5. Remerciements ~ Alexandra (version éditée)
Une fois Clémence réveillée de sa sieste, nous disputons une partie endiablée de petits chevaux, puis je lui apprends à jouer aux dames. Elle assimile très vite les règles et parvient même à me battre ! Lorsque Nathaniel regagne l'appartement, nous sommes attablées toutes les deux devant un chocolat chaud et des tartines. Mon pilote a profité jusqu'au bout de son après-midi, skiant jusqu'à la fermeture des pistes. Il semble ravi, mais un peu las. Commençant à connaître l'énergumène, je parie qu'il s'est donné à fond tout le temps ! Il a dû se rattraper de nos petites virées pépères du matin. L'altitude et l'exercice lui ont visiblement ouvert l'appétit, car il se jette sur notre collation comme un mort de faim, ce qui fait beaucoup rire sa nièce avec laquelle il se chamaille pour avoir le pot de Nutella.
Après le goûter, nous ressortons pour faire une petite promenade et quelques descentes en luge pour le plus grand bonheur de Clémence. Nous rentrons à la nuit tombée et avons tout juste le temps de la baigner et la faire manger avant qu'elle ne s'écroule de fatigue, la tête sur la table. Je n'ose imaginer son état si elle n'avait pas fait la sieste ! Nathaniel décide de zapper le brossage de dents, il la soulève sans la réveiller, la porte dans le coin cabine tandis que je lui ouvre le lit pour qu'il la glisse sous la couette. Elle n'ouvre même pas les yeux et se contente de grogner tout en lui envoyant une tape sur le nez – comme s'il était une mouche indésirable – lorsqu'il l'embrasse pour lui souhaiter de beaux rêves. Je ne peux m'empêcher de pouffer de rire devant le mouvement de recul et la grimace de mon pilote. Forte de son expérience, je ne me risque pas à donner un baiser à Clémence ; je me contente de lui mettre ses doudous à portée de main.
Une fois sa nièce couchée, Nathaniel m'entraîne dans la pièce principale, et nous nous installons sur le canapé devant la télé. Il me tend la télécommande me laissant le choix du programme, et j'apprécie sa prévenance. Après avoir zappé durant quelques minutes, je constate qu'une fois de plus il n'y a pas grand-chose d'intéressant, alors je nous cale sur une série policière. Il s'agit d'une rediffusion d'une saison que j'ai déjà vue et je ne parviens pas à m'y intéresser. D'autant plus que la présence de Nathaniel à mes côtés m'empêche de me concentrer. Il est assis à une trentaine de centimètres de moi et je meurs d'envie de me coller à lui comme la veille. La chaleur phénoménale qu'il dégage, ainsi que son odeur légèrement musquée m'attirent irrésistiblement. Je dois me faire violence pour rester à ma place et tenter de me focaliser sur le problème qui me préoccupe. Depuis que nous sommes partis de chez moi, une question me turlupine, et je ne sais comment aborder le sujet. Du coin de l'œil, je vois que Nathaniel consulte ses messages et ses mails sur son smartphone, ce qui titille ma curiosité. Je m'interroge sur l'identité des destinataires de ses messages. Des potes ? Des copines ? Une petite amie ? Je tente quelques coups d'œil discrets vers son écran, et lorsque je le vois sélectionner des photos de Clémence pour les adresser en pièce jointe, une sensation de soulagement – sur laquelle je ne veux pas m'interroger – m'envahit ; il écrit à Rébecca pour lui donner des nouvelles de la petite puce.
Au bout d'un moment, ne supportant plus le silence qui règne entre nous, je me jette à l'eau et j'aborde le sujet qui me tracasse :
— Nathaniel, je voudrais savoir combien je te dois.
Étonné, il lève les yeux de son téléphone en fronçant les sourcils.
— Mais de quoi parles-tu ?
— Pour la location de l'appartement, le péage, l'essence et tout le reste.
— Rien du tout.
— Ah, mais si !
— Non. Tu refuses que je te rémunère pour la garde de Clémence, alors ne crois pas que je vais accepter de l'argent de ta part.
— Mais...
— C'est hors de question, Alexandra ! Que tu payes ton forfait est une chose, mais pour le reste, c'est non. De toute manière, j'avais déjà réservé l'appartement avant même de te connaître. Que tu sois là ou pas, ne change rien au prix. Idem pour l'essence et le péage.
