6. Vie de famille ~ Alexandra (version éditée)


Arrivés dans la cour, nous décidons de nous asseoir sur les marches qui longent la façade de la chapelle Notre-Dame-de-Victoire. L'endroit est ensoleillé, à l'abri de la brise qui traverse le prieuré, et offre une belle vue sur la Brèche-des-Moines. C'est l'emplacement idéal pour pique-niquer. Nous déballons notre casse-croûte et Clémence, affamée, se jette sur son sandwich. Nathaniel vient s'installer derrière moi et enserre ma taille entre ses cuisses. Je mange en étant quasiment dans ses bras. Notre position est intime sans être indécente pour autant et curieusement elle me semble naturelle. Je ne me sens pas gênée, même lorsque Clémence se rapproche de nous et vient se percher sur mes genoux pour quémander des chips. Cédant à sa frimousse suppliante, je l'autorise à entamer son petit paquet, alors qu'elle n'a pas terminé son sandwich au jambon. Nathaniel se moque de moi gentiment alors que la petite s'éloigne en sautillant tout en grignotant ses chips.

— Elle t'a eue !

— Ça va, elle en a mangé les trois quarts, je proteste.

— Et après tu oses prétendre qu'elle fait tout ce qu'elle veut de moi et me reprocher de céder à ses yeux de chien battu !

— Oui, mais toi, tu es son oncle, tu es censé assurer la discipline et faire respecter ton autorité ! j'assène avec une parfaite mauvaise foi.

— Rappelle-moi qui est l'instit et qui doit montrer le bon exemple ? me contre-t-il aussitôt.

Je ne trouve rien à lui opposer alors je tente de noyer le poisson en lançant la conversation sur l'histoire de la construction du prieuré. Tout en finissant notre repas, nous profitons de ce que Clémence est occupée plus loin à construire un cairn miniature en empilant de petits cailloux pour discuter de choses et d'autres. Mais notre quiétude ne dure guère, car un couple de randonneurs un peu âgés fait irruption dans la cour. Ils se dirigent sans attendre vers la Brèche des Moines pour contempler la vue spectaculaire. Lorsque le monsieur tend le bras pour montrer quelque chose à sa compagne, Clémence est immédiatement sur le qui-vive. Sa curiosité ainsi éveillée, elle se lève pour rejoindre le couple de promeneurs sur le belvédère. Nathaniel m'abandonne aussitôt pour l'accompagner et la surveiller. Comme tous les enfants, la petite puce n'est pas discrète et j'entends ses cris d'émerveillement et ses questions. Je n'ai pas besoin de me rapprocher pour comprendre que plusieurs parapentes sont en train d'évoluer non loin des falaises calcaires de la Sainte-Victoire. J'entraperçois même un bout de voile bleue qui traverse la portion de ciel visible entre les deux parois de la brèche.

Alors que le randonneur s'attarde sur le belvédère pour prendre des photos, sa compagne me rejoint. Elle doit avoir une soixantaine d'années et semble d'un abord facile. Elle engage tout de suite la conversation avec moi :

— Votre fillette est adorable ! s'exclame-t-elle en souriant. C'est beau de voir une telle complicité entre un père et sa fille. Je parie que votre mari est un papa gâteau, non ?

À ces mots, un sentiment étrange m'envahit. Je devrais la détromper, mais je ne le fais pas. J'ignore pourquoi je la laisse dans l'erreur. Pire, j'abonde dans son sens :

— Oui, il s'en occupe admirablement.

— C'est rare de voir des familles ici en cette période. En général, elles restent sur les sentiers du bas de la Sainte-Victoire. L'ascension n'a pas été trop difficile pour la petite ? Votre mari a dû la porter, je parie ?

— Pas du tout. Elle est très tonique et elle a réussi à grimper toute seule, sauf sur les grosses barres rocheuses qu'il a fallu l'aider à franchir. Nous avons même dû la ralentir un peu sinon je crois qu'elle aurait été capable de monter en courant jusqu'au Pic des Mouches sans nous attendre !

— Vous êtes allés jusqu'à la Croix ?

— Oui, mais il y avait trop de vent pour manger là-haut.

