. Mais tu ne pourras pas le suivre éternellement. Vous êtes trop différents. Tu devrais songer à te détacher de lui. Tôt ou tard, la vie vous séparera, que tu le veuilles ou non. Oublie-le, tu souffriras moins. Moi aussi j'ai eu des amis, autrefois. Puis est survenu le Grand Effondrement et nous ne nous sommes jamais revus. Mais ainsi vont les choses. Ainsi va la vie...
Ses paroles, bien que cruelles, ne manquaient pourtant pas de bon sens.
-Quant à cette comtesse Esclarmonde, je sais de qui il s'agit. C'est une vagabonde qui n'a aucune goutte de sang noble dans les veines. Elle se sert de ses charmes pour attirer les hommes dans sa couche et leur faire les poches discrètement. Elle t'a menti si elle t'a dit avoir des amis qui pourraient retarder les troupes de l'Inquisiteur. Je doute qu'on puisse lui faire confiance. Oublie cette histoire. Tout comme ce mystérieux homme en noir, d'ailleurs. C'était un meurtrier ayant inventé un prétexte pour justifier ses exactions.
Adalbert avait balayé toute autre tentative d'explication.
-Alors, Morgane ? Que décides-tu ? Nous pouvons partir d'ici très vite, si tu le souhaites. Dépêche-toi.
Après mûr instant de réflexion, je rendis finalement ma réponse à Adalbert.
-Je pars avec vous.
Le colosse sourit.
-Mais je dois prévenir Henrotin. Et Thomas. Je ne peux partir sans leur dire au revoir.
Adalbert approuva sans réserve ma décision.
-Soit. Je viens avec toi. J'ai moi aussi quelques hommages à aller rendre à Henrotin.
La porte de la roulotte s'ouvrit à la volée sur Colin portant sur l'épaule un petit animal noir et blanc à la longue queue.
-Ah, bien, s'esclaffa Adalbert. Je vois que Monsieur Jojo et toi avez fait connaissance. C'est qu'il semblerait même plutôt t'apprécier, le bougre. C'est un capucin, il est un peu fugueur mais c'est un sympathique compagnon.
Adalbert se gratta le menton.
-J'ai un marché à te proposer, mon garçon. Tu sembles avoir un don avec les animaux, me trompe-je ?
Colin fanfaronna, affirmant avec aplomb que c'était bien le cas, qu'il n'y avait pas plus doué que lui en la matière.
-Bien, dans ce cas, que dirais-tu de partir toi aussi avec le cirque ? J'ai besoin de talents tels que le tien pour s'occuper de la ménagerie. Tu ne manqueras de rien, et Monsieur Jojo pourra rester avec toi. Ceci évitera peut-être à mes gars de l'ajouter à leur menu, un de ces quatre jeudis.
L'animal, indigné, grimaça de toutes ses petites dents pointues avant de venir se percher sur le crâne de Colin et entamer ce qui ressemblait à une danse de triomphe. Le garçon rayonnait, enchanté par cette proposition inespérée. Adalbert avait parfaitement réussi à saisir Colin et ses aspirations.
-Je ne connais rien de plus beau que l'amitié entre un humain et un animal. Il n'y a rien de plus pur et de plus noble. Quoi qu'il en soit, il est maintenant temps pour moi d'aller rendre visite à un ancien ami. Nos routes se sont séparées il y a longtemps, mais je suis presque sûr qu'il ne m'aura pas oublié. Même après tout ce temps.
-Et comment s'appelle votre ami ? demandai-je, curieuse.
-Il était curé autrefois. Désormais il a changé de voie. C'est devenu un homme important. Il s'appelle Marc Henrotin.
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Il devait être près de midi lorsque Colin, Monsieur Jojo, Adalbert et moi arrivâmes à la porte du château de la Fraineuse. Les soldats qui montaient la garde semblaient inhabituellement nerveux. Je sentis qu'un événement d'importance venait de se produire. Les gardes abaissèrent leur lance afin d'empêcher Adalbert de faire un pas de plus.
-Laissez-moi passer, je dois voir Marc Henrotin au plus vite.
-Il est occupé. Le commandant Thomas s'entretient avec lui.
-Peu importe. Il est d'une importance capitale que je lui parle au plus vite.
-Hors de question, on vous dit ! Allez, dégagez, maintenant !
Adalbert prit une profonde inspiration. Je crus qu'il allait hurler de toute la force de sa terrible voix, mais rien de tel ne se produisit. Fixant sans sourciller les deux hommes qui lui faisaient face, il réitéra simplement sa demande, aussi calmement que possible. Impressionnés par l'assurance du colosse, les soldats hésitèrent un instant avant de finalement baisser leurs armes et s'écarter.