— Alors, laisse-moi au moins payer les courses...
— Bon sang, Alexandra, arrête avec ça ! J'ai un bon salaire et largement les moyens de t'inviter, me coupe-t-il, passablement énervé.
— C'est très... « gentleman » de ta part, mais je refuse. J'ai aussi un travail qui me rapporte un salaire, je tiens à rester indépendante et je ne veux pas être une femme entretenue !
— Mais qui te parle d'être une femme entretenue ?
— Je ne suis pas contre un peu de galanterie, mais là ce n'est pas pareil. Quand je pars en vacances avec des copines, je participe toujours aux frais, je m'entête.
— À la différence que nous ne sommes pas de simples amis, toi et moi !
À mon tour d'être perplexe et... fébrile. Mon rythme cardiaque s'emballe légèrement à ces mots, mon souffle se modifie subtilement. Repense-t-il parfois à la nuit que nous avons passée ensemble ? En garde-t-il un souvenir aussi vivace que moi ? Se pourrait-il qu'il me voie autrement que comme une baby-sitter pratique ?
J'essaie de calmer le tumulte qui m'agite et prends un air indifférent, presque blasé – du moins, je l'espère – pour demander :
— Ah bon ? Alors si nous ne sommes pas amis, que sommes-nous ?
Nathaniel hausse négligemment les épaules avant de s'expliquer :
— Vois ça comme une manière de te remercier pour tout ce que tu fais pour Clémence et moi. Sans toi, je serais en galère avec la petite et mon boulot. Nous nous en sortons uniquement grâce à toi, alors s'il te plaît, fais-moi plaisir, et laisse-moi t'offrir une semaine de vacances pour te changer les idées.
Un sentiment absurde de déception m'étreint subitement la gorge et je baisse les yeux pour ne pas trahir ma désillusion.
— Ça me gêne, Nathaniel. Je n'ai pas l'habitude de ce genre de chose.
— Eh bien, il faut une première fois à tout ! s'exclame-t-il.
— Mais...
— C'est bien la réplique que tu m'as assénée au bal du Bapt's, non ? Alors voilà, tu n'en as peut-être pas l'habitude, mais cette fois-ci, c'est comme ça, et c'est non négociable !
La déception fait place à l'agacement. Je suis à deux doigts de lui dire ma façon de penser, mais je me retiens au dernier moment. Si je commence à m'énerver, je risque de crier et de réveiller Clémence. Hors de question qu'elle nous entende nous disputer, elle n'a pas besoin d'être perturbée, maintenant qu'elle a retrouvé un peu de sérénité. Même si je me tais, il n'empêche que je rumine mon mécontentement. Tu es vraiment chiant à toujours vouloir avoir le dernier mot ! Tu as de la chance que je ne veuille pas faire d'esclandre ! Mais ne crois pas que tu gagneras à chaque fois, mon coco !
Je me renfrogne, croise les bras sur ma poitrine puis me tortille sur le canapé comme si je voulais m'y enfoncer pour trouver une position plus confortable. Ma réaction semble l'amuser, les coins de sa bouche se relèvent légèrement et ses yeux se plissent malicieusement. Vexée, je détourne ostensiblement la tête vers l'écran pour fuir son regard. J'admets que c'est loin d'être mature de bouder à mon âge, mais je n'y peux rien, tant il m'énerve ! Ma volonté affichée de l'ignorer ne semble pas l'arrêter, car il se penche vers moi et place sa main sur ma joue pour m'obliger à tourner la tête vers lui.
— Alexa, s'il te plaît, laisse-moi ce petit plaisir. Je ne sais pas comment te remercier pour tout ce que tu as fait, et que tu continues à faire pour nous.
Le ton de sa voix a changé, il est maintenant moins impératif, plus doux, plus rauque aussi. Comme s'il quémandait pour obtenir quelque chose qui aurait beaucoup d'importance à ses yeux. Ses iris ne sont pas en reste et me fixent avec une intensité presque... douloureuse, comme si je lui faisais de la peine en m'opposant à lui. Cela me déstabilise, m'émeut inextricablement. Je me sens très gênée, et délibérément je fuis une fois de plus son regard, orientant le mien vers la télévision. Je fais mine d'être absorbée par ce qui se passe à l'écran, tout en protestant du bout des lèvres :
— Je ne fais rien de spécial.