— Le sommet de la Sainte-Victoire est toujours très venté.

— Et encore aujourd'hui nous avons de la chance, il n'y a pas de Mistral ! je renchéris. Quand il souffle trop, il est même dangereux de monter jusqu'à la Croix !

Au bout d'une dizaine de minutes, le photographe rejoint mon interlocutrice. Du temps que Nathaniel joue avec sa nièce sur l'esplanade, nous discutons à propos des enfants et de l'énergie qu'ils déploient. Ils me parlent même de leurs enfants et petits-enfants, puis le couple décide de grimper jusqu'à la Croix. Avant de s'éloigner, le papi randonneur me gratifie d'un geste de la main et d'un conseil :

— Passez une bonne journée ! Quand votre fille sera adolescente elle ne voudra plus faire d'excursion avec ses parents alors profitez-en !

— Ça pousse tellement vite les enfants ! Profitez bien de votre petite famille ! renchérit son épouse.

Avant d'aller rejoindre son compagnon, la mamie me fait une dernière recommandation à voix basse, agrémentée d'un clin d'œil complice :

— Votre mari a l'air d'avoir la fibre paternelle, à votre place je n'hésiterais pas à agrandir la famille très vite !

Je reste comme tétanisée pendant quelques secondes alors que des images de Nathaniel tenant un bébé me traversent l'esprit. Je l'imagine aussitôt, ici même, en train de jouer avec un petit garçon, son portrait en miniature, et avec un nourrisson blotti contre sa poitrine dans un porte-bébé. Je n'ai aucun doute sur le fait qu'il serait un père attentionné. Mon cœur s'emballe brusquement à cette idée. Un désir irrépressible m'envahit et l'évidence s'impose à moi de manière implacable. Cette vision de l'avenir est celle à laquelle j'aspire. Je veux construire une famille et je veux que Nathaniel soit le père de mes enfants. Encore sous le choc de cette découverte, il me faut une bonne minute pour reprendre pied dans la réalité. Je m'ébroue et commence à ranger les restes de notre pique-nique dans mon sac alors que Nathaniel et sa nièce reviennent vers moi. Tandis que Clémence s'intéresse à un lézard ocellé qui se chauffe au soleil sur le haut d'un muret, mon pilote m'aide à me relever avant de me taquiner :

— J'ai bien entendu tout à l'heure ? La mamie t'a félicitée sur ta fille et ton mari et tu ne l'as pas détrompée ?

Encore mal remise de mes émotions, je hausse les épaules tout en essayant d'adopter un air nonchalant

— À quoi bon ? Que voulais-tu que je lui dise ? Si j'avais commencé à lui expliquer que Clémence est la nièce de mon petit ami, ça aurait...

Je m'interromps brusquement en réalisant que je viens de me trahir. Zut ! Je n'ai pas utilisé le mot copain, mais petit ami et il n'a pas du tout la même signification pour moi. Et à voir le regard dont me couve Nathaniel, lui aussi a perçu la différence. Il n'a pas l'air contrarié, bien au contraire. J'ai l'impression que ça lui fait même plaisir. Lorsqu'il me saisit à la taille pour m'attirer contre lui et m'embrasse fiévreusement, je n'ai plus aucun doute sur la question.

— Clémence n'est pas notre fille, mais c'est tout comme, chuchote-t-il. On agit comme des parents avec elle. Aux yeux des autres, nous avons l'apparence d'une famille, lorsque nous sommes tous les trois ensemble. Il est normal que les gens nous considèrent comme un couple avec un enfant.

— Donc ça ne te dérange pas ?

— Pas le moins du monde !

Histoire de le taquiner un peu et de le faire réagir, je lance avec un sourire qui n'a rien d'angélique :

— Si tu veux tout savoir, elle m'a même conseillé d'agrandir la famille très vite puisqu'apparemment mon « mari » semble avoir la fibre paternelle.

— C'est quelque chose qui peut s'envisager si notre histoire continue de tenir la route.