-Bon d'accord, mais on va devoir vous fouiller ! D'accord ?
Adalbert n'opposa aucune résistance aux soldats qui l'inspectèrent de fond en comble afin de s'assurer qu'il ne disposait pas d'armes cachées. Ensuite, parvenus devant la porte du bureau d'Henrotin, Adalbert ne s'embarrassa pas de la plus élémentaires des politesses. Il poussa brutalement, sans crier gare. Henrotin et Thomas sursautèrent, interrompus en pleine conversation.
-Mais qu'est-ce que...
Les traits d'Henrotin prirent une expression indéchiffrable. Était-ce de la colère ? De la peur ? De la surprise ? A ses côtés, Thomas portait du sang sur son uniforme. Il ne paraissait pas blessé pour autant, à mon grand soulagement.
-Ada ? bredouilla, Henrotin, incrédule.
-Lui-même ! Ravi de te revoir, cher ami !
Les deux hommes s'enlacèrent un bref instant, avant qu'Adalbert ne mette rapidement fin à cette effusion de sentiments.
-Allons, allons, nous n'avons pas le temps pour les larmoiements. La gamine m'a tout raconté. Il semblerait que vous ayez des petits ennuis avec l'Inquisiteur, n'est-ce pas ?
Henrotin recula jusqu'à sa chaise où il se laissa tomber, visiblement ébranlé. Thomas ne remuait pas d'un cil, ne quittant pas Adalbert du regard.
-C'est le moins que l'on puisse dire, Ada. Je ne sais pas ce qui t'a pris de venir ici, mais en tout cas, tu ne pouvais pas tomber à pire moment. Nous serons en guerre dans très peu de temps.
-Je sais déjà cela, Marco. Les troupes de l'Inquisiteur ne vont pas tarder à passer à l'attaque. C'est en partie pour cela que je suis venu te voir. Je veux mettre les enfants en sécurité au plus vite. Avec ta permission, ils partiront avec moi dès que possible. C'est également leur souhait.
Henrotin battit des paupières, sans trop savoir que répondre. Mais ce fut Thomas qui répondit à sa place.
-C'est hors de question, Monsieur Föz. Nous en avons déjà discuté lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, souvenez-vous. Morgane restera ici, un point c'est tout.
Thomas et Adalbert, face à face, se dévisagèrent avec férocité.
-Comprends-nous, Ada, tenta de temporiser Henrotin. La situation est pire que ce que nous imaginions. Thomas a neutralisé un éclaireur, non loin d'ici, pas plus tard que ce matin. Nous l'avons interrogé et il a confirmé ce que nous craignions tous. Les troupes de Pangelpique se sont déjà mises en route depuis Liège. Les routes qui mènent à Spa ne sont plus sûres.
Adalbert blêmit. Monsieur Jojo poussa un petit cri, comme si lui aussi comprenait toute la gravité de la situation.
-Pour le bien des enfants, Ada, il faut qu'ils restent ici, le temps que nous parvenions à repousser l'assaut de l'Inquisiteur.
-Je me chargerai dès aujourd'hui de dresser nos moyens de défense et de préparer nos hommes. Ils ne passeront pas, j'en fais le serment, affirma Thomas d'une voix impavide.
Je ne doutai pas de Thomas un seul instant. J'avais la conviction que lui seul possédait la force nécessaire pour remporter cette bataille. Henrotin s'était mis à trembler comme une feuille.
-Saturnin. Il sera là...
Adalbert sursauta.
-Saturnin, tu dis, Marco ? Bon sang ! Alors, il n'y a pas à hésiter. Vous ne pourrez jamais vaincre. Votre seul espoir est l'évacuation et la fuite, immédiate !
-Je le vaincrai. Je sais que je peux le faire. Je suis celui qu'on appelle Thomas le Preux. J'ai fait partir des chevaliers de Saint-Lambert et je suis le seul à avoir déjà fait couler le sang de Saturnin. Je peux le refaire.
Adalbert ricana.
-Mais tu ne l'as pas vaincu pour autant, loin de là. Je sais beaucoup de choses, sur toi, petit Thomas. Des choses peu reluisantes que tu essayes de masquer par ton arrogance. Regarde la vérité en face, gamin. Tu n'es pas de taille. Lors de votre précédent affrontement, Saturnin a retenu ses coups. Il en sera autrement lorsqu'il attaquera cette ville. Il va te trancher en deux en quelques instants. Tu ferais mieux d'abandonner tant qu'il est encore temps. Pense aussi à ce qui pourrait t'arriver si tu étais capturé. Aux yeux de l'Inquisiteur, tu n'es qu'un déserteur. Tu finiras tes jours dans une geôle de Saint-Léonard sans jamais revoir la lumière du jour. Est-ce cela que tu veux ?
