7. Cérémonies ~ Nathaniel (version éditée)
Général Pineau », Salon-de-Provence, 17 octobre 2006
J
'ai l'impression que je viens à peine de me coucher lorsque la main de Gautier, mon zef, me secoue pour me réveiller.
— Allez, Nathaniel, à ton tour de faire la veillée. Tu as cinq minutes pour revêtir ta tenue d'apparat.
À côté de moi, mon copain Léo est également tiré de son lit par son tuteur. C'est en binôme que nous nous rendons dans le « Temple », le bâtiment principal de la base. Nos encadrants nous accompagnent jusque dans la « salle des marbres » pour que nous participions à la veillée d'armes qui précède la cérémonie de remise des poignards.
À notre entrée dans le lieu, je suis saisi par l'ambiance solennelle qui y règne. Les trois grandes portes cintrées et vitrées donnent déjà un certain cachet à la pièce. Cette grande salle rectangulaire doit son nom à la pierre beige polie que l'on y trouve à profusion. Le sol, l'escalier imposant situé au fond de la pièce, les piliers cubiques et cylindriques, qui en soutiennent le plafond, sont en marbre. Les murs, quant à eux, arborent de grandes plaques de marbre blanc où sont gravés des centaines de patronymes d'aviateurs. De part et d'autre de la porte centrale, sont indiqués les noms des promotions de l'École de l'air et celle de l'École militaire de l'air. Mais le plus émouvant, ce sont les plaques qui tapissent les murs latéraux et sur lesquelles sont gravés les noms des officiers décédés en mission, accompagnés de la date de leur disparition. Il y en a des centaines. C'est la mémoire de ces hommes que nous honorons pendant cette nuit de veillée particulière.
Léo et moi grimpons les cinq marches qui nous séparent de la zone centrale de la pièce où trônent deux tables rondes sur lesquelles sont disposés tous les poignards. Nous saluons le binôme déjà en place et prenons la relève. Tout se déroule dans le silence et la solennité.
Durant de longues minutes, nous restons droits, immobiles, à nous recueillir devant nos poignards et nos drapeaux. Seuls nos yeux bougent, passant des plaques de marbre face à nous aux deux tables revêtues des foulards de l'École de l'air. Sur les étoffes de soie blanche, bleue et jaune, nos poignards y sont méticuleusement rangés en étoile, l'extrémité du fourreau noir et doré vers le centre tandis que la poignée blanche et dorée dépasse de la table. En dessous, les pompons qui pendent au bout des dragonnes forment un cercle frémissant à chaque courant d'air. Mon regard les détaille avec minutie, puis se pose sur les drapeaux tricolores brodés d'or déployés à côté. Sur l'étendard traditionnel, on peut lire la mention « honneur et patrie », les trois autres sont spécifiques à notre école. Le premier, orné d'une couronne de laurier à chaque angle, proclame notre devise « faire face », juste sous la broderie « République française ». Le second porte la mention « École de l'air, Salon-de-Provence », en lettres brodées, tandis que le dernier est le drapeau de notre école. Sur fond bleu, il arbore notre insigne : un aigle transmettant un poignard à ses aiglons dans leur nid.
Comme tous les élèves, j'ai appris les traditions auxquelles je dois me plier et je sais que cette veillée rituelle prend sa source dans une époque chevaleresque où l'on promettait, l'épée à la main, de défendre des valeurs jusqu'à la mort. Elle a pour but de souligner notre identité d'aviateur, notre authenticité morale, le partage de nos valeurs et de rendre hommage aux disparus qui ont porté les couleurs de notre Patrie. Pendant ce moment de recueillement, la devise « faire face » du capitaine Guynemer, adoptée par l'École de l'air à sa création, prend toute sa signification. Seules des bougies éclairent la pièce et les flammes vacillantes jettent des ombres mouvantes sur les noms de ces héros, tombés en service aérien commandé, ces sacrifiés qui représentent des modèles de bravoure et d'abnégation.
Le silence absolu qui règne dans la salle des marbres ainsi que les lueurs des chandelles qui trouent la pénombre ambiante confèrent une atmosphère très particulière à ce moment. Une atmosphère propice à l'introspection. À regarder tous ces noms gravés dans la pierre, je prends encore plus conscience de la voie dans laquelle je m'engage. C'est un chemin qui peut être dangereux et qui peut m'amener à faire le sacrifice ultime pour mon pays : celui de ma vie. Comme tous les hommes dont les noms habillent ces murs ont dû le faire en leur temps. Mais malgré le risque, une seule certitude habite mon cœur : je veux absolument aller au bout de ma formation, je veux devenir pilote de chasse. En cet instant, je n'ai jamais été aussi sûr de moi !
Au bout d'environ une grosse demi-heure, un autre binôme se présente pour nous relever. Léo et moi rentrons nous coucher pour grappiller encore un peu de sommeil avant la cérémonie.
