8 octobre

« Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres. »

La Rochefoucauld

8 octobre 2017

Je n'osai bouger, ne serait-ce que dire un mot. Le moment était tellement irréel que je n'y croyais pas. Son visage était plus fin, sa bouche plus rose, sa voix plus grave, mais son sourire était toujours aussi triste. Elle retira ses lunettes de soleil et les rangea dans la poche de son sweat noir ; elle releva les yeux et mon cœur se mit à battre plus fort. Leur teinte bleue me rappelait ces couleurs douces que je venais d'observer à l'horizon, leur pupilles étaient si fines que j'avais l'impression de me noyer dans un océan inanimé. La lumière du soleil glissa le long de son visage, éclairant son menton pointu, ses lèvres roses, son nez arrondi et ses joues creuses, et il s'arrêta sur ses yeux en amande.

- Agathe ? murmurai-je.

Ma voix se perdait dans le vent qui nous fouettait telles les branches du saule pleureur. C'était son visage, celui auquel j'avais rêvé sans le connaître, celui qui, même des années plus tard, était resté le même. Elle s'était reculée pour se mettre à l'abri du soleil qui l'éblouissait et je ne pouvais que la suivre du regard. Elle retira sa capuche et sa casquette noire, puis secoua ses cheveux même si ceux-ci volaient déjà au grès du vent. Je fronçai les sourcils en l'observant : ses mèches étaient toujours aussi brunes, toujours aussi emmêlées, mais elles lui caressaient désormais le bas des épaules et non plus les hanches.

Mes jambes avancèrent d'elles-mêmes, suivant doucement l'ombre d'Agathe. Elle s'était assise sur l'herbe humide, adossée au tronc de l'arbre, dos au soleil. Je la regardais attentivement, détaillais son visage, ses traits, je profitais de chaque partie d'elle comme-ci elle allait s'enfuir dans l'instant. J'avais l'impression que la petite Agathe n'avait pas changé, pourtant ce n'était clairement plus la même. Je m'assis à côté d'elle, oubliant mon portable qui vibrait sans cesse, mes parents, le lycée... j'oubliais tout.

Les paroles qu'elle avait prononcées résonnaient encore dans mon esprit.

" Tu n'as jamais été du genre très poli Adam ".

Elle n'avait rien dit d'exceptionnel, rien de particulièrement mémorable ou qui sorte de l'ordinaire. Mais elle avait parlé, et je n'avais jamais été aussi heureux d'entendre sa voix.

J'arrêtai de fixer le paysage devant moi et me tournai vers Agathe. Elle-même regardait un couple d'écureuil se poursuivant autour d'un chêne. Ses sourcils se froncèrent légèrement, sa bouche s'étira dans un sourire infime tandis que ses yeux suivaient le chemin des rongeurs, toujours emplies de tristesse. Ils n'étaient pas si tristes dans mes souvenirs.

- Comment ?

Agathe ne répondit pas. Elle ne bougea pas d'un millimètre, et mon cœur cognait si fort d'appréhension. Mes mains tremblaient légèrement, je les cachai sous mes cuisses et expirai.

- Réponds-moi Agathe.

Je la vis frissonner alors que ma voix et mon visage se firent plus dures. J'avais froid, j'aurais bien deux heures de colle pour les cours que je sécherais bientôt et j'allais me taper une sacré engueulade de mes parents : je n'avais clairement pas la patience de l'attendre. Et après plus d'une demie décennie d'absence, elle n'avait pas intérêt à faire la difficile.

Agathe leva la main droite et effleura les branches presque dénudées du saule pleureur. Les écureuils s'étaient finalement enfuis, le soleil éclairait le sol à ma gauche et le vent s'était finalement calmé.

- Mon père est mort.

Je baissai les yeux et fixai mes genoux repliés.

- Si tu t'excuses je te frappe.

- Je suis désolé.

Nous nous retournâmes en même temps et nos regards se scellèrent ensemble. Ses yeux bleus m'effrayaient. Elle me sourit tristement mais ne détourna pas les yeux, je fus le premier à le faire.

- T'habites chez tes mères ?