L'ombre d'un doute se peignit sur le visage de Thomas mais il fit un effort pour reprendre son habituelle contenance.
-Mon sort ne sera pas différent de celui des Spadois. Mourir les armes à la main ne m'effraie pas. La discussion est close, Monsieur Föz. Faites ce qui vous plaira, mais il ne vous appartient pas d'emmener Morgane. J'assurerai moi-même sa sécurité, quoi que l'avenir nous réserve.
Adalbert fixa Thomas comme s'il espérait le voir changer d'avis. Comprenant que jamais le jeune ne céderait, il consentit à s'incliner.
-Bien. Qu'il en soit ainsi, Thomas le Preux. Mais ce garçon viendra avec moi.
Il saisit le bras de Colin.
-J'ai besoin de lui tout comme il a besoin de moi. J'espère que vous ne voyez aucune objection à ce que j'offre une chance à un pauvre orphelin délaissé par les Spadois ?
Henrotin, soucieux d'éviter une querelle trop directe entre Thomas et Adalbert, s'empressa de taper dans les mains. Je le soupçonnai aussi de vouloir réaffirmer son autorité.
-Nous allons organiser aussi vite que possible l'évacuation des civils, Ada. Je te conseille de partir avec eux. Commandant Thomas, faites le nécessaire pour préparer nos hommes au combat et dressez des barricades. Toi, Morgane, tu resteras ici, au château et tu n'en bougeras pas. Est-ce bien compris ?
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Je fus confinée entre les murs du château, ainsi que l'avait ordonné Henrotin, étroitement surveillée de jour comme de nuit. Selon toute vraisemblance, j'étais bel et bien devenue la prisonnière du bourgmestre. Outre mon statut de captive, je devenais vraiment folle de ne pouvoir obtenir aucune information de ce qui se passait à l'extérieur. Adalbert et Colin étaient-ils partis ? Thomas était-il parvenu à organiser la défense de la ville ? J'envisageai de plus en plus de trouver un quelconque moyen de fausser compagnie à mes gardiens et de courir rejoindre le Cirque des Rêves, en priant pour qu'il ne soit pas encore trop tard.
Le soir de 29 avril, Henrotin décida subitement d'organiser un bal au château, contre toute logique. Une fête sinistre et sans joie, un bal mené par des danseurs apathiques et saoulés au mauvais vin. Des musiciens palots aux yeux pochés donnaient le rythme, tapant sans conviction sur leurs tambourins. En plein mois d'avril, je me serais crue au cœur d'une célébration d'Halloween particulièrement macabre.
Toutefois, je compris que cette farce grotesque constituerait peut-être ma seule occasion de m'échapper sans être aperçue. Qu'en aurait pensé Tante Louison ? Si elle avait voulu me confier à Henrotin, c'est qu'elle devait avoir de bonnes raisons de le faire. Cependant, elle ne connaissait pas les circonstances dramatiques actuelles. Oui, partir avec Adalbert était la meilleure solution qui me restait. Nous nous mettrions à l'abri le temps que Thomas remporte la victoire, après quoi nous pourrions envisager l'avenir plus sereinement.
Tandis que la fête battait son plein, je me glissai subrepticement par une fenêtre ouverte que personne ne gardait. Une fois dehors, je pris une profonde inspiration afin de dominer ma peur de l'obscurité. Il le fallait ! Lorsque je fus apaisée, ne me restait plus qu'à rejoindre Adalbert et Colin, et le tour serait joué. Malheureusement, le ciel était dégagé, les alentours éclairés par la lueur de la lune. Instinctivement, je me plaquai contre le mur lorsque deux hommes passèrent à un mètre à peine de moi sans déceler le moins du monde ma présence.
-Vous, partez, Monsieur le bourgmestre ?
-Euh, oui. Si vous voulez, Ravagnan. Je vais prendre une position stratégique avant que ne débute la bataille.
-A d'autres, Henrotin ! Je suis peut-être vieux, mais pas encore sénile pour autant. Vous fuyez comme un lâche afin de sauver votre vie, sans vous soucier de celle de vos administrés. Vous me décevez beaucoup !
Dans l'obscurité, j'entendis Henrotin sangloter.
