11. Harcèlement ~ Nathaniel (version éditée)
Je suis un peu interloqué par sa réaction. Elle semble sur la défensive, presque blessée à l'idée que je la trouve trop curieuse. Je m'empresse de la détromper :
— Pas du tout. Inutile de monter sur tes grands chevaux, ce n'était pas une critique.
Ses joues se teintent de rose comme si elle avait honte d'avoir mal interprété ma remarque. Mon intuition est bonne, car elle tente de s'excuser et de justifier sa réaction :
— Je suis désolée d'avoir réagi aussi vivement. Le... le sujet est sensible pour moi.
Ça se confirme, il y a anguille sous roche ! Je veux savoir ce qu'il en est réellement, alors je laisse de côté mes souvenirs de formation pour me focaliser sur son passif.
— On t'a déjà reproché ta curiosité ?
— Oui, me répond-elle de manière laconique.
— Raconte-moi.
— Ce n'est pas la peine, c'est du passé.
Je devine qu'elle cherche à minimiser des souvenirs pénibles, ce qui m'intrigue encore plus, alors j'insiste. D'un coup de reins, je la renverse sur le dos, plonge mon regard dans le sien et secoue la tête pour marquer ma désapprobation.
— Pas d'accord. Tu ne peux pas prétendre que c'était anodin puisque cela t'a marquée. J'ai besoin de savoir. Tu as dit que tu voulais qu'on discute comme des amis, alors moi aussi je veux connaître ton parcours de vie.
Son regard se trouble, ses lèvres s'entrouvrent et son souffle devient irrégulier. Elle gigote un peu, visiblement embarrassée. Ses trémoussements agissent sur mon corps de manière inappropriée et rallument les braises de ma libido. Mon désir croit et devient palpable. Alexandra rougit en sentant mon érection naissante. Elle me repousse pour mettre un peu de distance entre nous. Docile, je la libère pour ne pas accroître son malaise et reprends ma place tandis qu'elle s'assoit dans le lit. Les yeux fixés sur le mur d'en face, elle commence son récit d'une voix étranglée :
— Quand j'étais enfant puis ado, je posais beaucoup de questions, j'étais avide d'apprendre et, dès que quelque chose suscitait ma curiosité, j'interrogeais les personnes autour de moi. Lorsqu'on me répondait, soit la réponse ne me donnait pas satisfaction, car trop incomplète à mon goût, soit elle entraînait un autre questionnement pour moi. J'étais capable d'enchaîner une dizaine de questions d'affilée. Les gens me répondaient une fois, deux fois, trois fois et puis ça les énervait. Souvent on me remballait avec agacement, voire on m'ignorait, ou pire : on se moquait de moi.
Je perçois la tension qui émane de son corps crispé et spontanément je pose une main sur son dos et la fais aller et venir, de haut en bas, en une caresse que j'espère apaisante.
— Tu as eu des soucis à l'école à cause de ça ?
— Oui. Certains enseignants m'envoyaient bouler au bout de quelques questions successives. Les plus sympas acceptaient de répondre à mes interrogations à la fin du cours, mais ils n'étaient franchement pas nombreux. Un jour, un prof m'a même dit devant toute la classe que je devais cesser de faire mon intéressante. J'avais eu le malheur de relever une erreur qu'il avait faite.
À ces mots, je me raidis instinctivement. J'imagine sans peine ce qu'il s'est passé et je peine à réprimer la colère qui monte en moi. À l'idée de ce qu'elle a subi, je grince des dents.
— Pas cool ça. Franchement dégueulasse, même ! Je parie que les autres élèves ne t'ont pas épargnée.
— C'est le moins qu'on puisse dire ! J'ai essuyé pas mal de moqueries, et même de méchancetés ! À force de me faire railler, voire insulter, j'ai fini par comprendre qu'il ne fallait pas montrer d'intérêt pour le contenu des cours. Malheureusement, il m'a fallu du temps pour le réaliser et l'étiquette de fayotte me collait déjà à la peau. Le collège a été cauchemardesque pour moi à cause de ça et du reste.
J'ai mal de la voir ainsi, le dos voûté, les épaules enroulées et la tête basse. Toute sa posture corporelle indique une douleur difficilement contenue. Je m'assois à mon tour pour l'attirer contre mon corps en demandant :
— Quel reste ?
