30 Octobre

« L'univers est un composé d'exceptions qui ne trouvent pas de règle à confirmer. »

Robert Sabatier

30 Octobre 2017

Cela devait faire deux heures que j'étais arrivé à l'arbre. Mes parents devaient toujours dormir à poings fermés, ça n'avait pas été le cas depuis longtemps. Mon cœur se serra en pensant à eux, le remord me rongeait depuis que je recommençais à leur mentir ; la présence d'Agathe réussirait peut-être à l'effacer.

J'écrasai mon mégot dans l'herbe humide et levai les yeux vers le ciel vide. On ne voyait même pas les étoiles à cause de ces foutus nuages : l'automne venait pourtant à peine de commencer. Il n'avait pas cessé de pleuvoir depuis la fin d'après-midi, mais je profitais depuis deux heures d'un répit qui, je l'espérais, ne serait pas que temporaire. Après avoir laissé Mélanie qui m'insultait sous la pluie, j'étais passé à la boutique d'Anne-Sophie, trempé ; en échange d'un abri contre le froid, elle m'avait (à nouveau) obligé à aller nourrir Le Chat. Quelle diablesse.

Ma tante était la seule famille connue que j'avais en dehors de mon grand-père maternel, que je visitais uniquement pour mon anniversaire. Il traînait toujours quelque part dans son petit appartement près de Brest : on le retrouvait qui flottait dans sa robe de chambre sale et ses chaussons troués. Maman insistait pour que je le vois au moins une fois par an, mais je préférais passer l'après-midi dans la réserve d'Anne-Sophie, en compagnie du Chat, plutôt que de l'écouter m'appeler Allan tout en dégustant ses compotes.

D'aussi loin que je me souvienne, Anne-Sophie ne se préoccupait pas des hommes, du moins elle ne sortait jamais avec. Vers douze ans, j'avais compris que c'était sa stérilité qui lui faisait fuir les relations sérieuses. Elle était pourtant encore passablement jeune : Anne-Sophie fêterait ses trente-neuf ans en février, et elle avait sans doute du charme —de loin. Peut-être était-ce son style vestimentaire extravagant qui dérangeait ? Ou son faux accent anglais-chic dont elle apprêtait sa voix, sans raison particulière ? Sans doute cela venait-il de son talent d'énoncer les vérités qui fâchent avec une nonchalance prodigieuse. La franchise était un domaine bien trop complexe pour le commun des mortels, seul un être merveilleux pouvait l'employer et en accepter les conséquences.  J'espérais malgré tout surprendre ma tante, un après-midi après avoir quitté le lycée, perdue dans les bras d'un homme à rire en le regardant comme mes parents le faisaient ; je priais également pour que ses goûts en matière d'hommes soient différents de ceux de ses animaux de compagnie.

La lune peinait à briller à travers l'épais manteaux noir. Plus les jours passaient et plus le mercure baissait, l'humidité se ressentait dans l'air et j'avais beau essayer, mes mains semblaient condamnées au froid. J'avais déjà fini mes deux paquets de cigarettes du mois, et pour couronner le tout, j'avais oublié mon portable. Agathe avait intérêt à se grouiller, je n'avais pas l'intention de me les cailler encore deux heures de plus. Je ne pouvais même pas connaître l'heure, et ce n'était pas le ciel qui me permettrait de me repérer.

J'ouvris les yeux dans un sursaut lorsqu'une masse vint s'abattre sur mon épaule gauche. Déboussolé, je tournais la tête quelques instants avant de reconnaître mon saule pleureur auquel j'étais adossé, et la pente que j'avais gravie quelques heures plus tôt. Je reconnus également la dite masse, qui se trouvait être une épaisse et lisse chevelure brune, entourée d'une large écharpe verte ou bleue. Le visage fermé et lisse d'Agathe ne cillait pas, ses paupières closes m'empêchaient d'admirer ses yeux —que je n'aurais pas pu voir même s'ils étaient ouverts—, sa poitrine se soulevait en faisant bouger son épais manteau, et mon cœur se cala sur ce rythme apaisant. Je détournai les yeux, gêné, en remarquant ce que je fixai inconsciemment. Malgré la chaleur qui se propageait dans mes joues et mes oreilles, preuves de mon sentiment de culpabilité, tout mon corps s'était empli d'une sérénité que je ne me connaissais pas. C'était agréable, le contact d'une autre personne, en fait.

