30 Octobre
« Il vaut mieux souffrir d'une absence que d'une présence. »
Frédéric Dard
30 Octobre 2017
Agathe et moi ne parlions plus depuis un bon moment déjà. L'introduction pastel s'était achevée pour laisser le thème principal du jour entrer en scène. Le soleil n'accordait plus de place aux autres teintes désormais invisibles, et il nous éblouissait si fort que nous avions dû nous déplacer.
Agathe marchait près de moi, dans un rythme lent qui nous permettait d'apprécier le vent léger et les oiseaux chanteurs qui se mélangeaient autour de nous. J'avais le cœur qui battait à tout rompre depuis une trentaine de minutes, moment où Agathe m'avait fait promettre de ne jamais la laisser. Je croyais chaque mot que j'avais prononcé ; je venais de vivre l'un des seuls moments où mon âme et mon esprit s'étaient mis en sincère cohésion, pour le meilleur et le pire. J'étais heureux. La santé de ma mère se dégradait au fil des jours, mon père semblait apprécier crescendo la compagnie d'un (ou deux) verre(s) en fin de soirée, je ne parlais quasiment plus aux gars et j'avais évité Fatima toute la semaine. Pourtant j'était heureux comme jamais je ne pouvais m'en vanter. Sans doute aussi heureux que lorsque ma Dame s'était assise à côté de moi en primaire, ou bien quand elle m'avait invité chez elle sans que je ne lui suggère. La relation étrange qu'Agathe et moi entretenions me comblait autant qu'elle me détruisait, brasier indomptable et réconfortant, née de l'Univers pour vivre en Étoile Éphémère, et finalement fuir tel un pirate sanguinaire, ne laissant derrière lui que désespoir et destruction. Alors, si je récapitulais, Agathe n'était pas seulement la Agathe que vous voyiez, elle se paraît parfois d'un habit de Dame, une autre fois elle n'était qu'Ephémère, une autre encore la voilà devenue étoile, puis pirate... Mon cerveau cramait littéralement, et ce n'était pas conséquence de la nicotine ; mes neurones s'évitaient avec autant de force que celle que je mettais à éviter Fatima. Je n'arrivais plus à me concentrer, ni à réfléchir clairement, mon esprit se lançait aveuglement dans des frasques inutiles, comblant mes manques par d'autres pensées obsolètes et illusoires.
Nous quittâmes bientôt l'est du parc pour nous enfoncer dans la forêt dense et silencieuse. Il devait être aux alentours de sept heures trente du matin, mais nous étions samedi et je ne m'inquiétais pas pour mes parents ; mon père ne partirait pas à Paris ce jour-là, et sans doute lui et ma mère dormiraient-ils jusqu'à midi pour rattraper leur sommeil.
– Tu es venue chanter dans le coin, non ? demandai-je alors que quelques fines gouttes de pluie chutèrent des nuages sombres et menaçants pour atterrir sur nous.
La météo de la journée était déjà claire, je me retournai et remarquait que nous ne voyions déjà plus les puissants rayons du soleil à travers le brouillard tombant.
Agathe se tourna vers moi et m'observa, s'enfonçant toujours davantage dans les bois et la brume.
– Comment tu peux savoir ça ? questionna-t-elle à son tour, donnant tout de même une réponse à mes doutes.
– Je t'ai entendue il y a quelques semaines, avant de te revoir, tu chantais comme tu le faisais parfois avant. Je n'y ai pas cru au départ, je ne pouvais pas imaginer que tu étais de retour.
C'était faux bien sûr. J'avais eu foi en elle dès que les premières notes de la mélodie m'étaient apparues, mon cœur se gonflait à chaque fois que je pensais à cette nuit-là. Et chaque nuit où j'allais contempler les étoiles, c'était elle que j'imaginais contempler.
