8. Arrangement ~ Alexandra (version éditée)
Je profite de ce que Nathaniel a la tête renversée en arrière pour l'observer. Les yeux clos, sa main droite négligemment posée sur sa cuisse et les jambes allongées devant lui, il donne l'apparence d'un homme détendu, mais les petits frissons qui parcourent sa peau et certaines inflexions dans sa voix m'indiquent que ce n'est pas tout à fait le cas. Les souvenirs qu'il évoque sont visiblement intenses et très émouvants pour lui. Je crois qu'il ne s'est pas rendu compte qu'il m'avait serrée contre lui, presque convulsivement, à trois reprises pendant son récit.
— Tes parents devaient être très fiers de toi.
Nathaniel redresse la tête pour me regarder.
— Oui, ils étaient très heureux et visiblement fiers, mais voir les yeux de Rébecca et son expression lorsque je suis officiellement devenu un élève aviateur a été pour moi la plus belle récompense. Si tu l'avais vue... elle était tellement émue qu'elle en pleurait. Je crois que finalement ma plus grande peur en cas d'échec, plus que d'être déçu moi-même, c'était de la décevoir, elle. Sans Becca, je ne serais jamais devenu pilote. Tu comprends pourquoi elle est si importante pour moi ?
— Oui, je comprends.
— Je lui dois tout. La réussite de mes études, le fait de pouvoir exercer un boulot que j'aime, un métier qui est une passion pour moi. Voler, c'est...
Il s'interrompt, cherche ses mots pendant quelques secondes, secoue la tête en grimaçant avant de finir sur un ton presque emphatique :
— ... indescriptible ! As-tu déjà volé ?
— J'ai déjà pris l'avion pour aller à Paris et en Écosse.
— Prendre un avion commercial, ce n'est pas voler. Tu n'as jamais pris un avion de tourisme ou fait du planeur ? Ou même, un petit tour en hélico ?
— Non.
Un grand sourire fend son visage et ses yeux se mettent à briller tandis qu'il m'annonce :
— Alors, il va falloir que je t'organise un baptême de l'air. Tu verras c'est génial ! Il faut que tu vives ça, au moins une fois dans ta vie !
À ces mots, mon alarme interne se déclenche. Monter dans un cercueil volant ? Ah non ! Très peu pour moi ! Je me souviens encore de ma terreur, la première fois où j'ai pris l'avion pour aller de Marignane à Paris. J'ai eu une frousse abominable lorsque l'avion a été pris dans un orage. Nous avons été tellement secoués avec des trous d'air en prime que j'ai bien cru que nous allions nous crasher. À l'époque, j'avais déjà abandonné mes rêves de gamine d'être pilote à cause de mon problème de santé, mais si ça n'avait pas été le cas, je pense que cet épisode aurait sonné la fin de mon envie de piloter.
— Euh... tu sais, Nathaniel, je suis une véritable pétocharde. J'ai déjà une trouille pas possible dans les gros avions alors les petits coucous... Moi, le plancher des vaches me va très bien.
— Non non, mon ange. Tu ne sais pas ce que tu rates ! Tu te souviens de la nuit du Bal du Bapt's ?
Ce rappel à la nuit torride passée dans ses bras fait brusquement monter ma température interne. Je n'ai pas besoin d'aller dans la salle de bain pour me regarder dans le miroir, je sais que je dois être écarlate. Maudite émotivité ! Gênée au plus haut point par ma conduite débridée, je détourne le regard en espérant qu'il change de sujet. En pure perte.
— Hé mon ange ! Regarde-moi !
Comme je n'obtempère pas, il me saisit le menton pour m'obliger à le regarder.
— Qu'est-ce que tu as ?
— J'ai... j'ai honte, j'avoue en rougissant.
— Honte de quoi ?
— De mon comportement. Je... je ne suis pas comme ça normalement. Je ne fais pas ce genre de chose.
— Pourquoi es-tu gênée ? C'était bon. Très bon même.
— Je ne suis pas ce genre de fille, Nathaniel. Ce soir-là, je n'étais pas dans mon état normal et...
— Je le sais. Je sais aussi que tes copines t'ont fait boire pour faire tomber tes inhibitions. Et moi, j'en ai profité. J'ai conscience que je n'aurais pas dû, mais tu me plaisais trop, je te voulais. Et le pire, c'est que je n'en éprouve aucun remords. Si c'était à refaire, je recommencerais.
Son pouce caresse ma joue dans un mouvement qui se veut apaisant, mais qui a tout l'effet inverse sur moi. Mon cœur s'emballe et ma bouche s'assèche. Je ne sais si mon trouble est dû à sa caresse ou à ses paroles, mais il est certain qu'il arrive à me mettre en émoi avec une facilité déconcertante.