Le grand moment arrive quelques heures plus tard. Nous pénétrons dans la salle des marbres et nous nous positionnons devant les premières marches. Les appliques murales et les plafonniers qui réchauffent la pierre de leur lumière jaune ont pris le relais des chandelles désormais éteintes. Face à nous, une assistance imposante, presque intimidante. Le grand escalier central est occupé par les hauts gradés et quelques personnalités tandis que les officiers de la promo marraine des 20 ans, celle de 1986, ainsi que les anciens des promos en « 6 » se répartissent sur les deux volées qui rejoignent le premier palier de l'escalier. Sur les côtés de la pièce, nos zefs sont rangés en ligne. Le lieu majestueux, la qualité des personnes présentes, leur nombre et leur disposition dans la salle, tout concourt à montrer la solennité de l'instant.
La cérémonie débute avec le discours du commandant de l'École de l'air qui met l'accent sur l'importance des traditions, sur le sacrifice de l'engagement, celui que nos aînés morts pour la patrie ont fait.
Tandis que nous attendons au bas des marches, tous parfaitement alignés, les majors des différents modes de recrutement s'avancent vers le grand escalier. Là, un haut gradé se saisit d'un poignard disposé sur un coussin rouge et le lui remet. Lorsque je vois le major de ma promo revenir et réintégrer sa place à ma gauche, mon rythme cardiaque s'emballe. Je sais que cela va bientôt être mon tour, car je suis sur la première ligne. Malgré les gants blancs, je sens mes mains devenir moites, ma respiration s'accélérer bien malgré moi et un léger vertige m'envahir.
Le claquement sec d'un poignard contre le marbre rompt le silence. À ce signal, en même temps que les autres poussins de ma ligne, je fais un quart de tour sur place, puis nous nous mettons en mouvement ensemble. En marchant au pas, nous nous dirigeons vers le côté droit de la salle, grimpons les cinq marches pour aller nous positionner en une ligne parfaite. Pendant ce temps, nos zefs sortent également des rangs pour prendre nos poignards sur la table. Nos deux lignes se croisent en sens inverse et c'est le cœur battant à tout rompre que je m'arrête face à mon zef. Entre ses deux mains gantées, paumes ouvertes et tendues verticalement, Gautier tient mon poignard, simplement par pression. De la main droite, j'ôte ma casquette et la coince sous mon coude gauche, puis je pose le genou droit à terre. Le dos raide et incliné en arrière, je pose ma main droite sur mon genou gauche tout en gardant mon bras tendu.
Tous ensemble nous levons devant nous nos deux mains, paumes tournées vers le plafond. Nos zefs se penchent, le buste droit, et maintiennent les poignards au-dessus de nos mains pendant plusieurs secondes. À cet instant, je fais abstraction de tout ce qui m'entoure. J'oublie le gars à mes côtés, j'oublie les gradés et les personnalités qui assistent à la cérémonie, j'oublie même les anciens qui nous observent. Aucun sourire n'éclaire mon visage ni celui de Gautier. Nos yeux rivés à ceux de l'autre, nous ne communiquons que par le regard. Nous sommes tous les deux conscients de la solennité de l'instant. Il est sur le point de me remettre l'attribut qui accompagnera toutes les circonstances majeures de ma carrière. C'est un moment unique. Je sens la chair de poule parcourir mon épiderme. Lorsque mon zef dépose le poignard sur mes mains, j'inspire profondément et je prends conscience d'avoir retenu ma respiration jusque-là.
Une fois les poignards dans nos paumes, nos zefs se redressent. Ils se reculent tous en même temps et regagnent leur place tandis que nous nous relevons dans un bel ensemble. Tout se déroule dans une synchronisation parfaite qui illustre notre esprit de groupe.
Nos poignards en main, nous nous dirigeons les uns derrière les autres vers un des piliers cylindriques. À tour de rôle, nous passons la lame dessus et entaillons le marbre. En griffant le pilier, nous apportons ainsi notre contribution à la tradition. Depuis des générations, tous les pilotes d'une même promo passent leur lame au même endroit pour montrer l'esprit d'équipe et de famille de l'Armée de l'air.
Revenus à notre place, nous assistons à la remise des poignards de nos camarades. La cérémonie se déroule dans le plus profond silence. Seuls le claquement des talons sur le sol et le chuintement des lames sur le marbre viennent le rompre. À l'issue du cérémonial, nous gravissons tous ensemble les marches pour nous placer au centre de la salle. Là, nous saluons les « huiles », puis le regard rivé sur nos anciens, nous entonnons le chant de tradition « Race d'aiglons ». Voir tous ces hommes qui ont déjà servi et combattu pour notre pays me donne des frissons et ma voix est légèrement chevrotante lorsqu'elle se mêle à celles de mes camarades de promotion.
Une fois la cérémonie clôturée, nous partageons un repas avec les anciens élèves, nos aînés de vingt ans qui jouent également un rôle de transmission à nos côtés. Nous sommes donc doublement parrainés : par les élèves de deuxième année, nos zefs, mais également par une promotion qui a vécu la même expérience que nous deux décennies auparavant. Deux parrains, deux guides. L'un appartenant à un passé proche et l'autre appartenant à un passé plus lointain. Deux référents susceptibles de répondre à nos interrogations et de nous épauler dans notre parcours.
