3 Mars
« Retourner dans le passé n'est pas une solution :
le choix est l'Univers ou rien »
Herbert George Wells
3 Mars 2018
Cela faisait environ quatre mois qu'Agathe partageait à nouveau mon quotidien, et ma vie semblait reprendre des couleurs de jour en jour. La nouvelle année s'annonçait pleine de rire et de joie partagée ; je l'espérais tout du moins. Même en étant un théo-sceptique (terme de mon invention), j'aurais pu prier pour qu'elle le soit.
Ma mère devait désormais rester à l'hôpital à temps pleins, voilà sans doute pourquoi je parlais de prier. La tumeur ne cessait de gagner en intensité, et les premières conséquences s'étaient déjà fait ressentir. Son bras droit était partiellement paralysé.
Nous ne parlions jamais de cela avec mon père, mais je savais très bien ce que signifiait une tumeur maligne en stade avancé. Je l'avais entendu prononcer ces termes avec Anne-Sophie, avant qu'elle ne se mette à pleurer.
Bientôt, je n'aurais plus de mère. Et mon cœur se serrait si fort lorsque cette pensée me venait, que régulièrement j'arrêtais simplement de songer à ma mère. Ne plus pouvoir l'imaginer autrement qu'avec des perfusions planter dans la chair, et un foulard sur la tête pour cacher son crâne désormais chauve me faisait pleurer presque tous les soirs. J'avais mal, mais je devais être fort.
C'était donc pour ma mère que je voulais rire et retrouver un semblant de bonheur : afin que les quelques moments que nous passerions encore ensembles fussent les plus beaux possibles. Afin qu'elle sache que je l'aimais, et qu'une fois là-haut –ou peu importe–, elle puisse s'en aller en paix.
Mon père aussi semblait faire des efforts, puisque depuis Janvier, il ne touchait plus à l'alcool. Après qu'Anne-Sophie lui eu passé un sacré savon, il nous promit de passer tout son temps à chercher un emploi. Et se fut après de nombreuses négociations que lui, ainsi qu'une vingtaine d'autres ex-collègues chômeurs, eurent retrouvé leur poste à la SNCF ; cette décision inespérée amena à la maison un deuxième salaire, devenu clairement indispensable. L'absence de mon père à la maison ne se fit presque pas ressentir ; il passait déjà ses journées seul dans sa chambre après l'admission de ma mère, sa présence n'était qu'optionnelle à vrai dire.
Les choses semblaient donc s'arranger –hormis pour ma mère, malheureusement– ; y compris dans mes relations sociales.
Je n'avais désormais plus de gêne à rire avec Fatima, et même Raphaëlle, parfois. La jeune algérienne était venue plusieurs fois chez moi, avec mon accord, et j'appréciais sa compagnie ainsi que sa bonne humeur contagieuse. Le fait qu'Antoine et Philippe ne m'adressaient plus la parole –et réciproquement– ne me dérangeait pas autant que j'aurais pu le croire.
Fatima n'était pas la seule personne avec qui ma relation avait évolué.
Agathe et moi étions désormais plus proches que nous ne l'avions jamais été ; les nuits d'hiver étant trop froides pour nous retrouver au parc, c'était en journée que nous partagions nos moments perdus. Certes, ils étaient moins discrets et nous étions vus de tous, mais qu'importait puisque nous pouvions nous voir ?
À seize ans, et ayant quitté le lycée, mon Éphémère travaillait dans un petit café près de l'échoppe d'Anne-Sophie. Je passais la voir chaque soir après les cours, et nous discutions plus longtemps que jamais je n'aurais pu l'espérer. Son visage si triste depuis son retour semblait s'égayer, tout comme il illuminait le mien ; les grands yeux bleus d'Agathe se teintaient d'une expression nouvelle, comme un regain de vie inattendu, perdu dans cet océan si longtemps délaissé.
La voir ne pouvait plus être une option, mon cœur en pâtissait à chaque au revoir, effrayé qu'elle ne disparaisse comme le prédestine sa condition d'Éphémère. Pourtant elle était toujours là, chaque jour, elle était derrière la vitrine du café à servir les gens, munit d'un faible sourire révélant à peine sa fossette gauche, près de ses lèvres, et d'un tablier blanc attaché à sa taille.