Mes yeux revinrent d'eux-mêmes sur le visage d'Agathe qui ne bougeait toujours pas. Je l'appelai : seule la nuit me répondit en faisant siffler un vent frais à travers les branches nues. Je frissonnai et prononçai à nouveau le prénom de mon Éphémère, puis remuai doucement mon épaule pour la secouer un peu. Ses cheveux bruns et courts —je n'en revenais toujours pas— caressaient mon visage et mon cou, et laissaient une douce odeur de noix-de-coco s'imprégner en moi. Les mèches qui s'étaient glissées sur ma peau créèrent un doux et lent frisson le long de mon dos, et ils me firent frissonner bien plus que cette nuit ne le pourrait jamais.

Après plusieurs tentatives, et voyant qu'Agathe ne répondait pas, je m'accordais enfin le droit de profiter simplement du moment. Je ne méritais pas ce temps de répit, certes, mais qu'est-ce que j'en avais à foutre qu'on me le reproche ? Alors, dans un geste incertain et timide, comme si j'étais sur le point de commettre un crime, je posai ma joue encore brûlante contre le crâne chaud d'Agathe, avant de fermer les yeux. Nos corps étaient collés, je sentais son épais manteau contre le mien et son écharpe en laine caresser mon cou. Je l'avais dit à Mélanie, je devais profiter d'Agathe tant que je le pouvais encore, car une Ephémère, aussi immortelle soit-elle, ne sera jamais qu'une nomade. Ma Dame était une survivante, et quelle que soit la raison qu'elle trouverait, je serais un danger intemporel et brûlant pour elle.

Je ne savais combien de temps était passé, mais lorsque j'ouvris les yeux pour la seconde fois, les nuages s'étaient dissipés : on voyait les étoiles. La lune restait toutefois invisible, cachée quelque part entre nous et le soleil. Agathe était toujours contre moi, et moi contre elle, comme lorsque petits nous nous asseyions côte à côte sur le banc du préau.

Je m'écartai juste assez d'elle pour découvrir son visage éveillé fixer le sol devant nos pieds. Je relevai le regard, happé par les appels brusques et incessants des astres qui se réjouissaient de pouvoir être enfin contemplés. Je découvris à travers les branches nues du saule les étoiles nappées de leur habit céleste, et s'exposant sans pudeur dans le musée de l'Univers. Nous avions beau être du côté des champs, les lumières de la ville gâchaient le véritable spectacle qui se jouait indécelable, au-dessus de nous.

Nous avions commencé une séquence sur l'Univers en SVT, et jamais je n'avais été si attentif lors d'un cours. L'idée de prendre mon stylo et d'écrire ou dessiner quelque pensée que ce soit ne m'avait même pas traverser l'esprit. J'avais alors appris que chaque étoile possédait son propre système, composé de planètes telluriques ou gazeuses (souvent gazeuses), de comètes et autres astéroïdes en pleine traversée spatiale et (in)temporelle. Des systèmes d'étoiles remplis de corps interagissant sans bruit dans un vide qui n'était qu'illusion. Et ces systèmes d'étoiles, dont nous faisions maigrement partie, n'étaient qu'une goutte d'eau dans le vaste fleuve nommé Galaxie, fleuve qu'il fallait multiplier par quelques centaines de milliards pour enfin découvrir la grandeur pourtant incomplète d'un Univers en constante expansion. Agathe ne valait peut-être pas un Univers, une galaxie, ni même la plus petite des comètes à vos yeux, mais dans mes yeux à moi, c'était le seul système d'étoile qui existait. Ma Dame ne pouvait être représentée autrement que par un de ces corps céleste immense, irradiant l'espace et le temps par sa brillance, faisant pâlir les autres étoiles devant sa beauté. Mais Agathe avait beau m'apparaître mille fois plus lumineuse que le soleil, sa vie ne se résumait que par les desseins abstraits des fonds océaniques, sombres et inconnus, invisibles à tous mais mortels pour le fou qui tenterait de s'y enfoncer. Le système solaire n'avait donc rien à envier à mon système Éphémère, pourtant j'aurais quitté toutes les planètes Terre de l'Univers pour rejoindre le monde d'Agathe. Cette fille qui n'en avait peut-être rien à foutre de moi (tout mais pas ça), se reflétait au-dessus de moi, dans chacune des lumières qui brûlait dans l'ombre d'un désir incandescent de vivre jusqu'au bout.

