12. Le Maître des Sources
-Le 7 mai, dis-tu ?
Je confirmai cette sinistre échéance à Henrotin, assis de l'autre côté de son bureau. Il secoua la tête, pensif.
-Je crois que tu te trompes. Je n'ai pas bien compris comment tu as pu avoir cette information, mais tu as du mal comprendre. L'Inquisiteur n'attaquera pas. Pas tant que je serai là pour défendre la ville.
Je ne pouvais pas en croire mes oreilles. Henrotin qui, naguère, semblait déjà préparé à la perspective d'une guerre, avait désormais plongé dans le déni le plus total. Naturellement, je n'avais pas osé tout lui raconter de ce qui m'était arrivé, me contentant de lui servir une fable à peu près crédible.
Quant à Thomas, il ne se souvenait de rien de ce qui lui était arrivé, hormis un gros choc reçu sur le crâne et une éternité passée dans une pièce froide et humide avant que son geôlier ne se décide à le relâcher. Sa captivité l'avait laissé affaibli, mais il reprenait rapidement des forces grâce aux bons soins prodigués par Théodule Ravagnan, le médecin personnel d'Henrotin, que j'avais déjà rencontré sur la scène du meurtre des époux Boulanger. Parmi la foule de personnages farfelus qui entouraient le bourgmestre, Ravagnan occupait sans conteste le haut du panier. C'était ce vieillard chenu au nez proéminent et aux petits yeux de taupe qui était notamment parvenu à réparer l'ancien funiculaire et à faire en sorte que les Spadois aient leurs rues éclairées même au beau milieu de la nuit. Un luxe dont peu pouvaient encore se targuer depuis le Grand Effondrement. La présence du vieux scientifique devait être si précieuse au bourgmestre que je me demandai si ce dernier n'utilisait pas un quelconque moyen de pression afin de l'empêcher de partir.
Il en est un qui s'enticha rapidement de Ravagnan. Colin avait été accepté en tant que pupille par le bourgmestre et il demeurait à présent à mes côtés au château de la Fraineuse. Le temps passant, il paraissait s'accoutumer peu à peu à cette nouvelle vie. Curieux de tout, c'est naturellement qu'il sympathisa avec le vieil homme lequel entreprit bientôt de l'initier à son savoir-faire. L'orphelin avait trouvé une nouvelle voie, l'occasion de prendre un nouveau départ...
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Plutôt que de se préparer activement au conflit qui s'annonçait, Henrotin avait prévu une cérémonie solennelle à laquelle seraient conviés tous les Spadois et au cours de laquelle Thomas serait officiellement reconnu comme un membre à part entière de la Patrouille des Castors, la garde rapprochée d'Henrotin.
Sous un soleil radieux, le parc des Sept Heures, au centre-ville, était plein à craquer d'une foule impatiente d'accueillir son nouveau héros, Thomas le Chasseur, celui qui avait vaincu la Bête de Berinzenne et qui ne manquerait pas de défendre la ville de tout son corps et son âme dans les temps à venir.
Henrotin n'avait pas lésiné sur les moyens afin que ce jour reste gravé dans toutes les mémoires. Des musiciens avaient été réquisitionnés, des succulentes préparations culinaires avaient été mises à la disposition des plus gourmands. On n'attendait plus que la venue du héros du jour. Lorsque ce dernier apparut sur l'estrade, aux côtés d'Henrotin, la liesse s'empara de la foule. Il ne me fut pas difficile de percevoir le malaise de Thomas,
-Thomas, agenouille-toi, ordonna Henrotin.
Mon ami obéit cependant sans broncher.
-Moi, Marc Henrotin, te consacre commandant en chef de la Patrouille des Castors. Puisses-tu devenir le bras armé qui toujours défendra notre bonne ville contre ceux qui voudraient la soumettre. Gloire à toi, commandant Thomas !
Le tumulte de la foule s'arrêta un instant, avant de redoubler d'ardeur. Debout à quelques pas de moi, je remarquai que Lardinnois ne partageait pas l'enthousiasme général.
« Il est jaloux » pensais-je en observant ses mimiques, espérant qu'il ne fasse rien pour nuire à mon ami ainsi qu' à sa réputation.
Le reste de la cérémonie ne fut qu'une longue et interminable suite de discours tous plus pompeux les uns que les autres. Cependant, aucun ne prit la peine d'évoquer, ne serait-ce que l'espace d'un instant, la guerre qui s'annonçait.