Alexandra se tortille un peu, mal à l'aise, avant d'accepter de se laisser aller dans mes bras. Elle cale sa tête dans le creux de mon épaule et glisse son bras autour de ma taille.
— Disons que j'étais en avance pour mon âge. À tous les points de vue. À l'âge de douze ans, j'étais physiquement à peu près telle que tu me vois là. Avec quelques kilos en moins. J'étais quasiment aussi grande, avec autant de poitrine, alors que mes copines de classe étaient encore plates et faisaient une tête de moins.
— En résumé : une gamine dans un corps de femme.
Tout doucement, je nous bascule en arrière. Alexandra me laisse l'allonger sans rechigner tout en continuant :
— Oui, une gamine mal dans sa peau. Pour couronner le tout, je travaillais bien et j'avais sauté une classe. Si les enfants sont méchants entre eux, les ados sont encore pires. J'étais le bouc émissaire parfait. Quand je n'essuyais pas des réflexions blessantes sur mon physique, du genre « la girafe » ou « la vache laitière », on m'attaquait sur mes résultats scolaires. Je me faisais bousculer dans les couloirs, voler mes affaires.
— Le schéma classique du harcèlement de groupe.
— Oui. Tant et si bien que je me suis renfermée sur moi-même. J'ai fait semblant de me désintéresser des cours, je me suis même sabordée scolairement en espérant que les autres cesseraient de me mettre à l'écart et m'accepteraient. Sans succès. Je suis restée la fille « différente » qu'on pouvait malmener à loisir, jusqu'au jour où c'est allé trop loin pour moi.
— Que s'est-il passé ?
Je crois qu'elle n'en a pas conscience, mais ses doigts se sont crispés sur mon ventre, comme si elle cherchait un point d'ancrage. Elle poursuit son récit d'une voix rauque :
— Disons que j'étais dans une période de déprime profonde. Je n'en pouvais plus d'être la cible des moqueries. De plus, tous mes espoirs d'exercer un métier physique venaient de partir en fumée avec la découverte des séquelles irréversibles de ma maladie de croissance. Une fille qui s'en prenait régulièrement à moi m'a insultée une fois de trop. J'ai répliqué, ça ne lui a pas plu alors elle m'a bousculée et je l'ai repoussée en retour. C'était la première fois que j'osais me défendre, car elle avait une réputation de bagarreuse. Elle n'a pas supporté que je me rebiffe. Elle m'a jetée à terre pour me donner des coups de pied et...
Alexandra s'interrompt, la voix cassée. Ses souvenirs sont visiblement douloureux pour elle et je m'en veux presque de lui faire revivre cette période de sa vie, mais j'ai l'intuition qu'elle garde trop de choses en elle et qu'il faut qu'elle évacue tout ça, alors je la pousse à se libérer :
— Continue ! Qu'est-il arrivé ?
— C'était horrible, les autres criaient autour de nous. Bien évidemment ils l'encourageaient, car elle était populaire. J'ai toujours été d'un naturel placide, mais ce jour-là, j'ai pété les plombs ; après avoir pris un coup dans le dos et un autre au ventre, j'ai fait ce que je n'aurais jamais imaginé faire un jour.
— C'est-à-dire ?
— Je l'ai attaquée. Je me suis relevée, je me suis jetée sur elle et... je lui ai arraché le lobe de l'oreille.
Je sursaute en entendant sa dernière phrase. J'ai dû mal comprendre, ce n'est pas possible ! Mon chaperon rouge n'a pas pu faire ça !
— Pardon ? Tu lui as...
— ... arraché le lobe de l'oreille. Oui, tu as bien entendu. Mais je dois avouer que je ne l'ai pas fait exprès. Elle portait d'énormes créoles et dans la bagarre mon doigt s'est pris dedans au moment où elle a détourné la tête. Dans le mouvement, la boucle lui a déchiré le lobe. Elle pissait le sang, hurlait comme un cochon qu'on égorge et tu sais quoi ?
— Non.
— Le pire, c'est que ça ne me faisait strictement rien. Au contraire, j'ai eu le sentiment qu'il y avait enfin un peu de justice. Elle m'avait fait tellement souffrir avec son groupe de copains que je crois qu'à ce moment-là, j'aurais pu la tuer sans aucun remords, et même en ressentir de la satisfaction.
— Normal, tu avais atteint ton point de rupture. Comment ça s'est terminé ?