— Je... je ne vois pas le rapport avec le fait de voler.
— Cette nuit-là, si tu m'as suivi à l'hôtel, c'est aussi parce que tes copines t'avaient mise au défi de repousser tes limites. Je ne sais pas si tu t'en souviens, mais tu m'as dit qu'il fallait que tu profites de la vie. Tu m'as même avoué que tant qu'à lâcher prise, autant le faire avec ton fantasme d'ado.
— Je m'en souviens.
— Je suis d'accord avec tes copines, tu dois profiter de la vie. À tout vouloir contrôler pour te sentir en sécurité, tu passes à côté de plein de choses géniales. Il faut que tu oses prendre des risques. Laisse-moi t'aider à lâcher prise, à vivre réellement et non pas à vivoter.
Troublée au plus haut point par ses paroles, mais aussi par son contact, j'ignore quoi répondre. D'un côté, je sais qu'il a raison et qu'à force d'être aussi timorée et coincée, je bride mes envies et je ne vis pas pleinement. Mais d'un autre côté, l'éducation stricte et ultra protectrice que j'ai reçue me paralyse voire m'inhibe totalement. Tous les gestes de ma vie sont plus dictés par le devoir ou la nécessité que par mes envies. Je ne suis même pas capable d'énoncer clairement mes aspirations profondes. La seule chose que je souhaite vraiment, c'est me sentir mieux dans ma peau, plus en accord avec moi-même. Nathaniel a peut-être raison ; pour être pleinement heureuse, il faudrait probablement que je me libère du carcan dans lequel je me suis inconsciemment enfermée. Le problème, c'est que je ne sais pas comment faire. Presque malgré moi, je hoche la tête pour lui donner mon assentiment sans savoir réellement à quoi je donne mon accord.
— Je vais t'aider à lâcher prise, mon ange. Tu verras, je suis sûr qu'une fois que tu auras dépassé tes appréhensions, tu seras contente d'avoir osé sauter le pas. Je vais te faire découvrir des trucs qui vont te plaire et je te promets que ce ne sera pas dangereux.
— Tu comptes faire quoi ? je questionne avec un peu d'appréhension.
— Tu auras la surprise.
— Donne-moi au moins un indice.
— Non. Fais-moi confiance, c'est tout ce que je te demande. Sois certaine que je ne ferai rien qui puisse te mettre en danger. Pour rien au monde je ne voudrais qu'il t'arrive quelque chose de mal, je te suis trop redevable !
— Tu ne me dois...
Je n'ai pas la possibilité de terminer ma phrase, car mon pilote pose ses doigts sur ma bouche pour m'empêcher de protester.
— Tu sais, j'étais en train d'envisager de démissionner lorsque tu t'es proposée pour m'aider avec Clémence.
D'un mouvement de tête impatient, je dégage ma bouche de l'emprise de sa main pour m'exclamer :
— Mais tu es fou ! Comment as-tu pu avoir une telle idée ? Surtout après tout ce que tu as fait pour réaliser ton rêve et devenir pilote ?
— Avais-je le choix, Alexa ? Si la mairie me supprimait la possibilité de la garderie ou si j'étais encore en retard et que Clémence se retrouvait à la gendarmerie, les services de protection de l'enfance pouvaient me l'enlever. Jamais je n'aurais pu supporter qu'elle soit placée. Même de manière temporaire.
— Mais tes parents dans tout ça ? Ils auraient peut-être pu t'aider, non ?
— Je t'ai dit qu'ils font un tour du monde d'une durée d'environ un an. Jusqu'à présent ils étaient injoignables, car ils traversaient des zones dépourvues de moyens de communication et ils n'ont pas de téléphone satellite.
— Vous n'allez pas communiquer pendant un an ? je m'étonne.
— J'ai un itinéraire prévisionnel de leur périple avec quelques points de chute et la fourchette temporelle où ils devraient y être. Je vais pouvoir les avoir au téléphone demain ou après-demain normalement, car ils devraient être de retour à la civilisation, mais ça aurait été trop tard par rapport à Clémence.
— Tu n'aurais pas pu prendre un congé le temps que tes parents redeviennent joignables ?
— Peut-être, mais j'ai quelques doutes. J'en ai déjà eu un à mon retour juste après l'accident de Becca et, si j'avais réussi à en obtenir un autre, je n'aurais pas pu le prolonger longtemps. En dernier recours, bien que ça aurait égratigné ma fierté, j'aurais éventuellement essayé de demander l'aide de l'assistante sociale des armées, mais je ne pense pas qu'elle aurait pu faire quelque chose pour moi vu que Clémence n'était pas ma fille et que je n'étais pas officiellement son tuteur de manière pérenne. Sans compter que mes parents auraient pu s'en occuper s'ils n'avaient pas été à l'autre bout du monde.
