6. Formation ~ Nathaniel (version éditée)
Il faut croire que je suis maso parce que j'adore me chamailler avec Alexandra. Autant je me délecte à la faire réagir, la faire sortir de ses gonds, autant je déteste qu'elle tente de m'ignorer. C'est plus fort que moi, j'ai besoin d'attirer son attention. Avec un peu de chance, elle va saisir la perche que je lui ai tendue et démarrer au quart de tour. C'est probablement idiot, mais j'ai un peu honte de lui avoir dévoilé mes faiblesses. Je ne veux pas faire naître chez elle un quelconque sentiment de pitié ou de commisération. Bien au contraire. À défaut de pouvoir susciter son admiration, je préfère lorsque nous nous affrontons gentiment sur le ton de la plaisanterie.
Contrairement à mon attente, elle ne m'envoie pas bouler. Elle ne me balance pas non plus une pique bien sentie. À ma grande surprise, elle esquisse un sourire, vite réprimé, puis rougit et semble à court de mots. Elle se retourne brusquement et va s'asseoir sur le canapé. Indécis, j'hésite sur la conduite à tenir. Dois-je la pousser dans ses retranchements pour l'obliger à me répondre ou bien laisser couler et attendre la prochaine occasion pour la titiller ? Lorsqu'elle prend un des coussins et le plaque sur son ventre avant de ramener ses jambes sous elle, je décide de l'imiter. Je n'ai pas envie de rester loin d'elle. Je rejoins donc le divan et m'installe à côté de ma brunette, tout en l'observant le plus discrètement possible. Elle triture sa lèvre avec ses dents dans un geste inconscient, tout en tortillant entre ses doigts, l'extrémité de son foulard en soie. Il ne faut pas être devin pour comprendre qu'elle est gênée et qu'elle cherche un moyen de détourner la conversation. Le sourire qui éclaire furtivement son visage m'indique qu'elle a trouvé une diversion.
— Hier tu m'as passée sur le grill, alors à ton tour, maintenant ! Parle-moi un peu de toi.
Bon prince, pour éviter de la mettre davantage mal à l'aise – et accessoirement éviter de m'appesantir sur la confession de mes manquements –, j'accepte de jouer le jeu.
— Que veux-tu savoir ?
— Parle-moi de ton boulot.
Sa demande m'étonne énormément et je ne peux cacher ma surprise :
— De mon job ? Tu veux que je te parle de mon métier de pilote ?
— Oui.
— Mais... Je croyais que ça ne t'intéressait pas !
— Pourquoi penses-tu cela ? s'étonne-t-elle.
— Le soir du bal, tu m'as clairement dit que tu t'en foutais éperdument que je sois pilote !
— Je t'ai dit que peu m'importe le métier des gens avec lesquels je discute. Je ne m'intéresse pas à leur situation professionnelle, leur compte en banque ou leur prestige social, mais à leur substance propre, leur personnalité.
— OK. Alors que veux-tu savoir exactement ?
— Je ne sais pas... Tout ?
— Un peu vague comme demande. Sois plus précise.
— Ta formation, comment tu vis, ce que tu fais, ce genre de choses.
— Ça fait encore beaucoup de possibilités, je plaisante.
— Comment t'est venue l'envie d'être pilote, par exemple ?
— Ah ça... c'est une vieille histoire, assez longue. Tu es sûre de vouloir l'entendre ?
— Bien sûr, sinon je ne te le demanderais pas !
— Il y en a pour un moment, on a intérêt à bien s'installer. Viens là !
Sans lui laisser le temps de se rebiffer, je passe mon bras autour de ses épaules et l'attire à moi. Elle se raidit une fraction de seconde avant de s'alanguir contre mon flanc, la tête sur mon épaule et le coussin toujours serré sur son ventre.
— Allez, dis-moi tout ! m'intime-t-elle sur un ton faussement autoritaire.