— Subitement tout le monde s'est écarté de nous, même ses copines n'ont pas osé réagir. Je crois que le résultat de notre affrontement nous a tous estomaqués, moi y compris. Les pions sont intervenus et mon père a été convoqué par le proviseur. Curieusement, je n'ai pas eu de sanction disciplinaire. Le proviseur a écouté avec attention ma version et il a compris entre les lignes que je faisais l'objet d'un harcèlement depuis plus de deux ans. Il a classé l'affaire en disant que la blessure était accidentelle et que je me défendais. Par contre, il a remonté les bretelles à l'autre fille puisqu'elle m'avait attaquée la première.
— Il n'y a pas eu de représailles après ?
— Non, pas réellement. Ça chuchotait encore un peu dans mon dos, mais le comportement des autres a changé, ils m'ignoraient, mais ne me maltraitaient plus. Peut-être ont-ils eu peur de la violence avec laquelle j'ai réagi ? Ou peut-être ont-ils ouvert les yeux et se sont-ils enfin rendus compte du mal qu'ils m'avaient fait ? Toujours est-il que les choses se sont tassées. Mais, bien que j'aie tout fait pour ne pas attirer l'attention sur moi et susciter de nouvelles moqueries et médisances, je suis restée la fille « différente » jusqu'à mon entrée au lycée.
J'ai la gorge serrée à l'écoute de son récit. Sa douleur est toujours perceptible dans sa voix et j'éprouve de la peine pour la gamine qu'elle a été. Je comprends mieux pourquoi elle est toujours aussi soucieuse de l'opinion que les autres peuvent avoir d'elle. Le harcèlement qu'elle a subi est une blessure mal refermée qui a laissé des cicatrices indélébiles. L'ado harcelée s'est transformée en une femme blessée et craintive. Je ne peux m'empêcher de la serrer encore plus contre moi, dans un geste dérisoire de consolation. Je voudrais tellement avoir le pouvoir de panser ses blessures, de réparer l'injustice dont elle a été victime et d'effacer les séquelles qu'elle en a gardé.
Je me sens d'autant plus mal par rapport à ce qu'elle a enduré que j'ai moi-même fait partie de ces harceleurs passifs, ceux qui suivent bêtement un leader. Pour ne pas être une victime, j'ai frayé avec les bourreaux. Je ne sais pas comment je peux le lui avouer alors qu'elle en a terriblement souffert. Certes, je pourrais ne rien dire et passer sous silence cette période peu glorieuse de mon passé, mais inextricablement j'ai besoin de me confier. J'ignore pourquoi c'est si important pour moi, mais je veux être honnête avec elle. Avec précaution, je m'exprime à mon tour :
— À cet âge-là, on ne se rend pas toujours compte de la portée des mots ni de l'impact de l'effet de groupe. J'avoue que j'ai moi-même été un véritable petit con à l'adolescence. Gamin, j'étais un peu comme toi. Je voulais tout savoir, ma curiosité était insatiable sur certaines choses. Quand un sujet me passionnait, je m'impliquais à fond dedans, jusqu'à ce que j'aie l'impression d'en avoir fait le tour. Et là, paf, je le laissais tomber pour passer à autre chose. Je me souviens avoir eu, une période dinosaures et préhistoire puis une période chevaliers et moyen-âge. Il y a eu aussi ma période catastrophes naturelles, ma période astronomie et tout un tas d'autres qui m'ont moins marqué. Il n'y a qu'un sujet pour lequel mon intérêt ne s'est jamais épuisé.
— Lequel ? Ne me dis pas les filles !
— Non. Quoique... plus tard...
Alexandra me pince en s'offusquant :
— Nathaniel !!!
— Ben quoi ? J'allais quand même pas les décevoir en les repoussant ! je plaisante.
— Espèce de Don Juan !
— Je n'y peux rien si les filles craquent pour moi !
— Toujours aussi modeste à ce que je vois ! s'exclame ma brunette en riant.
Bordel ce que ça fait du bien d'entendre ce son rouler dans sa gorge ! L'entendre de nouveau plaisanter est un soulagement, son rire, une bouffée d'oxygène après l'évocation de ses souvenirs douloureux.