Je suis tellement émue à l'idée du sacrifice qu'il était prêt à consentir, que je ne peux résister. Sous le coup d'une impulsion subite, je me penche vers lui et pose mes lèvres sur sa joue dans un baiser très doux. Il semble tétanisé pendant quelques secondes par mon geste puis son regard se voile et ses pupilles se fixent sur ma bouche. Je décrypte l'expression qui altère ses traits, je sais ce qu'il s'apprête à faire. Il va m'embrasser. Je suis perdue si je le laisse faire. Je sais que je serai incapable de lui résister et ce sera le début des ennuis. Mon instinct de survie me pousse à me reculer précipitamment avant qu'il ne lâche la bride à son désir et c'est d'une voix rauque que je m'empresse de meubler le silence ambiant :
— Ta sœur a raison d'être fière de toi. Tu as travaillé dur, tu n'as rien lâché. Tu as mérité de réaliser ton rêve. Il aurait été dommage que tu abandonnes tout parce que tu étais acculé. D'autant plus que ce n'est l'histoire que de quelques mois. Lorsque Rébecca aura terminé sa rééducation, il n'y aura plus aucun souci. En fait, je m'en veux de ne pas t'avoir aidé plus tôt, cela t'aurait évité bien des tracas.
Nathaniel semble hésiter à dire quelque chose. Il ouvre la bouche, la referme avant de l'ouvrir de nouveau pour finalement me demander à voix basse :
— À propos de toute l'aide que tu m'as apportée... es-tu prête à continuer ?
Je m'offusque de sa question :
— Évidemment !
— Je parle de manière durable, Alexa. Jusqu'à ce que Rébecca ait terminé sa rééducation et puisse reprendre son rôle de maman. Cela peut prendre plusieurs mois encore.
Incapable de voir où il veut en venir, je fronce les sourcils tout en le dévisageant. Il semble percevoir ma perplexité, car il enchaîne aussitôt :
— Je t'explique. Nous avons beaucoup discuté avec Becca pour savoir s'il fallait informer nos parents de ce qu'il s'est passé.
— Vous ne pouvez pas leur dissimuler une chose pareille, Nathaniel ! Ce sont vos parents ! Je peux te dire que si j'étais à leur place, je serais folle de rage s'il arrivait quelque chose à l'un de mes enfants et que l'on me le cache !
— On n'a pas l'intention de leur cacher qu'elle a eu un accident, mais Becca veut qu'on minimise ses blessures. Pour faire court, elle préférerait qu'ils n'interrompent pas leur périple autour du monde pour revenir en catastrophe. Ce voyage, c'est le rêve de leur vie et elle ne veut pas tout gâcher en les obligeant à rentrer pour s'occuper de leur petite-fille. Et je suis assez d'accord avec elle. S'ils reviennent le temps de la convalescence de Becca, ils ne pourront plus repartir. Ils ont commencé leur circuit alors il n'y aura pas de remboursement possible, ils perdront toutes leurs économies.
— Je comprends, mais...
Nathaniel pose un doigt sur ma bouche pour me faire taire.
— Le problème, c'est que seul, je n'arrive pas à m'occuper de Clémence. En fait, pour être honnête, tout va dépendre de toi. Si tu acceptes de continuer à m'aider comme tu le fais actuellement, je peux réussir à gérer la petite sans devoir demander à mes parents de revenir. Je sais que c'est une demande égoïste de ma part parce que c'est toi qui supportes le plus et...
Je m'empresse de l'interrompre pour lui donner mon aval :
— Clémence et toi pouvez compter sur moi.
— Le truc, c'est que ça risque de devenir plus astreignant dans un avenir proche. J'ai réussi à l'éviter jusqu'à présent, mais je ne peux plus y surseoir.
— Ne me dis pas que tu dois partir en OPEX !
— Non, il ne s'agit pas de cela. Il est vrai que dans mon métier les périodes de déploiement peuvent être longues, mais là, je suis tranquille pour plusieurs mois, car j'en reviens. Par contre, je vais devoir prendre mon tour de PO.
— Qu'est-ce que c'est ?
— La Permanence Opérationnelle. C'est en quelque sorte la police du ciel, un des maillons de la PPS. Elle est active 24 h sur 24 et 7 jours sur 7.
— Ça consiste en quoi ?
— Chaque équipe est composée de deux pilotes de chasse, deux NOSA et plusieurs mécaniciens. En général Vicks et moi faisons le relais avec l'équipage d'un autre escadron. Nous sommes en alerte constante, prêts à décoller à tout moment, pour pouvoir garantir la protection du territoire français. L'objectif premier de la PO est d'assurer la souveraineté de notre espace aérien en arraisonnant les avions suspects présents dans notre ciel. Mais réellement, l'essentiel de notre boulot consiste à venir en aide à des avions en difficulté ou à participer à des missions de recherche et de sauvetage.