Nous ne parlâmes plus quelques instants, mais notre silence se vit troubler par la pluie qui tombait de plus en plus abondamment. Agathe et moi avions rabattu nos capuches respectives pour nous protéger, les arbres immenses et nus ne nous étant d'aucune aide. Je trébuchai sur une racine épaisse et manquai de m'écraser contre la boue et les feuilles mortes et humides. Agathe s'arrêta et leva la tête vers le ciel gris et froid. J'avançai jusque devant elle pour me poster en face de son visage humide.
– Lorsque nous étions petits, ma mère buvait beaucoup. C'était avant qu'elle ne soit avec Judith, mais après que mon père soit parti. Quand je rentrais à la maison après l'école, elle était souvent allongée sur notre vieux canapé, ou même sur la table de la cuisine, en train de gémir qu'elle avait soif. Ça a duré quelques années, elle a rencontré Judith puis ça s'est arrangé.
Je la regardai toujours qui me parlait, imperturbable malgré l'eau glacée qui ruisselait sur son visage. Parfois ses yeux ses rétractaient et elle fronçait les sourcils, mais ses pupilles devenues presque grises ne s'étaient détournées un seul instant de l'immensité nuageuse.
– Tu te souviens vers Mai, j'avais loupé une semaine de cours à cause de la varicelle : c'était un mensonge. Maman avait recommencé à boire et j'avais fini à l'hôpital avec une côte cassée et le visage en sang, C'était mon père qui était venu me chercher cette fois-là, continua Agathe, et depuis j'habitais chez lui. Il avait arrêté sa tournée pour que je puisse habiter chez lui, elle eu un sourire jaune quelques secondes avant de baisser les yeux vers moi. Ne me regarde pas avec cette expression, ce connard n'en voulait qu'à l'argent que ma mère devait lui verser. Elle est sorti de désintox' il y a environ trois ans d'ailleurs, mais je ne voulais pas retourner vivre chez elle, et puis le juge ne l'aurait sûrement pas permis. Je préférais vivre avec un connard absent plutôt qu'une alcoolique désespérée. Maintenant que j'ai seize ans, c'est fini les cours, et je suis retournée chez elle pour te retrouver, finit Agathe, un sourire triste aux lèvres.
Mes yeux s'écarquillèrent et mon cœur s'arrêta un moment, le temps que je comprenne ce qui se passait. La pluie sembla se plier à notre atmosphère puisque les gouttes froides se firent de plus en plus rares. Les yeux d'Agathe brillaient, elle retira sa capuche puis arrangea quelques mèches qui venaient devant ses pupilles.
Venait-elle de dire ce que je pensais ? Mon cœur se serra aussi fort que mes poings tandis qu'une euphorique incompréhension et une franche colère me submergeaient.
– Tu ne peux pas dire ça. Tu n'as pas le droit ! vociférai-je en plissant les yeux. Tu ne peux pas t'enfuir sans plus jamais donner de nouvelles, et revenir un jour en me disant que tu es là pour moi. T'es qu'une égoïste Agathe, j'en ai marre de ce que tu me fais ressentir, j'en ai marre de penser constamment à toi. Peut-être que tu as fait une erreur en revenant.
Je baissai finalement les yeux et essuyai mon visage trempé. Ma respiration lourde et mon cœur tout aussi encombré me faisaient mal, et mes pensées toujours entremêlées m'empêchaient de me calmer. C'était vrai après tout, Agathe ne méritait pas toute l'attention que je lui portais, son égoïsme insatiable m'était néfaste et elle ne se rendait compte de rien. Ou peut-être qu'elle le voyait, mais je lui apparaissais tellement insignifiant que cela ne valait pas le coup d'essayer de changer.
Je pris ma tête entre mes mains et les frottaient contre mes yeux, levant le menton vers le ciel. L'impression oppressante de m'enliser dans une eau boueuse et infinie me prit à la gorge alors que j'avais toujours du mal à respirer. Mes réactions elles aussi m'agaçaient.
– T'as rien à me répondre, c'est ça ? repris-je, la voix légèrement trouble. Mais qu'est-ce que tu fais là, Agathe ? Et moi, qu'est-ce que je fous là ? énonçai-je en secouant la tête, mes mains appuyant fermement sur mes paupières.