— Pour en revenir à ma période petit con, j'étais curieux de tout, mais quand je suis entré en cours moyen, j'ai très vite compris qu'il ne fallait pas le montrer si je ne voulais pas être mis à l'index. Je me sentais parfois différent des autres garçons, car je me rendais compte qu'on n'avait pas vraiment les mêmes préoccupations. Ne rigole pas, mais à cette époque-là, je n'avais vraiment aucun intérêt pour les filles, les groupes de musique, les équipes de foot ou les jeux vidéo. J'ai réalisé très vite, que si je voulais me faire des potes, il fallait que je leur ressemble alors j'ai endossé un rôle.
— Qu'est-ce que tu as fait ?
— J'en ai honte maintenant, mais j'ai suivi le mouvement. Comme un mouton. J'ai fait semblant d'être comme eux, pour faire partie du groupe. Je me suis inventé des centres d'intérêt, je les ai imités dans tout. J'ai adopté les marques de fringues, les musiques et les séries à la mode. J'en foutais pas une rame en classe pour donner le change. J'ai porté un masque, je me suis fabriqué un personnage qui n'était pas moi. Je savais que ce n'était pas bien et pourtant je n'osais pas intervenir quand mes pseudos copains s'en prenaient à certains gamins de la classe. Je riais comme un con aux plaisanteries douteuses, aux surnoms dont ils les affublaient ! Même si je n'ai jamais malmené un de ces gosses, j'étais coupable de participer à leur harcèlement parce que mon silence faisait de moi un complice. Je n'aurais jamais dû rire aux plaisanteries merdiques, j'aurais dû dire que c'était pourri de se moquer d'eux sous prétexte qu'ils travaillaient bien ou parce qu'ils étaient comme ceci ou comme cela physiquement. Le fond du problème, c'est que j'étais trop heureux de faire partie d'un groupe de mecs réputés cool plutôt que d'être une de leur victime. J'avais subitement du succès auprès des filles sans rien faire, j'étais invité à des soirées, j'avais des potes, les autres recherchaient ma compagnie.
— Tu faisais partie des fameux « populaires », résume Alexandra avec gravité.
— Ouais. On devrait plutôt dire « faibles d'esprit ». Avec le recul je me rends compte qu'on était de sales gosses stupides, superficiels et sans caractère. Parce que se mettre à plusieurs pour démolir quelqu'un, que ce soit physiquement ou moralement, c'est de la faiblesse et de la lâcheté.
— Mais tu as changé après, n'est-ce pas ?
— Oui. Après avoir pris conscience qu'être un mouton qui suivait le troupeau ne m'apporterait pas une meilleure vie dans le futur, j'ai compris que je devais exploiter mes propres centres d'intérêt pour bâtir mon avenir.
Alexandra redresse la tête pour me fixer avec attention.
— Et quel était ce centre d'intérêt absolu que tu n'as jamais lâché ?
— L'aviation.
— Évidemment, j'aurais dû m'en douter ! Et tu as réussi à en faire ton métier.
— Effectivement. J'ai la chance d'exercer un boulot qui me passionne.
Le sourire lumineux qu'elle m'adresse me retourne littéralement les tripes et je suis à deux doigts de perdre la tête. Je dois me faire violence pour garder à l'esprit qu'elle veut que notre relation reste amicale.
— Pour en revenir à notre conversation de toute à l'heure, tu n'es pas chiante. Bien au contraire. Je n'ai jamais autant apprécié de discuter avec une femme. Et même si tu poses plein de questions, j'aime ta curiosité parce qu'elle est saine. Il ne s'agit pas de commérages, mais d'un intérêt sincère. Tu es quelqu'un d'authentique et de très sensible, toujours avide de connaissances, et c'est une qualité que j'apprécie.
— Merci. Tu n'imagines pas à quel point ça me fait du bien de t'entendre le dire, souffle mon chaperon rouge avec émotion.
— Je suis profondément désolé pour ce que tu as subi. Et même si je ne te connaissais pas à l'époque, je te demande pardon pour tout ce que ces petits merdeux t'ont fait vivre.
— Tu n'y étais pour rien. Comme tu viens de le dire, tu ne me connaissais pas !
— Je sais, mais même si je ne faisais pas partie de ce groupe qui t'a harcelée, je n'oublie pas que j'ai été un harceleur passif et c'est quelque chose que je regrette infiniment. Si je ne peux pas m'excuser auprès de ceux qui ont été victimes de ma bande, je peux au moins te demander pardon, au nom de tous les abrutis de mon genre.
Sans réfléchir, je dépose un baiser sur ses lèvres en murmurant : « pardon mon ange ».
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