— Arrête, Alexa ! Je sais très bien ce que tu es en train de faire. Je commence à comprendre comment tu fonctionnes et je refuse de rentrer dans ton jeu. Je veux que tu comprennes l'importance que tu as pour nous. Sans toi, je serais dans une merde noire et ma Poussinette ne serait certainement pas aussi équilibrée actuellement. Je me souviens trop bien de son état avant que tu ne la prennes en charge après l'école.
— Nathaniel, je ne fais pas grand-chose et...
— Ne minimise pas l'importance de ton aide. Je sais très bien que tu n'es pas à l'aise avec le fait de devoir m'aider, que ça te coûte moralement par rapport à ton boulot. Bien que je ne comprenne pas trop pourquoi, mais bon, je n'y connais rien dans ce domaine. Je veux juste que tu saches que je mesure vraiment la chance que j'ai de t'avoir. Quand tu rejettes ou que tu ignores la reconnaissance que je veux te manifester, comme en ce moment, ça me fout mal. Je me sens encore plus honteux face à mes manquements. Je sais que je suis en dessous de tout avec Clémence, mais quand tu agis ainsi, j'en prends encore plus conscience. Quand tu me dis que « c'est rien », c'est comme si tu me balançais dans la tronche que n'importe qui peut y arriver sans problème, sauf moi et que je suis une véritable buse.
— Mais non !
J'attrape instinctivement son avant-bras et le bref coup d'œil qu'il me jette révèle son état d'esprit. Il est loin le pilote dragueur et sûr de lui. Pendant quelques secondes, j'entrevois un homme blessé et vulnérable. Je suis presque choquée de découvrir qu'il peut manquer de confiance en lui dans certaines situations.
Mal à l'aise, il se dégage de mon emprise avec brusquerie, se lève et commence à aller et venir dans la pièce, les mains nouées derrière la nuque. Bien malgré moi, mes yeux restent rivés sur lui et suivent ses déplacements. J'espère qu'il va se tourner vers moi pour me parler, mais il semble incapable d'affronter mon regard et, c'est la tête baissée, qu'il fait son mea culpa d'une voix basse et altérée.
— Si. Je suis peut-être bon dans mon job, mais je ne vaux rien comme tuteur, j'en ai conscience. Je voudrais tellement pouvoir faire les choses comme il faut pour Clémence, pour Rébecca, mais je n'y arrive pas. La vérité, c'est que je suis incapable de m'occuper de quelqu'un d'autre que moi. Je ne sais pas faire. Je suis carrément nul.
— Ce n'est pas vrai !
Il se retourne brusquement vers moi en grondant :
— Tu ne peux pas prétendre le contraire après ce qu'il s'est passé ce matin ! Je n'ai pas pensé à l'habiller chaudement sous sa combinaison ! Si tu n'avais pas été là pour vérifier, elle aurait eu froid et serait sûrement malade à l'heure qu'il est. Je n'ai pas pensé, non plus, à mettre une gourde de compote dans sa poche pour son encas.
— C'était la première journée, Nathaniel ! Tu n'es jamais allé au ski avec elle avant.
— Toi, tu y as pensé !
— Parce qu'il y a quatre ans, lors de ma première affectation, je suis partie en classe de neige avec des CP. J'ai donc une petite expérience à ce niveau-là.
— Très bien, ne parlons pas d'aujourd'hui. Tu veux que je te rappelle toutes les bévues que j'ai commises depuis que je l'ai prise en charge ? La fois où je l'ai laissée s'habiller toute seule et qu'elle n'a pas mis de culotte le jour du yoga ? La fois où j'ai oublié de te donner l'autorisation de sortie et l'argent pour le cinéma ? Et si nous parlions du jour où je l'ai chaussée d'espadrilles, alors qu'il pleuvait ? À moins que tu ne préfères qu'on évoque celui où je suis reparti de l'école en emportant son blouson alors qu'il y avait un mistral à décorner les bœufs. Je peux aussi te rappeler la première semaine où tu l'as prise en charge et du shampoing anti poux que tu lui as fait, alors que je la voyais se gratter depuis des jours, sans rien faire, parce qu'il ne m'était même pas venu à l'esprit qu'elle ait pu attraper ce genre de bestioles ! Et la bouffe, on en parle ? Je ne la nourris quasiment qu'avec des conserves ou des trucs tout prêts à réchauffer. Il faut être lucide, je ne suis pas fichu de m'occuper correctement d'une petite fille de cinq ans. Tu t'imagines si elle avait été encore bébé ?