- Ouais, soupira-t-elle, Estelle est sortie du centre de désintox y a deux ans, alors elles ont récupéré la garde. T'es devenu canon.

Je rougis, écarquillai les yeux et les détournai de gêne. Je bafouillai quelques mots et soupirai en remarquant que rien n'avait changé.

- Je te déteste Agathe.

Elle n'avait même pas besoin de me traiter de menteur, c'était évident. J'avais tellement envie de lui hurler dessus tout ce que je ressentais, tous ces mots que j'avais toujours voulu lui dire, ces insultes, ces questions, ces peines... Mais la bulle dans laquelle nous étions, la bulle où elle était là avec moi était si fragile que je n'arrivai à élever la voix.

- T'es là depuis combien de temps ?

- Quatre mois.

Mon cœur se serrait à chacune de ses paroles. C'était bien elle.

- Tu vas au lycée ?

- Non.

J'avais tellement de choses à lui demander.

- Ca commence à devenir chiant.

Je tirai mon téléphone de ma poche et décrochai en soupirant. Je grimaçai et éloignai le portable de mon oreille gauche en entendant ma mère hurler.

- ... que tu as une bonne excuse ! C'est pas possible ça fait une heure qu'on essaye de te joindre, dis-moi immédiatement où tu es, je viens de te chercher et tu verras ce qu'il ...

Je posai mon téléphone par terre et coupai le son de mon côté.

- Je te cause toujours autant d'ennuis à ce que je vois, affirma Agathe.

C'était vrai.

- Je devrais rentrer, murmurai-je.

Ça aussi ça l'était.

- J'en n'ai pas envie, finit-elle.

Je priai pour que cette phrase le soit également. La basse température ne put rien contre la chaleur qui se répandait dans tout mon corps à ces paroles. La sensation avait beau être agréable, un arrière goût amer persistait. Cette chaleur qui m'emplissait me rappelait les menthes religieuses : magnifiques et pourtant dévastatrices, la même image de beauté et de calme qui cachait une destruction imminente. Agathe était une menthe religieuse. La dernière fois que j'avais ressenti une telle chaleur devait dater du jour où elle s'était assise à côté de moi la première fois.

La voix suraiguë de ma mère dans le téléphone s'arrêta quelques instants plus tard et je repris alors le combiné. Je le rapprochai de mon oreille après avoir enlevé le mode silencieux, et les mots sortirent d'eux-mêmes :

- Je suis désolé, je vais sûrement rater quelques cours aujourd'hui, je rentrerais direct à la maison. Laissez-moi quelques heures s'il-te-plaît.

Peut-être que cela venait de ma voix faible, mais elle se tut un instant.

- Tu as intérêt à être rentré à treize heures piles, ordonna-t-elle fermement.

Je n'étais jamais en retard.

Mes parents m'accordaient une grande confiance, sans doute cela allait-il changer, mais qu'importe, j'avais trois heures et demie devant moi. J'étais un vrai salopard de leur mentir continuellement, de partir la nuit sans les prévenir jamais et d'oser leur demander quelques heures.

- La voix d'Anne-Sophie a vraiment changé.

- Non, c'était ma mère, soupirai-je.

Agathe se tourna vers moi et son visage se fronça quelques instants.

- Elle est pas morte alors.

- Beaucoup de choses ont changé depuis que tu es partie, Agathe.

- Pour moi aussi.

Sa voix était devenue plus tendue soudainement, pourtant le timbre restait doux et grave. Tellement de choses avaient changées effectivement : j'avais grandi, ma mère allait mieux, mon père était au chômage, j'avais des amis...

- Je ne suis plus le même Adam, tu sais.

- Vraiment ? (elle longea mon corps de son regard clair et je compris immédiatement qu'elle ne me croyait pas).

Je soupirai à nouveau, mécontent et agacé qu'elle ne me prenne pas au sérieux. Cette fille avait toujours eu le défaut de se croire posséder la science infuse, et même si cette prétention lui apportait répartie et autorité, elle était de trop la plupart du temps.