— J'ai toujours voulu devenir pilote, depuis que je suis gosse. Tout a commencé lorsque j'ai vu Top Gun.
— C'est un vieux film, ça ! s'exclame-t-elle.
— Oui, mais ça n'empêche pas ! Toi aussi, tu l'as vu. Ne dis pas le contraire, tu me l'as avoué au bal du Bapt's.
— Oui, mais parce que j'avais plein de films militaires à la maison. Mon père en est fan, je te l'ai déjà dit.
— Eh bien, c'est presque la même chose pour moi. Enfin bref, pour faire court, je te passe les détails. En gros, j'ai dû le visionner au moins une trentaine de fois. J'étais un fan absolu, je ne pensais qu'à ça. Un jour, Rébecca s'est foutue de moi à ce sujet. La fois de trop. Nous avons eu une dispute mémorable au cours de laquelle elle a affirmé que je ne pourrais jamais devenir comme Maverick.
Pendant une dizaine de minutes, je lui raconte mes relations conflictuelles avec ma sœur, lui détaille la dispute à l'origine de ma vocation de pilote de chasse.
— J'ai été tellement vexé, blessé dans mon amour-propre que je me suis juré de lui faire ravaler ses paroles moqueuses et j'ai décidé de lui prouver qu'elle avait tort. Cet épisode a été l'élément déclencheur. À la suite de cette journée, je me suis lancé à corps perdu dans ce projet qui est devenu, par la suite, une véritable obsession. Je me suis renseigné sur les études qu'il fallait faire. Moi qui étais un cossard, je me suis mis à bosser. J'ai même suivi les cours facultatifs, le mercredi après-midi, pour passer mon BIA en troisième. Je crois qu'on peut dire que cette dispute a conditionné le reste de ma vie.
— Quand vos rapports se sont-ils améliorés ?
— Quelques années plus tard. Un week-end où j'étais à cran, je me suis énervé, car je craignais de louper un examen et de mettre ainsi en péril mes chances d'intégrer l'École de l'air. Ce jour-là, nous étions seuls à la maison et Rébecca est intervenue pour me calmer. Je lui ai avoué les raisons de mon angoisse, ma trouille de me ramasser une sale note. C'est à ce moment-là qu'elle a compris que j'étais sérieux et qu'il ne s'agissait pas d'une toquade de gamin. Nos relations étaient déjà plus apaisées et elle a décidé de m'aider. Dès cet instant, elle m'a encouragé et stimulé, me félicitant, me remontant le moral, m'engueulant aussi parfois quand je flanchais. Même si elle poursuivait ses études à Paris et que j'étais en internat, elle a été très présente pour moi pendant ma terminale et surtout durant mes deux années de prépa. On se téléphonait au moins trois fois par semaine et elle revenait à la maison dès qu'elle pouvait. Psychologiquement, c'était dur. J'ai eu de la chance de l'avoir derrière moi, me boostant sans arrêt.
— Elle t'a été d'une aide précieuse.
— Plus que ça ! Elle était mon pilier. Si j'ai réalisé mon rêve, c'est grâce à elle.
— C'est surtout grâce à ton travail !
— Non. En prépa, on bossait tous comme des dingues. C'était la compétition pour être parmi les meilleurs. D'ailleurs, la compète c'est l'esprit des prépas. On en prend plein la tronche au sens propre comme au figuré, car certains profs – pas tous, heureusement – nous mettent plus bas que terre pour nous pousser à nous surpasser. On ne compte pas le nombre de fois où ils nous ont dit que nous étions des nullités, des fainéants ou les pires élèves qu'ils n'aient jamais eus et qu'on ne réussirait rien si on ne se sortait pas les doigts du cul. Ils nous poussaient à donner toujours plus. C'est une manière aussi de voir qui résiste à la pression, un moyen comme un autre de faire la sélection. Les plus faibles scolairement, mais surtout mentalement craquent et abandonnent.
— Je trouve cela horrible, murmure Alexandra. Je ne pense pas que je pourrais supporter une telle pression.