— Et en quoi cela peut impacter Clémence ?
— Sur tout le territoire, il existe quatre pôles de permanence opérationnelle en fonction des secteurs : la base de Mont-de-Marsan, celle de Saint-Dizier et celle de Lann-Bihoué. Pour le secteur sud-est, c'est la BA 115 d'Orange.
— Cela signifie que tu vas devoir aller à Orange ?
— Oui. Nous devons nous déplacer sur les bases. Bien que ce ne soit pas trop loin, je ne pourrai pas faire d'aller-retour. Lorsque nous sommes en permanence opérationnelle, nous n'avons pas le droit de quitter la base. C'est une astreinte sur site 24 h sur 24 h.
— OK, je vois. Tu ne pourras donc pas t'occuper de Clémence pendant ce temps.
— Exactement, tu as tout compris. Alors ma question est la suivante : acceptes-tu de prendre en charge nuit et jour Clémence pendant une semaine quand viendra mon tour d'être de PO ? Et pour être plus précis, ce sera le cas dans deux semaines.
— Bien sûr. Ta nièce est facile à vivre. Non seulement c'est une élève modèle, mais également une gamine merveilleuse. Franchement, ce n'est vraiment pas une charge de s'occuper d'elle. C'est un véritable amour.
— Comme son oncle. Elle tient ça de moi ! me lance mon pilote avec un clin d'œil.
Mais quel numéro celui-là ! Il n'en loupe pas une ! Je lui administre en pouffant une grande tape sur le torse et, pendant qu'il souffle bruyamment en faisant mine de se plier en deux de douleur, je me lève.
— Au lieu de dire des imbécillités, tu ferais mieux d'aller te coucher avant que ta tête et tes chevilles n'explosent ! D'ailleurs je vais dormir moi aussi, je suis claquée.
— Eh, attends !
Alors que je suis à un pas du seuil de ma chambre, Nathaniel me retient par le poignet. D'une petite traction, il me ramène à lui. Nous sommes face à face, à une vingtaine de centimètres l'un de l'autre. Je suis obligée de basculer légèrement la tête en arrière pour le regarder. Il ne parle pas, mais ses yeux me fixent avec intensité. La chaleur de ses doigts enroulés autour de mon poignet, seul point de contact physique entre nous, se propage à mon bras, puis à tout mon corps, et une sensation de lourdeur gagne ma poitrine et mon bas-ventre tandis que mes pulsations cardiaques s'accélèrent et que le sang bat à mes tempes. Sensation que j'identifie rapidement : le désir. Merdum, il me fait décidément trop d'effet ! C'est mauvais pour mon karma ça, il est en train de me faire craquer.
— Merci. Merci de m'aider, mon ange.
Ces mots à peine murmurés provoquent une multitude de frissons le long de mon échine. Je peine à m'arracher au feu de ses prunelles hypnotiques, d'autant plus qu'il me tient sous le charme de sa voix rauque :
— Tu n'imagines pas à quel point ce que tu fais est important pour moi, pour Clémence et pour toute ma famille.
Je crois qu'il est conscient de mon trouble, car il baisse légèrement la tête comme pour m'embrasser. Sa bouche n'est qu'à quelques centimètres de la mienne et je sens déjà son souffle chaud sur mon visage. Paralysée par cette promiscuité, je suis incapable de bouger. Mon regard perdu dans le sien, j'attends le cœur battant que ses lèvres prennent possession des miennes. Une ride de contrariété vient barrer le front de mon pilote lorsque des coups de klaxon à l'extérieur brisent subitement le silence. Ce bruit incongru me fait l'effet d'un électrochoc. Je sursaute et me rejette aussitôt en arrière. Libérée de l'emprise sensuelle qu'il exerce sur moi, je m'empresse de prendre la fuite tant que j'ai encore assez de volonté pour le faire.
— Bonne nuit Nathaniel.
Un pas et je franchis le seuil de ma chambre. Un autre et je peux en refermer la porte avant de m'y adosser pour me traiter mentalement de tous les noms. Bordel ! Il s'en est fallu de peu ! Mais qu'est-ce que tu fous, Alex ? Tu es une adulte, pas une gamine qui fond devant son premier crush ! Merdum ! Ce n'est quand même pas compliqué de garder ses distances avec un mec et de rester sur le mode pote ! Alors pourquoi est-ce que tu n'y arrives pas avec lui ?
OPEX : OPération EXtérieure.
PPS : Posture Permanente de Sûreté.
NOSA : Navigateur Officier Système Armes.
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