Quand, après plusieurs heures épuisantes passées sous le soleil à écouter stoïquement Henrotin discourir, la cérémonie s'acheva enfin, nous fûmes conviés à rejoindre la grande salle du casino, où un fastueux banquet allait être donné. J'aurais voulu m'épargner cette cérémonie mais Henrotin avait tant insisté que je craignais de le vexer profondément en cas de refus.
En franchissant les portes du casino de Spa, je constatai, non sans une certaine colère, que Colin avait trouvé le moyen de se soustraire à cette obligation. Où était-il passé ? Impossible de le savoir, mais il ne perdait rien pour attendre.
La fête organisée au casino de Spa ce jour-là aurait mérité sans hésitation le qualificatif « orgiaque ». Les convives s'empiffraient sans vergogne, buvaient des litres de vin et de bière, servis par une véritable armée de serveuses aux tenues affriolantes.
Mal à l'aise, je m'étais pelotonnée dans un coin, attendant que tous tombent ivres morts avant de pouvoir rejoindre la quiétude de ma chambre. Thomas, au milieu de cette bande d'ivrognes, tâcha de faire bonne figure, sans pour autant en perdre sa dignité.
-Alors, petite ? Un bien beau spectacle, n'est-ce pas ?
Une silhouette longiligne était venue se glisser furtivement auprès de moi. Quelle ne fut pas ma surprise en la reconnaissant ! Il s'agissait de la jolie femme rousse qui avait provoqué une esclandre devant le portique du Cirque des Rêves.
-Quelle bande d'idiots ! S'ils savaient ce qui les attend !
Elle désigna un groupe de notables, presque dévêtus, vautrés dans leurs propres vomissures.
-Vous êtes au courant ?
En effet, comment cette femme aurait-elle pu être informée de l'attaque imminente de l'Inquisiteur ?
-J'adore me mêler de ce qui ne me regarde pas. Et puis, il est de notoriété publique que la patience de l'Inquisiteur est désormais épuisée. Ça fait des mois qu'il montre les muscles et galvanise ses chevaliers. Ces hommes sont bien entraînés et déterminés à accomplir la volonté de leur chef. Henrotin se fourre le doigt dans l'œil s'il s'imagine avoir la moindre chance de l'emporter...
Elle soupira, agacée.
-Tout cela est triste, bien triste. Heureusement, il existe encore une petite lueur d'espoir. Ce garçon est le seul à pouvoir repousser les troupes de Pangelpique lorsqu'elles passeront à l'attaque.
D'un coup de menton, la femme montra Thomas, de plus en plus à l'étroit au milieu du cercle que formaient les ivrognes autour de lui. Je souris, consciente qu'elle disait vrai.
-Henrotin t'aime beaucoup, tu sais, petite. Je t'en prie, fais ce qu'il faut pour qu'il ordonne la mobilisation générale au plus vite.
-Et vous ?
-Moi ? Pourquoi m'écouterait-il ? Aux yeux de tous, je suis la comtesse Esclarmonde, la dernière descendante d'une très vieille famille noble. Pourtant, il ne cesse de me prendre pour une potiche de salon, incapable d'avoir le moindre avis sensé sur une quelconque question politique.
Je sentais que cette mystérieuse jeune femme ne me disait pas tout. Elle semblait trop bien renseignée et trop aimer la bagarre pour n'être qu'une simple aristocrate.
-Quel vieux cochon, ce Marc ! Il est bien loin le temps où il était dans les Ordres...
Le gros bourgmestre s'était affalé sur une pile de coussins de soie tandis qu'une très jeune fille se glissait sensuellement contre lui, déboutonnant son pantalon d'une main experte. La comtesse Esclarmonde s'esclaffa.
-Quoi ? Tu ne savais pas ? Marc Henrotin a été prêtre autrefois. On raconte même qu'il fut un proche ami de celui qui deviendrait plus tard l'Inquisiteur Pangelpique. Quelque chose a dû les séparer, car aujourd'hui, ils sont les pires ennemis du monde.
Je dus me retenir de rire en imaginant Henrotin portant une soutane en train de dire la messe à ses fidèles.
-Voilà longtemps qu'Henrotin a abandonné la prêtrise. On peut dire que son changement de vie fut...radical. Je n'ai jamais vu un tel dépravé ! Mères de Spa, gardez vos poules, Henrotin est en ville !
La comtesse laissa s'échapper un petit rire sarcastique.
-Comprends-tu quelles sont les vraies raisons qui poussent l'Inquisiteur a vouloir s'emparer de Spa, quel qu'en soit le prix à payer ?
Je secouai la tête.