À plusieurs reprises, l'envie brutale de la serrer contre moi m'était venue. Ce désir compulsif, primaire, incontrôlable et pourtant sans cesse réprimé.
Rien ne semblait pourtant différent lorsque ces brûlants élants me prenaient : Agathe n'était pas plus jolie qu'un autre jour ; ses paroles ne se démarquaient pas dans des frasques d'intelligence ; ce n'était pas non plus la conséquence de son rire franc et cristallin, puisque ce dernier représentait l'opposé de ces qualificatifs. Plutôt comme un soupir discret, presque honteux.
Le rire Agathe sortait du commun, c'était un fait ; peu importe la circonstance, jamais il ne changeait. À la réflexion, il m'inspirait une brise fraîche en plein été, gênée de s'imposer dans un univers qui n'était pas le sien. Un univers qui n'était pas le sien... Ma Dame possédait son propre univers : un lieu unique et inaccessible, intemporel, inexorable.
Le défi que représentait ce monde, ainsi que son unique habitante et reine, me retournait l'âme et le cœur avec plus de puissance que n'en mettait le Soleil à nous attirer. Et la frivolité agaçante qui se reflétait dans les yeux d'Agathe n'arrangeait rien ; elle ne comprenait même pas que la gravité qu'elle exerçait sur moi ferait pâlir l'étoile géante la plus massive de l'univers.
À force de comparer Agathe aux astres et autres objets célestes, j'avais fini par me renseigner sur l'astronomie. Je m'étais vite rendu compte que le domaine renvoyait plutôt vers l'astrophysique : branche d'une recherche rêveuse et sans avenir concret, avais-je lu. Fort heureusement, ce commentaire péjoratif semblait être minoritaire face à l'acharnement que mettaient certains à valoriser cette profession.
Au cours de mes investigations, j'avais découvert ce que l'on appelle la matière noire. Il s'agissait d'une chose invisible, sans aucune interaction avec la matière visible, mais indispensable. En effet, ces particules invisibles semblaient apporter une masse gigantesque aux objets célestes ; sans quoi l'univers ne serait qu'un maelström impossible, trop faible pour survivre sans cette force.
La matière noire composait environ vingt-cinq pour cent de notre univers ; sachant que la matière visible (galaxies, gaz, etc.) vaut environ cinq pour cent de ce même espace, on ne pouvait qu'imaginer son ampleur.
Tout ceci pour mener à la réflexion suivante, troublante de par sa véracité : mon univers, vide de sens et de pensée, se voyait chambouler sans cesse par Agathe. Elle incarnait ma propre matière noire ; un condensé à la forme humaine ; celle qui me donnait la gravité nécessaire pour rester sur Terre, et pourtant celle qui, même invisible, me faisait rêver des étoiles.
Mais je ne voulais pas qu'elle disparaisse, qu'elle ne s'évapore à nouveau pour me laisser vide. Je ferais tout pour la garder près de moi ; quoi qu'il m'en coûte, je la rendrais heureuse.
— Je crois qu'on appelle ça la fixation.
Fatima roula sur le ventre puis saisit son téléphone posé à quelques centimètres d'elle, sur mon lit. Elle tapa quelques instants dessus, avant d'énoncer à voix haute :
— « Persistance d'un attachement à une personne ou à une situation liée au passé et disparue, entraînant des satisfactions narcissiques régressives. » Ç'a un rapport avec ta libido apparemment, annonça-t-elle l'air sérieux.
Je lui lançai un regard las, même si l'envie de rire me restait en travers de la gorge. Je dus pourtant garder un visage impassible pour lui montrer que j'étais sérieux.
— Ça n'a rien de sexuel, et d'où tu connais ça ? rétorquai-je en lui lançant un de mes jeans qui traînait sur mon bureau. Je savais que je n'aurais pas dû te parler d'Agathe.