— Je ne sais pas si c'est ainsi dans toutes les prépas scientifiques ou si c'était particulier à la mienne. Une de mes cousines a fait une prépa littéraire et apparemment ce n'était pas du tout la même ambiance. Toujours est-il que j'avoue ne pas en avoir gardé un bon souvenir. Heureusement que Becca était là pour me soutenir. Je crois que sans elle j'aurais baissé les bras à certains moments. Tu n'imagines pas à quel point le mental est important. Ma réussite, je la lui dois.
— Je comprends mieux le lien puissant qui vous unit.
— Intégrer l'École de l'air de Salon n'a pas été une mince affaire. Le concours est basé sur notre bagage scolaire puis sur des épreuves physiques, il y a aussi un entretien. Lorsque j'ai su que j'étais accepté, j'étais fou de joie, mais je crois que Becca l'était tout autant, voire plus. Je suis ensuite parti à Salon et pendant sept semaines nous sommes restés en vase clos. Aucun contact n'était toléré avec l'extérieur ni même avec nos familles. Pas de sortie, pas d'appel téléphonique. Rien.
— Mais pourquoi ? Comment l'Armée peut-elle imposer cela à des jeunes qui, pour certains, quittent leurs proches pour la première fois de leur vie ?
— C'est une rupture nécessaire. Un moyen de nous contraindre à passer du stade de civil à militaire, à changer d'identité en quelque sorte. Une manière de faire table rase de notre passif à titre individuel pour construire une identité collective. Je ne sais pas comment te l'expliquer. Je crois qu'il faut le vivre pour comprendre. C'est durant cette période que les liens avec les autres gars se nouent. Quand on rentre à l'École de l'air, on quitte nos familles et, quand on termine cette période particulière, on fait partie d'une nouvelle famille : l'armée.
— Ça a été difficile pour toi ?
— Ouais. Je ne vais pas te mentir, me retrouver coupé des miens et surtout de Becca a été très difficile. D'autant plus que ces sept semaines de formation étaient très intenses physiquement, mais aussi psychologiquement. Je n'ai revu Becca que le jour de la PAD.
— Qu'est-ce que c'est ?
— La Présentation Au Drapeau. La PAD est la première cérémonie à laquelle les élèves de l'École de l'air participent, en tant que jeunes officiers. Elle se déroule à l'issue de nos classes à Salon-de-Provence. Elle clôt la phase d'instruction militaire et marque le début de la formation initiale académique donc notre entrée dans l'Armée de l'air.
— Quelque chose d'important si je comprends bien ?
— Oh oui ! C'est un moment de recueillement durant lequel l'aviateur doit mesurer toute la dimension de l'engagement pris au service de son pays. Elle se fait parfois en présence du ministre des Armées et elle officialise notre entrée dans le corps des aviateurs. Tout un cérémonial qui se fait en présence des familles. La veille, il y a une cérémonie encore plus emblématique pour nous, mais qui se fait dans l'intimité. Nos familles n'ont pas le droit d'y participer. C'est une étape officielle qui se déroule au sein de l'école en présence des anciens, de la promo marraine. Nos poignards nous sont remis lors de cette cérémonie.
— Je suppose qu'il s'agit d'un acte très symbolique ?
— Oui. Le poignard est l'attribut distinctif des officiers de l'Armée de l'air, au même titre que le sabre et le casoar pour les Saint-Cyriens, ou encore l'épée pour les officiers de la Marine. Il représente à la fois le témoignage de l'autorité et du commandement, mais aussi la marque de reconnaissance de l'Armée de l'air et la confiance accordée aux élèves par leurs aînés.
Je renverse la tête en arrière, m'appuie contre lehaut du dossier et ferme les yeux. Je me plonge dans mes souvenirs, Alexandratoujours blottie contre moi.
Cossard : expression du sud pour flemmard, fainéant.
BIA : Brevet d'Initiation Aéronautique.
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