10. Colin de la Havette


J'avais une entière confiance en Thomas, persuadée qu'il ne lui faudrait pas plus de quelques jours pour élucider le mystère de la Bête de Berinzenne.

Pourtant, je me trompais lourdement. Des semaines durant, Thomas se lança dans une vaine poursuite à traquer l'insaisissable monstre, arpentant bois et forêts, sans relâche. Sans le moindre résultat.

En désespoir de cause, Henrotin consentit à sélectionner trois des meilleures recrues parmi sa garde rapprochée afin de seconder Thomas. Le nombre ne changea cependant rien à l'affaire. La Bête de Berinzenne parvint à échapper aux chasseurs. Soir après soir, ces derniers rentraient bredouilles, la mine décomposée.

La Bête s'attaqua à un couple de fermiers non loin du centre du village de Jalhay. Au beau milieu, de la nuit, les malheureux furent tirés de leur sommeil par trois coups sourds frappés à la porte de leur maison.

Petits cochons ! Petits cochons ! Allons, ouvrez-moi donc ! De me refuser l'entrée, il n'est pas question !

Le fermier jura que jamais lui et sa femme n'oublieraient cette voix venue d'outre-tombe, suivie du hurlement terrifiant d'un fauve en colère. Ces gens simples et crédules, persuadés d'avoir affaire à un démon, lui ouvrirent leur porte, peu désireux de s'attirer son courroux. Sur le pas de leur porte se tenait le loup le plus gigantesque qu'ils aient jamais vu, les yeux jaunes et la gueule baveuse. Plus terrifiant encore, l'homme qui l'accompagnait. Lui aussi était surnaturellement grand, couvert de longs poils crasseux et malodorants. Sans ménagement, il ordonna au couple de déposer à ses pieds toutes les provisions que contenait leur logis. Terrifiés, les deux fermiers obtempérèrent avant de retourner se coucher, ainsi que l'exigeait l'inconnu. Le lendemain matin, au saut du lit, le fermier et sa femme ne surent trop s'ils avaient rêvé ou non cette rencontre cauchemardesque. Leur garde-manger, bel et bien vide, leur apporta cependant rapidement réponse.

Le récit de cette nouvelle agression se répandit comme une traînée de poudre au sein de la population spadoise. Des mouvements populaires se créèrent alors spontanément, exigeant qu'on capture la Bête et son complice dans les plus brefs délais, accentuant encore la pression qui pesait déjà sur les jeunes épaules de Thomas.

Pendant ce temps, je demeurai auprès d'Henrotin, en qualité d'hôte de marque. Le danger encouru par Thomas me rongeait un peu davantage chaque jour. Le bourgmestre de Spa se montra néanmoins d'une telle bienveillance envers moi que j'eus moins de peine à dissimuler mon angoisse.

Spa, la perle des Ardennes, était une ville charmante où il faisait bon vivre et aux nuits rythmées par les fêtes qui s'y donnaient régulièrement. Henrotin lui-même ne perdait jamais une occasion d'y participer mais refusait, à mon grand dépit, que je puisse l'accompagner.

On m'avait aménagé une chambre spacieuse et confortable au château de la Fraineuse, là où résidaient également Henrotin et ses plus proches serviteurs. Du temps où je vivais encore avec mes parents, jamais je n'aurais osé rêver d'un tel luxe, d'une telle abondance. Chaque soir, avant de m'endormir, je songeais à la suite d'événements qui m'avait conduite à cette étrange situation. Et Thomas ? Je ne l'avais plus vu depuis des jours. Il était ma bouée de secours, celui en qui j'avais le plus confiance. Il était le grand frère que je n'avais jamais eu. Reviendrait-il bientôt, victorieux, avec la tête de la Bête ? J'en étais convaincue. Mais qu'adviendrait-il ensuite ? La guerre était-elle vraiment inévitable comme le pensait Henrotin ? Qu'un havre de paix comme Spa puisse devenir le théâtre d'un sanglant conflit était difficilement concevable pour un jeune esprit comme le mien.

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Un clair matin, aux alentours de la mi-mars, Henrotin décida de m'emmener flâner le long des rues de sa ville. Selon lui, j'avais une mine épouvantable et il craignait que mes longues journées d'attente passées confinée entre les murs du château ne nuisent irrémédiablement à ma santé. C'était jour de marché mais il régnait pourtant une agitation peu habituelle. Lardinnois et ses hommes semblaient avoir le plus grand mal à contenir l'agitation de la foule qui s'était rassemblée devant une maison.