-Ce n'est pas une simple querelle entre deux anciens amis devenus ennemis, non. Le motif de ce conflit est d'un ordre beaucoup plus stratégique. Il y a dans le sous-sol de Spa une ressource que l'Inquisiteur convoite plus que toute autre.
-De l'or ?
-Non. Bien plus précieuse que de l'or. Crois-tu que beaucoup de villes pourraient se permettre de posséder des thermes comme celles dans lesquelles Henrotin aime tant se vautrer ?
Je commençais peu à peu à comprendre.
-L'eau ! Voilà le vrai nerf de la guerre. Je vais t'épargner le sempiternel discours écologiste sur l'inconséquence de ceux qui ont gaspillé l'or bleu tout en réchauffant la planète à une vitesse alarmante. Rien ne semble plus en mesure d'enrayer l'implacable mécanique qui s'est mise en route. Les étés ne vont cesser de devenir plus torrides, les rivières s'assécher peu à peu, les lacs se vider. Les points d'eau potable vont devenir une rareté. Or, Spa dispose d'immenses réserves dans son sous-sol. Henrotin le sait, et il veillera jalousement sur son trésor. Cependant, l'Inquisiteur est déterminé à lui contester le titre de Maître des Sources.
Je me rappelai du bain que nous avions pris, Mathurin et moi, dans la Semois, presque à sec, l'été précédent. Les propos de la comtesse Esclarmonde étaient malheureusement d'une triste cohérence.
-Ne sous-estime pas ton rôle dans cette histoire, petite. Tu dois absolument convaincre Henrotin de la nécessité de se préparer à la guerre au plus vite. Sans quoi, vous êtes perdus. Henrotin a peur. Il continuera à jouer à l'autruche jusqu'au bout si rien ne le pousse à revoir sa position
La comtesse s'était levée, dépliant ses longues jambes de sauterelle.
-Rien n'est encore perdu, à condition de faire le nécessaire dès à présent. Quant à moi, j'ai de nombreux amis. Des amis qui pourront retarder, voire affaiblir l'armée de l'Inquisiteur avant qu'elle n'atteigne Spa. Adieu, petite. Je dois m'en aller. J'en ai assez vu pour ce soir et j'ai beaucoup de choses à faire.
La comtesse me gratifia de son plus beau sourire avant de s'éclipser aussi discrètement qu'elle était venue. Pendant ce temps, l'orgie se poursuivait de plus belle. Dans chaque recoin de la salle, ce n'était que beuveries et autres occupations charnelles, peu dignes d'être exposées aux yeux d'une enfant de mon âge.
-Eh, mam'zelle ! Tu veux un coup !
Un des principaux conseillers d'Henrotin tenait juste sous mon nez un pichet rempli d'un vin à l'odeur amère. Je n'avais aucune envie d'accepter ce breuvage plus que douteux mais l'homme se montra si insistant que je finis par accepter, dans l'espoir que ce rustre me fiche enfin la paix.
Je regrettai mon choix dès la première gorgée avalée. C'était la première fois que je faisais connaissance avec l'alcool, mais ce vin était une infection pour la langue et un supplice pour les boyaux ! La tête me tourna et sans comprendre ce qui m'arrivait, je partis rejoindre les bras de Morphée...
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-Et Morgane, réveille-toi ! Il faut que je te montre un truc !
J'ouvris les paupières. La tête me faisait mal, et je devais lutter de toutes mes forces pour ne pas rendre le contenu de mon estomac. Colin, pour sa part, semblait frais comme un gardon. Il était bien le seul à pouvoir jouir d'un tel état de forme dans cette salle remplie d'ivrognes endormis. Henrotin lui-même, nu comme un ver, ronflait comme un sanglier, trois femmes collées contre son corps.
-Qu'est-ce qui s'passe, Colin ?
-Y a un truc trop génial ! Viens ! Il faut que je te montre !
Sans pitié aucune pour ma pauvre tête, il me tira par le bras, me forçant à le suivre. Finalement, ce n'était pas plus mal. L'odeur fétide qui flottait dans le casino était insupportable ! Un peu d'air frais me ferait le plus grand bien.
Ce n'est qu'en arrivant au parc des Sept Heures où s'était déroulée la cérémonie de la veille que je compris ce qui excitait Colin à ce point. Un vaste chapiteau entouré d'une palissade était en train d'être dressé.
-Ils ont tout ! Des poneys, des chameaux, un lion et même un éléphant ! Tu te rends compte ?
En apercevant le long cou de la girafe au-dessus de la palissade, je ris joyeusement en comprenant que le Cirque des Rêves était revenu faire escale à Spa...
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