— D'accord, d'accord ; je suis désolée. Promis. Mais avoue que tu me balances cette histoire d'éphémère et de matière noire comme ça, sans préambule, il y a de quoi être perplexe, se justifia l'algérienne en repoussant mon pantalon, la mine faussement dégoûtée.
— Tu me harcèles depuis plusieurs semaines pour savoir où je vais après le lycée : tu as une réponse. Mais si c'est pour te moquer de moi, ou même d'elle, n'en parlons pas, soufflai-je en détournant les yeux.
Mon cœur battait fort après ce moment de révélations. L'anxiété ne me quittait pas, et à vrai dire, je m'inquiétais vraiment de la réaction de Fatima. M'ouvrir comme je venais de le faire n'était pas dans mes habitudes, encore moins comme un divertissement. Que devrais-je faire si Fatima venait à rire de moi, maintenant ? Que ressentirais-je, si elle me traitait de fou, de psychopathe, avant de s'en aller ? Si je lui faisais peur ?...
— Tu as vraiment si peu confiance en moi ? entendis-je doucement.
Je relevai lentement mes yeux que j'avais baissés par crainte, et observai Fatima qui me souriait gentiment. Ses yeux marrons, presque noirs, ainsi que sa bouche, m'effrayaient de par leur manque de réaction ; pourtant à l'inverse, elle ne semblait pas me craindre. Un élan de soulagement me prit, mais rien n'était encore joué : Fatima faisait preuve d'une volatilité incroyable, son humeur ne dépendait de rien de connu ; il était impossible de prévoir ses réactions.
Lorsqu'elle se mit à rire, mon corps se glaça avant de subitement se détendre, tout en gardant cet agacement qui accompagnait souvent sa présence. La scène m'était évidemment familière, puisque quelques mois plus tôt, Fatima se trouvait déjà sur mon lit, à rire de moi comme une enfant puérile.
— Si tu voyais ta tête, c'est hilarant, me nargua-t-elle. (L'algérienne sembla remarquer mon expression puisqu'elle se ressaisit.) Excuse-moi. Hum, toussa-t-elle en reprenant ses esprits. Donc, tu aimes cette Agathe ?
La question me prit de court, si bien que j'en glissai de ma chaise. Je gémis bientôt de douleur, massai le bas de mon dos, chaud et sans doute rouge à cause du choc. Mon amie, après s'être moquée –c'était devenu une triste habitude entre nous– m'observa me relever, et attendit patiemment que je lui réponde. Mais je ne voulais pas répondre à cette question. La réponse était bien trop cruelle.
— Non, commençai-je trop rapidement, peut-être, enchainai-je, sûrement. Mais bien sûr que non ! me ressaisis-je avant de conclure en soufflant doucement, c'est compliqué.
Le malaise dans la pièce n'avait pas l'air d'affecter Fatima puisqu'elle se contenta de m'écouter me perdre dans d'inutiles tentatives d'une réponse correcte. Il n'y avait aucune bonne réponse à cette question ; pas avec Agathe.
— Est-ce que tu es amoureux, Adam ?
La voix de mon amie, devenue si douce que mon cœur se brisa, résonna dans ma chambre avant qu'un long silence n'y prenne place.
Mon rythme cardiaque était bien trop rapide pour que cela ne soit sain ; ma poitrine ainsi que ma gorge me serraient et je sentais des picotements le long de mes mains moites. Fatima n'innovait pas : cette question m'était familière ; et dérangeante aussi, indiscrète, stupide, simple, tragique. Pourtant, c'était bien la réponse qui me causerait le plus d'ennuis.
— J'ai besoin de ton aide, Fatima, murmurai-je, dévoilant ma pire faiblesse.
Mon amie ne m'avait alors jamais paru plus heureuse qu'à ce moment-là. Mais son sourire étincelant ne put éclairer les ténèbres qui s'emparaient de mon âme au fil des secondes.
Ce n'était pas l'amour qui vous gardait en vie, qui vous permettait de lutter contre le chômage, ou une tumeur ; et cela, les survivants le savaient parfaitement. Agathe était une survivante.
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