-Laissez-nous entrer ! On veut voir ce qu'a fait la Bête !

-Reculez ! Reculez ! rugit Lardinnois, en agitant sa lance, menaçant.

-Que se passe-t-il, ici ? aboya Henrotin.

L'intervention du bourgmestre tomba à point nommé, juste avant que la situation ne vire au chaos. D'un geste, désinvolte, il ordonna qu'on lui cède le passage.

-C'est la Bête, Monsieur le bourgmestre. Elle a...tué. C'est que nous redoutions le plus. Ils ont été massacrés comme des animaux.

Henrotin devint blême en apprenant la sinistre nouvelle.

-Je ne sais pas si la petite devrait voir ça, Monsieur le bourgmestre, hésita l'obséquieux Lardinnois. C'est que...c'est vraiment pas joli à voir, vous savez...

Henrotin se tourna vers moi. Contre toute attente, je feignis l'indifférence. La suggestion de Lardinnois m'avait vexée. Me croyait-il vraiment si fragile ? Henrotin, comprenant qu'il ne pourrait pas me faire changer d'avis, haussa les épaules.

Une fois à l'intérieur, une puanteur atroce nous prit immédiatement à la gorge, si bien que je sentis mon estomac se soulever. Ce fut encore pire lorsque nous découvrîmes les victimes de ce crime odieux.

Un homme et une femme, tous deux encore jeunes, gisaient chacun sur leur lit, morts, les yeux grands ouverts. Ils avaient eu la gorge tranchée d'une oreille à l'autre, maculant les draps blancs de larges taches de sang séché. Les membres des victimes avaient été solidement liés par une épaisse corde qui avait profondément entaillé chevilles et poignets. En outre, le meurtrier avait pris soin d'arracher méticuleusement chaque ongle de chaque doigt et de chaque orteil. Le rictus de souffrance qu'arboraient les défunts ne laissait planer aucun doute sur l'horreur qu'avaient dû constituer leurs derniers instants.

A notre arrivée, un vieil homme qui était affairé à examiner les cadavres sous toutes leurs coutures se retourna.

-Ah, Henrotin ! Je suis heureux de vous voir ! dit-il d'une voix chevrotante, tout en ôtant son pince-nez et en relevant ses étranges lunettes aux verres colorés.

-Alors, Ravagnan ? Déjà au travail ? Vous avez trouvé quelque chose ?

-Euuh, oui, si on veut. Deux choses. La première, c'est que celui qui a fait le coup est un vrai tordu. Je n'avais encore jamais vu une telle boucherie. Et pourtant, si vous saviez ce à quoi j'ai déjà été confronté au cours de ma longue vie. Ce malade devait avoir une sacrée bonne raison d'en vouloir aux époux Boulanger pour s'acharner ainsi sur eux.

Le vieil homme ouvrit précautionneusement la chemise de la morte. Sa poitrine avait été lacérée de grands coups de griffes, pareils à des lames de rasoir, laissant s'éparpiller les entrailles sur le matelas.

-Un authentique cinglé, je vous dis. Jack l'Éventreur lui-même ne l'aurait pas renié!

-Venez-en, au fait, Ravagnan. Les gens dehors s'impatientent. Ils veulent connaître la vérité. Est-ce bien la Bête et son complice qui ont fait le coup ?

Ravagnan se passa un mouchoir sur son front dégarni ruisselant de sueur.

-Nous en avons déjà discuté, Henrotin. Je suis un homme de science et je ne crois pas à l'existence des loups-garous. Celui qui a fait ça est un être humain, ça ne fait aucun doute.

Le vieillard marqua un temps d'hésitation.

-C'est ce que je vous aurais dit sans hésiter il y a encore quelques minutes. Mais je dois vous avouer que mes certitudes ont quelque peu été... ébranlées.

Il tendit à Henrotin à petit sachet transparent contenant ce qui ressemblait à une épaisse touffe de poils noirs.

-Il y a une bête sauvage qui est entrée dans cette pièce. Qu'il s'agisse d'un chien ou d'un loup, je n'en sais rien, mais ceci est très étrange, vous en conviendrez. Je n'écarte pas l'hypothèse qu'il puisse toutefois s'agir d'une grossière mise en scène afin de nous envoyer sur de fausses pistes.

Henrotin saisit brutalement le sac contenant les poils de la Bête.

-J'en ai assez entendu, Ravagnan. Il va sans dire que c'est la Bête de Berinzenne et son maître qui ont torturé et assassiné les époux Boulanger. Il faut à tout prix les trouver et les mettre hors d'état de nuire avant qu'ils ne puissent recommencer. Ma place de bourgmestre est en jeu !