-Ne pleurez pas, Henrotin, vous êtes un grand garçon, non ? Je suis certain que vos hommes se battront jusqu'au bout. Ce jeune Thomas a quelque chose d'inspirant que je ne peux expliquer. Il ne vous décevra pas.
-Je sais Ravagnan, je sais. C'est une bénédiction de l'avoir à nos côtés. Non seulement il nous a débarrassé de la Bête de Berinzenne mais en plus il mène nos troupes mieux que quiconque avant lui. S'il nous reste encore une lueur d'espoir, c'est bien grâce à lui.
-Alors, pourquoi pleurez-vous comme une fillette ?
-C'est à cause de la gamine. Je m'en veux de l'avoir cloîtrée comme une béguine mais je n'avais pas le choix.
-Son sort vous importe-t-il autant que cela ?
-Oui. Elle a ce petit je-ne-sais quoi d'attachant. Et puis, c'est ce que Louison voulait. Je lui devais bien ce service après tout le mal que je lui ai fait.
-Vous l'aimiez ?
-Oui. Plus que tout au monde. C'est pour elle que j'ai renoncé à mon vœu de célibat et que j'ai dû abandonner la soutane. L'Inquisiteur ne me l'a jamais pardonné, et c'est une des raisons de sa colère. Si Louison nous a envoyé cette enfant, c'est qu'elle savait ce qu'elle faisait.
-Et pourquoi selon vous ?
-Sa mère était une Macrâle.
-Une quoi ?
-Pardon, j'oubliais que vous ne parliez pas couramment le wallon, Ravagnan. Une Macrâle. Une sorcière si vous préférez. Ici, pas de chapeaux pointus et de baguettes magiques. Les Macrâles constituent un groupe de femmes rebelles qui ont toujours refusé de se soumettre aux dogmes imposés par l'Inquisiteur. Elles ont continué, dans l'ombre, à pratiquer les anciennes croyances, à utiliser les remèdes de leurs ancêtres. Pangelpique les considère comme une menace sérieuse. Il les traque sans pitié.
-Et la petite Morgane, alors ? Que vient-elle faire au milieu de tout cela ?
-Louison a senti le feu qui brûle en elle. Elle disait, dans sa lettre, avoir lu dans les étoiles que la petite pourrait être celle qui nous débarrassera à jamais de Pangelpique.
-Je suis un scientifique, Henrotin, je vous l'ai déjà dit. Je ne crois qu'aux choses concrètes et démontrables. Les prophéties de bonnes femmes, très peu pour moi.
-Je n'y crois pas non plus, Ravagnan. Mais j'ai vécu assez longtemps avec Louison pour qu'elle m'enseigne beaucoup de ses secrets de Macrâle. Si je pouvais à mon tour les transmettre à Morgane, elle deviendrait une alliée très précieuse, une fois devenue grande.
-Vous avouez donc à demi-mots que vous vous servez d'elle comme d'une arme à envoyer contre l'Inquisiteur une fois le moment venu ?
-Il y a un peu de ça, oui, je le reconnais. M'en tiendrez-vous rigueur pour autant ? En tout cas, j'ai déjà pris mes dispositions pour le cas où les choses viendraient à mal tourner. En aucun cas elle ne doit tomber entre les mains de l'Inquisiteur. Dieu seul sait ce qu'il lui ferait subir ! J'ai chargé des hommes sûrs de l'éliminer si le besoin s'en faisait sentir.
Ses paroles me firent bouillir de colère. Comment osait-il me considérer ainsi, comme un simple outil ? C'était proprement ignoble. Je sentis un fourmillement désagréable me picoter le bout des doigts.
-Adieu Ravagnan. J'espère que nous pourrons nous revoir sous de meilleurs auspices.
Les deux hommes échangèrent une solide poignée de main avant qu'Henrotin ne décampe sans demander son reste. Ce lâche abandonnait les siens au moment le plus critique. Dès lors, plus rien ne compta. Je devais quitter cette ville et son minable bourgmestre. Thomas ne méritait pas de risquer sa vie pour si peu. Il était de mon devoir de le convaincre de partir avec nous. Je devais faire vite avant qu'on ne s'aperçoive de ma disparition. Ravagnan s'apprêtait à rentrer lorsque le son d'une alarme retentit dans la nuit. Le vieillard se figea.
-Maudit Inquisiteur, dit-il d'un ton bourru. Toujours en avance...
La bataille de Spa venait de commencer...
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Rendez-vous au prochain chapitre pour la bataille de Spa et l'affrontement contre le terrible Saturnin !
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