Moi qui m'attendais à des cris de protestation, j'en suis pour mes frais ! Je reste muette de stupéfaction tandis que Nathaniel, indifférent à mon trouble, va chercher Clémence. J'ai du mal à me remettre de la bombe qu'il vient de me balancer, comme ça, l'air de rien. C'est la deuxième fois qu'il parle d'avoir des enfants et cette fois-ci ce n'était pas une question d'ordre général, il était clairement question de nous deux et d'un futur. L'espoir se met à gonfler dans mon cœur. Mon idéal est peut-être atteignable. Il faut que Clémence vienne me prendre la main et me tire vers l'entrée du prieuré pour que je reprenne mes esprits.

Nous faisons le chemin en sens inverse. J'ai quelques difficultés à profiter de la vue sur le retour, car je suis toujours perturbée par la scène du prieuré. Je fais même preuve d'inattention et me tords la cheville à deux reprises, heureusement sans me faire mal. La descente est nettement moins fatigante, mais plus périlleuse à certains endroits à cause des cailloux qui roulent sous les chaussures. D'ailleurs, Clémence et moi faisons une glissade de toute beauté en passant le Pas de l'Escalette. Si les dalles sont relativement faciles à franchir à la montée, en revanche à la descente, elles peuvent se montrer traîtres. Polies par les passages répétés des promeneurs, elles se révèlent glissantes et chaque pas sur les rochers nécessite une certaine vigilance. Il suffit de quelques gravillons pour déraper et se retrouver sur les fesses. Ce que je fais avec la grâce d'un hippopotame ! Nathaniel finit par décréter que je suis un danger ambulant et se place entre moi et Clémence pour nous tenir la main et empêcher un nouveau roulé-boulé. Nous terminons la descente dans la bonne humeur, faisons une halte pour le goûter et regagnons la voiture en fin d'après-midi.

En plus de nous oxygéner, la balade a eu le mérite de fatiguer Clémence et après son bain et le repas, elle ne rechigne pas à rejoindre son lit. Épuisée par la journée au grand air, elle s'endort dès que sa tête touche l'oreiller, nous offrant ainsi une longue soirée en toute intimité dont nous nous empressons de profiter. Alors que Nathaniel a sombré dans le sommeil sitôt nos ébats terminés, je reste lovée dans ses bras, les yeux grands ouverts dans le noir. Je suis incapable de m'assoupir ; je ne cesse de penser aux émotions que j'ai ressenties tout au long de cette journée. J'ai vraiment eu l'impression que nous formions une famille et les paroles de la mamie randonneuse et de Nathaniel me hantent. Je ne peux m'empêcher de nous imaginer mariés et parents. L'image de mon pilote avec des enfants dans les bras, et pas n'importe lesquels, les nôtres, m'obsède littéralement. Je sais que je ne dois pas m'emballer comme cela. Je ne dois pas me projeter aussi loin avec lui, car nous ne sommes ensemble que depuis peu de temps et j'ignore si notre histoire est destinée à durer. Mais je ne peux pas m'empêcher d'espérer que ça marche, qu'il soit LE bon, celui qui saura m'aimer durablement et me donner une famille. Mes hormones sont totalement en ébullition à l'idée d'avoir un enfant de lui.

Lorsque l'idée m'effleure qu'il suffirait d'un malencontreux oubli de pilule – et de beaucoup de chance – pour que mon rêve devienne réalité, je réalise que, sans en avoir conscience, je me suis aventurée très loin d'un point de vue sentimental. Je nage maintenant en haute mer et je risque de me noyer, et pas simplement boire la tasse, si notre relation devient houleuse. J'ai franchi les limites que je m'étais imposées pour me protéger et je risque de souffrir atrocement et d'être détruite si ça ne marche pas entre nous. Je sais que je ne contrôle plus rien et je ne peux plus faire machine arrière. Tout va dépendre de Nathaniel désormais. L'angoisse m'étrécit la gorge et j'ai envie de pleurer. Quelques larmes roulent sur mes joues tandis que je frissonne malgré moi. Mon pilote a dû percevoir ma détresse dans son sommeil, car son étreinte se resserre brusquement et il vient nicher sa tête contre mon cou. Son souffle profond et régulier contre ma nuque et les battements sourds de son cœur me bercent et, peu à peu, je finis par me détendre et m'assoupir.


Le Pic des Mouches est le point culminant de la Sainte-Victoire à 1011 m.

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