-Je comprends très bien, Henrotin. Mais que puis-je y faire ? Je ne suis que votre ingénieur en chef, votre médecin personnel, votre conseiller et occasionnellement votre officier de police scientifique. Pensez-vous que le garçon que vous avez envoyé sera en mesure de mettre la main sur votre soi-disant loup-garou ?

-J'en aurais mis ma main au feu. Mais je commence à croire que ce petit salopard en a profité pour prendre la clé des champs, me laissant la responsabilité de la gamine.

Henrotin avait-il oublié que je me trouvais juste derrière lui, les oreilles parfaitement ouvertes ? Écœurée par cette remarque aussi injuste que méchante, je quittai la pièce, non sans avoir fracassé un vase au sol en guise de protestation. Je voulais retrouver l'air libre, la fraîcheur du matin, m'aérer l'esprit et évacuer ma colère.

J'inspirai l'air pur à grandes coulées tout en prenant la direction du marché hebdomadaire qui battait son plein. On trouvait de tout sur les étals : viandes, légumes, étoffes et même quelques breloques mystérieuses. Je me glissai dans la cohue, admirant les étals colorés aux mille senteurs.

-Rend-moi ça espèce de sale voleur ! ordonna soudain un marchand rougeaud à l'adresse d'un jeune garçon dissimulant maladroitement une pomme derrière son dos.

-Mais je n'ai rien, m'sieur. Je vous jure !

-C'est ça, à d'autres, hein ! Donne- moi ce que tu m'as piqué ou bien tu vas le regretter !

Sans demander son reste, le garçon prit la fuite. Néanmoins, dans sa hâte, il trébucha et s'étala de tout son long. Le marchand le souleva par le col avant de le secouer comme un prunier.

-Tu vas prendre la tripotée de ta vie. Une fois, je te l'aurais pardonné. Peut-être même deux. Mais c'est la troisième semaine d'affilée que tu me fauches mes pommes ! C'en est trop ! Prépare-toi à recevoir la correction de ta vie !

Le marchand leva son bras musclé, déterminé à copieusement rosser le petit voleur. Mais, un instant avant qu'il ne frappe, l'homme couina de douleur lorsqu'un rat lui mordit férocement l'orteil à travers sa sandale. Cette fois, l'enfant ne laissa pas passer sa chance et fila se mettre à l'abri, abreuvé d'injures par l'infortuné marchand.

-Maudit gamin, rumina-t-il enfin en le voyant disparaître. Je n'en ai pas encore fini avec lui. Si jamais je le rattrape, il va regretter d'être né...

Je n'étais pas seule à avoir été beaucoup amusée à en juger par la mine hilare des autres témoins de la scène.

-Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça, toi ? me lança le marchand lésé, furieux et vexé. Dégage !

Son air féroce me convainquit que cet homme était de la même trempe qu'un Eugène, par exemple. Sous le coup de la colère, il pouvait se montrer terriblement dangereux. Je poursuivis donc mon chemin jusqu'à l'extrémité du marché. Là, assis, sur un muret, le garçon mangeait sa pomme, insouciant.

-Tu es fou ? Il aurait pu te tuer !

Le garçon exécuta un geste désinvolte de la main.

-Bah ! Il n'aurait pas osé me faire grand mal. Pas devant tout le monde en tout cas.

Il s'arrêta de grignoter sa pomme pour me détailler des yeux. J'en fis de même. L'enfant devait être à peine plus jeune que moi. Il avait le teint cireux et à peine la peau sur les os.

-Et puis, de quoi tu te mêles ? me lança-t-il avec insolence.

Il rota bruyamment avant de jeter le trognon de la pomme par-dessus son épaule.

-Ah, mais oui ! J'y suis ! C'est toi la petite copine d'Henrotin ?

Je protestai avec véhémence.

-Méfie-toi bien de ce vieux cochon ! Quand tu seras plus grande, il fera de toi une des pensionnaires de son harem personnel.

Les propos de ce garçon étaient aussi choquants que répugnants ! J'allais tourner les talons et le quitter sans remords lorsqu'il me dit quelque chose qui me fit immédiatement changer d'avis.

-Ton ami, celui qui est parti chasser la Bête...il ne la trouvera pas !

-Tu te trompes ! Thomas est le meilleur ! Je suis sûre qu'il réussira ! m'exclamai-je, furibonde et prête à en découdre.

-La Bête est plus maligne que le meilleur des chasseurs. Elle ne se laissera pas prendre.