Nous avions également appris, lors de notre séance, que lorsque les étoiles les plus massives s'éteignaient, elles mourraient dans une explosion inévitable, surpuissante de force et de brillance : la super nova. Les noyaux devenaient alors tellement denses que la gravitation les faisaient dévorer tout corps présent aux alentours, y compris la lumière, aussi forte soit-elle. Le trou noir naissait alors et les tréfonds océaniques semblaient avoir trouvé leur place aux côté des astres.

– Pourquoi tu fixes le ciel ? demanda Agathe en remuant contre moi.

Je baissai les yeux et me tournai de quelques centimètres vers elle ; son visage bien trop proche du mien attendait ma réponse, mais je pouvais enfin admirer ses yeux éclairés par les étoiles et rien n'aurait pu m'en détourner. Je quittai ma réalité pour une nouvelle terre uniquement composée d'une eau clair, Petit Prince de la nuit voguant d'un monde à l'autre, à la différence que le mien ne me manquait pas.

– Les étoiles me font penser à toi, murmurai-je en reprenant conscience.

Bon sang, pourquoi avais-je dis cela ? Je n'avais vraiment pas envie qu'Agathe se moque de moi et des mes pensées trop aléatoires et... poétiques ? Quoiqu'elles avaient tout de même un dénominateur commun qui ne lâchait jamais mon esprit, et apparaissait même quelques fois en plein cours de français.

J'attendais à reculons les moqueries d'Agathe —même si l'idée de l'entendre rire gonflait mon cœur—, pourtant sa bouche resta de marbre, tandis que ses yeux se plissèrent dans un mouvement presqu'agacé. Le vent se vanta à nouveau dans une véhémence vénielle, vagissant comme un vaurien vétilleux venant à la vie, sans doute dans une tentative veine de soulever une vimaire. Mais malgré le froid qui pénétra nos manteaux et fit danser les branches tristes du saule pleureur, nous ne bougeâmes pas.

– Ne redis plus ça, ordonna Agathe en me fixant dans le blanc des yeux.

Le réflexe de les baisser me prit à la gorge mais je luttai contre ma peur continuelle des autres : mon cœur n'avait aucune envie de détourner le regard. À ce moment-là je voulais juste comprendre une Ephémère.

– Je n'aime pas les étoiles, m'expliqua-t-elle après que je lui demande, c'est trop aléatoire. Une nuit on les découvre et le lendemain elles disparaissent : la lune est trop brillante, ou bien il y a des nuages, on n'est jamais sûr de rien.

– C'est stupide de rejeter les étoiles alors que tes arguments ne les incriminent en rien, les défendis-je en leur jetant un rapide coup d'œil.

– Mais tu crois qu'elles font quoi que se soit pour être vue malgré ces «arguments» que j'utilise ? Elles sont comme des gamines à la renommée naissante, elles se laissent porter par le courant sans faire aucun effort et on les idolâtre, finit Agathe, la voix amère, resserrant contre elle son blouson et s'écartant un peu de moi au passage.

L'impression étrange que nous ne parlions plus des étoiles naquit dans mes pensées et se mit à germer lorsque je me rappelai d'un de nos échanges passé :

– T'es en train de parler de ton père, c'est ça ?

Agathe ne réagit pas immédiatement : son regard fixé droit devant elle était empli de ce désespoir si familier que je reconnaissais dans mon miroir et dans les yeux de mon père. Je levai à nouveau mes pupilles vers le ciel et découvris le dégradé qui commençait à apparaître en face de nous. Les quelques nuages restant venaient de dévoiler la lune presque inexistante, installée dans l'espace telle une femme enceinte dans le plus confortable des fauteuils. Le ciel exposa alors égoïstement ses teintes, débutant par un bleu plus ou moins pâle qui se finit dans un orangé de roses. Le spectacle était divin malgré l'absence du protagoniste, retardataire émérite mais indispensable.

– Promets-moi de ne jamais me laisser, quémanda Agathe en admirant près de moi l'aube se lever.

Quelques répliques ironiques m'apparurent subitement mais je me tus, ce n'était pas le moment.

À cet instant-là, j'avais quitté des yeux le splendide tableau pastel qui s'éveillait devant moi, pour me reporter sur une œuvre déchirée et maussade, pourtant plus belle encore. Cette nuit-là, j'avais affirmé à Agathe, avec une conviction brûlante que jamais je ne pourrais l'abandonner comme elle l'avait déjà vécu, que quelle que soit la future Agathe, le futur moi serait là pour elle. Ce jour-là, j'avais menti à Agathe avec une honnêteté dérisoire.

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