Nous passâmes les minutes qui suivirent dans un silence lourd, tandis que des enfants avec leurs nounous arrivaient au parc. Un petit garçon en parka rouge sautait dans les feuilles mortes qui tombaient des arbres depuis plusieurs semaines déjà ; un autre qui portait des bottes jaunes et un pantalon violet restait collé à la vingtenaire qui les regardait distraitement. Les deux enfants portaient des habits différents et leurs attitudes étaient paradoxales, pourtant ils arboraient le même visage fin aux pommettes hautes et joues roses, relevé de courts cheveux blonds. Le garçon au parka rouge courut vers un nouveau tas de feuilles, puis un autre, et encore un autre en continuant d'accélérer : il avait dû passer une bonne dizaine de fois devant nous, toujours en riant et criant. Lorsqu'il tomba tête la première sur le sol, à quelques mètres de nous, personne ne bougea. Le vieil homme qui lisait un journal sur le banc rouillé l'avait vu ; la sportive qui faisait un footing avec ses écouteurs noirs l'avait vu ; Agathe et moi-même l'avions vu, seule sa nounou semblait ne pas l'avoir remarqué. Malgré cela, c'est seul qu'il se releva, gémissant et balbutiant quelques mots incompréhensibles. De la morve coulait sur son nez et sa bouche, son jean plein de terre était légèrement déchiré et il frottait ses mains rouges dessus en les ramenant parfois à son visage pour essuyer ses larmes. Sa babysitter lâcha son portable et le remarqua enfin, elle tira l'autre enfant par le poignet et avança d'un pas menaçant. Elle engueula le petit en lui hurlant que c'était bien fait pour lui, qu'il était idiot de courir ainsi et d'autres énormités de ce genre, avant de le tirer par son parka rouge et de le faire s'asseoir sur le banc, à côté du vieil homme.

- Les gens sont quand même incroyables, murmura la voix à mes côtés d'un ton neutre.

Que voulait-elle dire par-là ? Elle non plus n'avait rien fait que je sache ! Ce sentiment d'infériorité que je ressentais souvent avec elle refit surface et me mit mal-à-l'aise. Je ne savais pas quoi dire, l'ambiance était pesante, irréelle, si improbable qu'elle en était presque comique. Agathe se tenait assise à côté de moi, après des années d'absence, et le peu de discussion que nous avions été d'un ennuie sans nom. Je lui demandai, après un temps de réflexion et un coup de pied aux fesses, son numéro de portable et l'adresse de ses mères ; je n'étais pas un stalker près à faire le pied de grue devant chez elle tous les jours, mais je préférais l'avoir, au cas où l'envie de passer me prendrait. Agathe habitait avec Estelle Geunecour, sa mère biologique, et Stéphanie ou Typhanie Langrois, qu'elle avait épousée il y avait une bonne dizaine d'années je crois. Si rien n'avait changé, elles habitaient dans un immeuble entre la bibliothèque et l'école primaire, à une vingtaine de minutes de marche en somme.

- Il y a beaucoup de choses que je veux savoir Agathe, et tu n'y échapperas pas. Quoi que tu crois j'ai changé : aujourd'hui, lorsque je veux trouver quelque chose, je le trouve.

J'avais tenté de me donner une voix grave et mystérieuse pour être plus convainquant, mais le résultat était sans doute tout autre, vu le regard qu'elle me lançait. De plus je mentais sans vergogne, je n'avais d'intérêt pour rien, il ne m'était jamais arriver de me plonger dans des recherches ahurissantes et passionnées pour un projet x, avec toutes mes tripes, chercher jusqu'à n'en plus dormir, quitte à en devenir fou. À bien y réfléchir, Agathe me donnait énormément de distraction ces temps-ci, de l'électricité semblait me traverser le corps tant j'étais excité. C'était... comme de l'euphorie, mêlée à de l'appréhension. Oui, c'était cela, j'appréhendais le futur, mais dans le bon sens du terme, j'avais véritablement hâte de passer à la suite. Plus jeune, Agathe s'était révélée être une très grande amie pour moi, mais c'était avant tout une énigme aux longs cheveux bruns. Désormais, elle avait les cheveux plus courts, mais je comprenais enfin les enjeux de cette énigme, et je refusais de la laisser au second plan comme je l'avais fait des années plus tôt. Agathe, tu es mon Projet X.

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