Le lendemain, lors de la cérémonie de présentation au drapeau, l'émotion est toujours au rendez-vous, mais s'y ajoute une impatience difficilement réprimable. Je vais enfin revoir mes parents et ma sœur. Quasiment deux mois que je n'ai plus aucun contact avec eux et ils m'ont beaucoup manqué. Surtout Becca.
Lorsque nous arrivons en formation sur la place, nos proches sont déjà là, mais il nous est impossible de leur adresser le moindre signe, encore moins de les approcher ! Nous marchons au pas cadencé jusqu'à notre place et nous nous alignons devant le bâtiment central de l'école, face à la tribune des officiels. Les membres de nos familles sont assemblés en une masse compacte un peu plus loin, de part et d'autre de la tribune. Une silhouette habillée de turquoise attire mon regard. Même à cette distance, je la reconnais. J'esquisse un sourire avant de me reprendre et de tenir la position, mon poignard d'officier dans la main gauche et le bras droit tendu le long du corps. Ma grande sœur est là, aux premières loges pour assister à la cérémonie. La connaissant, je la suspecte d'avoir joué des coudes et écrasé quelques orteils pour parvenir à se mettre en première ligne.
À l'arrivée des personnalités, la tension monte subitement dans nos rangs. Le général commandant la base nous passe en revue avec d'autres autorités militaires dont le chef d'État-major de l'Armée de l'air et le ministre des Armées puis ils se dirigent vers la tribune. Là, le commandant de l'École de l'Air commence son allocution dans un silence quasi religieux :
« Aspirants de la promotion 2006 de l'École de l'air, de l'École du commissariat de l'air et du Cours spécial de l'École de l'air,
Vous avez suivi depuis votre entrée à l'École, une phase d'instruction militaire exigeante qui constitue le socle nécessaire à la formation humaine et professionnelle de tout officier. Hier soir, au cours d'une cérémonie solennelle, vos aînés vous ont remis le poignard qui marque votre passage à l'état d'officier. Aujourd'hui, le moment est venu de vous présenter au drapeau, symbole de notre pays.
Aspirants de la promotion 2006, voici le drapeau de la France, voici votre drapeau ! »
La fanfare accompagne la marche de l'étendard tricolore. Un porte-drapeau de la promotion précédente traverse alors toute la place, entouré de plusieurs élèves officiers en tenue. Le groupe s'arrête devant nous avec le drapeau. Tout d'abord salué par les officiers, le groupe se positionne ensuite face à nous. Parmi l'escorte, je reconnais Gautier, mon zef.
Le ministre des Armées prend la parole à son tour :
« Puisse ce lien moral vous donner courage et détermination dans votre engagement au service de la France, dans l'accomplissement de votre devoir et dans le commandement des femmes et des hommes de l'Armée de l'air. Vous explorerez de nouveaux horizons dans les opérations du futur, dans les airs et dans l'espace, toujours et à jamais au service de la liberté. »
Dans un silence respectueux, le drapeau tricolore siglé « École de l'air » ainsi que du nom de notre promotion et de l'année, est ensuite échangé entre le porte-drapeau de la promotion précédente, celle de nos zefs, et celui de notre promotion. Que la garde du drapeau soit confiée à notre promotion assoit un peu plus notre appartenance à l'Armée de l'air, aux valeurs des soldats et à l'importance de défendre notre patrie. Ce cérémonial de passation entre la garde descendante et la garde montante est hautement symbolique. En nous confiant ce drapeau, c'est comme si les promotions précédentes nous confiaient un peu de la France. Et nous en sommes tous conscients.
Nous nous mettons ensuite en place pour le défilé. Alignés sur quatre colonnes nous défilons, au son d'une marche militaire, devant les officiels, précédés par le drapeau qui est désormais sous notre garde. À la fin du défilé, nous sommes alignés face à nos familles. C'est alors que nous entendons le bruit caractéristique des Alphajet de la patrouille de France. Ils volent en formation au-dessus de notre tête avant de faire un passage bas et de réaliser la figure d'éclatement avec les fumigènes aux couleurs de la France. Après un dernier salut aux autorités militaires, nous sommes enfin libres de rejoindre nos proches. Je n'ai pas le temps de faire trois pas que Becca se jette déjà dans mes bras en pleurs.
— Je suis fière, si fière de toi, frangin ! Tu as réussi, tu l'as fait !
— NOUS avons réussi ! C'est grâce à toi, si je suis ici.
Zef : surnom donné aux élèves officiers de deuxième année qui parrainent ceux de première année.
George Guynemer (1894-1917) est un pilote de chasse de la Grande Guerre. Il devient le premier As des As français de la première guerre mondiale avec 53 victoires homologuées (plus une trentaine de victoires probables en combat aérien) avant de disparaître lors d'un combat le 11 septembre 1917 à Poelkapelle (Belgique). Sa devise était « faire face » et ses avions étaient peints en jaune.
Le major de promotion est l'élève qui a obtenu les meilleurs résultats parmi tous les élèves.
Huile : surnom donné aux hauts gradés par les militaires entre eux.
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