Tout en arpentant la pièce de long en large, il agite les bras au gré de ses paroles. Son visage reflète un mélange de colère et d'impuissance. Je ne l'ai jamais vu avec une telle expression. Il stoppe sa déambulation devant la fenêtre et fixe la montagne en face pendant quelques secondes. Je dois tendre l'oreille pour entendre le murmure qui s'échappe de ses lèvres :
— Je n'ose imaginer la vie que je lui aurais fait mener si Rébecca n'avait pas survécu et si j'avais dû la prendre en charge définitivement.
Je ressens sa détresse à travers ses épaules qui s'affaissent et je ne peux m'empêcher d'aller vers lui. Ne m'ayant pas vue me lever du canapé ni entendue approcher, il tressaille de surprise lorsque je pose ma main sur son bras. Côte à côte, nous contemplons l'extérieur par la baie vitrée, sans dire un mot. Ce soir, le ciel est couvert et la couche nuageuse assez basse empêche les rayons de la lune de passer, plongeant les montagnes environnantes dans l'obscurité. Seules les lueurs des dameuses qui travaillent sur les pistes percent la noirceur de la nuit. Le paysage est aussi sombre que l'humeur de mon pilote. Je m'en veux de l'avoir contrarié à ce point. Je voudrais tant qu'il redevienne le compagnon enjoué qu'il a été toute la journée. C'est plus fort que moi, je ressens le besoin de l'apaiser, de le consoler.
D'un petit pas, je me rapproche davantage tout en me glissant derrière lui. Il se raidit brièvement lorsque j'appuie mon front contre son omoplate. Je dois me faire violence pour ne pas glisser mes bras autour de sa taille et me serrer contre son dos.
— Ne sois pas si dur avec toi, Nathaniel ! je murmure.
— Je suis simplement réaliste. Il n'y a pas besoin de chercher plus loin pour se rendre compte que je suis totalement incompétent dans ce domaine.
— C'est encore nouveau pour toi. C'est normal.
— Heureusement que tu es là !
Brusquement, il se retourne vers moi, me fixe avec gravité :
— Sans toi, je serais complètement paumé et j'enchaînerais les conneries au détriment de Clémence. J'ai besoin de toi Alexa, alors s'il te plaît, laisse-moi te montrer ma gratitude. Je t'en prie. C'est important pour moi.
Je hoche simplement la tête et ses iris reflètent un réel soulagement. Sans que je sache pourquoi, j'éprouve le besoin de lui prendre la main. Il ne marque aucun mouvement de surprise, comme si ce geste lui paraissait naturel. Cette fois-ci, il accepte mon étreinte et entremêle nos doigts avant de les porter à sa bouche pour les embrasser.
— Merci Alexa, chuchote-t-il.
La caresse de ses lèvres sur mes doigts me fait frémir et me coupe la respiration. Quelques secondes me sont nécessaires pour venir à bout du trouble qui m'envahit et reprendre le contrôle de mes émotions. La voix légèrement éraillée, je reprends la parole pour tenter de l'apaiser :
— Arrête de t'autoflageller. Je t'assure que tu te débrouilles super bien. Bien mieux que la plupart des mecs que je connais. D'ailleurs, il suffit de regarder Clémence pour voir comme elle est heureuse avec toi.
— Et tu en connais beaucoup ?
— De quoi ?
— Des mecs.
— Je... non, pas beaucoup, c'est vrai. Mais je t'observe avec elle depuis plusieurs semaines et je t'assure que tu t'en sors très bien. Beaucoup mieux que certains papas. Tu peux me croire. Je suis sûre que tu feras un père génial quand tu auras des enfants.
Son regard se fait plus intense tout à coup. Durant quelques secondes, nous restons les yeux dans les yeux avant qu'il ne me lâche la main et secoue la tête comme un cheval qui s'ébroue.
— Hum... pour ça, il faudrait déjà que je leur trouve une mère, tu ne penses pas ?
Je n'ai pas le temps de répondre qu'il prend un air taquin, clin d'œil à l'appui, pour me demander :
— La place t'intéresse ?
Je pince les lèvres pour réprimer mon sourire de satisfaction. Mission accomplie ! Mon pilote dragueur et sûr de lui est de retour !
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