Je considérai le garçon avec soupçon. Savait-il quelque chose que nous ignorions ?

-La Bête n'est pas dangereuse. Pas plus que son maître. Tu peux me faire confiance. En revanche, l'homme en noir, c'est autre chose. C'est de lui qu'il faut se méfier.

-L'homme en noir ?

-Ouaip. Un type louche. Avec une capuche. Je ne sais pas qui c'est, mais je l'ai surpris en train de rentrer chez les Boulanger. C'est lui qui les a tués. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais je peux t'affirmer que la Bête n'y est pour rien. Alors, va dire à Henrotin et à ton Thomas de lui fiche la paix. Elle n'a jamais tué personne. En revanche, il faut que vous arrêtiez l'homme en noir avant qu'il ne fasse plus de victimes.

Le garçon bondit sur ses jambes.

-Bon, il faut que j'y aille, moi. Je n'ai pas que ça à faire. Au plaisir de vous revoir très vite, gente dame.

Il exécuta une pirouette théâtrale qui m'arracha un sourire amusé.

-Au fait, je m'appelle Colin. Colin de la Havette, plus exactement ! Et toi ?

J'hésitai avant de lui répondre :

-Morgane. Je m'appelle Morgane.

-Joli prénom ! Allez, à plus !

En un éclair, il avait disparu...

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En repassant devant la maison des Boulanger, j'aperçus Henrotin qui tentait d'apaiser la foule en colère qui vociférait.

-On veut la peau de la Bête !

-A mort le monstre !

-Ouais ! Faut en finir !

-A mort ! A mort !

Henrotin leva les bras au ciel afin de réclamer le silence.

-Citoyens ! Je vous ai entendus ! J'admets ma faute. J'ai laissé trop longtemps cette Bête nous narguer impunément. Mais l'ampleur de son crime dépasse aujourd'hui tout ce que nous pouvions imaginer. Je vous jure sur ce que j'ai de plus cher que, dès à présent, tous les hommes valides auront pour mission de la retrouver et de l'envoyer en enfer. Que Dieu soit avec nous et nous accorde la force de terrasser ce démon !

Quelques applaudissements accueillirent ces paroles mais le malaise restait palpable. Je traversai la foule, déterminée à informer le bourgmestre de ce que je venais d'apprendre de la bouche de Colin de la Havette. Soudain, je perçus un mouvement du coin de l'œil. Au coin de la rue, un individu s'éclipsait discrètement. Les cheveux se hérissèrent sur ma nuque. Et pour cause : l'inconnu était entièrement vêtu de noir...

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-Ce Colin, te fierais-tu à lui ? m'interrogea Henrotin alors que je lui faisais face, de l'autre côté de son bureau d'acajou.

Je ne pus masquer mon embarras.

-J'ai déjà entendu parler de lui. Il est connu de tous les Spadois. C'est un orphelin qui vit de petits larcins. Il ne fait vraiment de tort à personne et comme les Spadois ont bon cœur, ils ferment volontairement les yeux sur ses multiples petits délits. Mais je crois qu'il t'aura raconté des sornettes, Morgane. Oublie les bêtises qu'il t'a dites. Il n'est pas digne de confiance!

Je voulus objecter que j'avais pourtant vu l'homme en noir mais les mots ne franchirent pas le seuil de ma bouche, tiraillée par le doute.

-Dès demain, nous organiserons la plus grande battue jamais vue ici. La Bête ne nous défiera plus longtemps !

-Mais Thomas va la retrouver ! J'en suis sûre !

La mine d'Henrotin s'assombrit.

-Il y a quelque chose dont je ne voulais pas te parler, Morgane. Mais je crois que la situation l'exige, désormais.

Il me tendit des lambeaux de vêtements imbibés de sang. Je reconnus avec horreur ceux de Thomas !

-Un chasseur m'a rapporté ceci. Je crains qu'il n'y ait plus guère d'espoir pour Thomas. La Bête a du le surprendre et le dévorer...je suis désolé, Morgane !

Les larmes me montèrent aussitôt aux yeux et je quittai la pièce en trombe. J'avais besoin d'être seule. Je ne pouvais pas croire un seul instant à la mort de Thomas ! C'était impossible, trop affreux pour être vrai.

Lorsque ma douleur s'apaisa un peu, elle laissa place à un tout autre sentiment. Le désir de vengeance m'habitait désormais. J'espérais de toutes mes forces que bientôt, la tête de la Bête de Berinzenne trônerait sur le bureau d'Henrotin...

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