– Tu veux savoir pourquoi je suis là, au milieu d'une forêt à huit heures du matin, avec toi ? Tu connais déjà la réponse Adam.
La voix d'Agathe résonna doucement dans le silence de cette matinée. Caché derrière mes paumes, j'avais l'impression que les oiseaux et autres animaux sauvages, les arbres magistraux et le vent lui-même nous observaient religieusement, le coeur battant, l'écorce fébrile et le souffle coupé, absorbés par les paroles éphémères qui s'échappaient pour moi.
Je baissai doucement mes mains et me tournai vers Agathe, nos yeux humides se rejoignirent comme ils avaient toujours su le faire, exprimant avec rage les non-dits les plus flagrants. Mon sang ne courrait plus à travers mon corps brûlant, mes poumons n'accueillaient plus des rafales incessantes d'air, puisqu'ils n'en accueillaient plus du tout. Je peinais à sentir mon coeur battre correctement, pourtant le rythme lent, presque insupportable qu'il avait entamé résonnait sans limite dans tout mon corps. Mes jambes ainsi que mes mains frémissaient de battements irréguliers, mes oreilles et ma boîte crânienne ne percevaient plus que cela, si bien que je faillis ne pas entendre Agathe :
– On a besoin l'un de l'autre, c'est tout. C'était déjà comme ça lorsqu'on avait cinq ans : tu dis que je suis égoïste, mais tout ce que l'on fait là, c'est répondre à un besoin commun, égocentrique et insensé. Tu es la seule personne en qui j'ai confiance, Adam, la seule personne pour qui j'ai quitté mon foyer. Et je savais que tu serais là, à m'attendre, parce qu'on a toujours été comme ça toi et moi, finit-elle, les yeux légèrement rougis.
Elle était forte. Très forte, pour réussir à faire battre mon coeur si fort que j'en souhaitais qu'il sorte. Mais trop forte pour que cela ne semble sincère.
Agathe fronça les sourcils lorsque je la saisis par les épaules pour lui hurler dessus. Mes yeux et ma trachée me brûlaient, ma bouche se déformait sans cesse tandis que mes mots sortaient sans que je ne les écoute. Elle se foutait vraiment de moi alors ; ses paroles résonnaient dans ma tête plus fort encore que mon coeur ne le faisait. Cela faisait trop mal de l'écouter me parler comme j'en avais longtemps rêvé, regarder son visage tendre feindre la tristesse alors que ses actes le contredisaient.
Une larme dérangeante s'échappa de mon oeil gauche, je lâchai alors Agathe pour l'essuyer avec hargne. Comment avais-je pu penser être heureux...
– J'avais raison, insista Agathe.
Je relevai mes yeux baissés vers elle et je ne pus empêcher mon pouls d'accélérer en l'observant.
– Tu n'as pas changé, toujours aussi insatisfait, lunatique, égoïste.., énuméra-t-elle en s'approchant de moi.
Sa main droite caressa doucement ma joue humide de mes larmes, elle observait mon visage en prenant son temps, laissant sur son sillage une traînée de frissons involontaires. La voir si proche, si accessible, me retournait le cerveau —comme s'il avait besoin de l'être davantage—, et mes bras me démangeaient de la serrer contre moi. Nous étions si proches que je sentais son écharpe se frotter contre mon torse, je sentais son odeur s'infiltrer en moi pour troubler mes sens, et je sentais finalement mes forces me quitter sous l'effet de son regard bleu pur. Elle acheva sa contemplation au fond de mes pupilles, accentuant le contact de sa main sur ma joue, avant d'enfin entrouvrir ses lèvres :
– Si nous sommes si dépendant l'un de l'autre, c'est parce que nous sommes les mêmes, Adam. Les défauts dont tu me blâmes, je les reconnais en toi ; nous nous retrouvons toujours car personne d'autre ne pourrait nous accepter, finit-elle en serrant ses bras autour de mon cou.
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