3 Avril 2/2




« Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. »

Antoine Lavoisier

3 Avril 2018

J'ai l'impression d'être né une deuxième fois. C'est étrange de se voir naître, de s'en souvenir, de pouvoir observer le monde avec un nouveau point de vu. C'est comme si autrefois je vivais dans le passé, et qu'à cet instant précis, je savoure enfin chaque seconde. Je comprends désormais le « je suis », et non « j'étais ».
          J'ouvre les yeux et les couleurs éclatent, loin du monde noir et blanc que je me dépeignais. Comment peut-on naître deux fois ? On ne connait qu'un seul début : il y a un commencement à l'Homme, à la vie, à l'Univers, mais pas deux, jamais. C'est le propre de toute chose, naître pour mourir, et mourir pour renaître différemment, sans être vraiment soi-même. Les étoiles les plus massives se condensent jusqu'à exploser et forment alors un trou noir par exemple. Mais le temps n'est pas une donnée propre lui, c'est outil, un outil relatif qui plus est. Je suis né autrefois, pourquoi ne pas naître également aujourd'hui si le temps ne s'y oppose pas ? Plus l'on s'approche de ce fameux trou noir, et plus le temps est étiré, distendu, et deux réalités coexistent au même moment, à deux endroits différents. Alors si le temps n'est pas une valeur sûre, comment affirmer que la naissance n'a lieu qu'au début ? Comment pouvons-nous même parler de début ?

Raphaëlle m'écoute attentivement, pourtant je décèle sur son visage l'incompréhension à laquelle je m'attendais.

— Attends une minute. T'es en train de me dire que tu sais pas pourquoi, mais tu viens de me déballer le truc le plus personnel de ta vie sans le vouloir, ça t'a fait renaître dans le présent et maintenant t'as une illumination divine sur le commencement, le temps et tout le reste ?

J'observe rieur les yeux marrons de mon amie : elle est perdue, mais moi aussi je tente encore de comprendre ce que je raconte, ce que je pense et, plus que tout, ce que je ressens.

— Ça n'a rien de divin, c'est... Ce n'est pas volontaire. Je ne sais pas pourquoi ou comment c'est arrivé, mais le fait est que tout me semble plus clair désormais.

— Putain de merde, alors c'est à ça que ressemblent les mecs dans les sectes ! Fais gaffe, si tu continues bientôt tu seras la pute d'un trou noir ! T'as l'air tellement à fond...

Je grimace à ces paroles, tant pour la métaphore que pour les grossièretés, tandis que Rapha se tape littéralement les jambes de rire. Assise en tailleur sur mon lit, elle n'en peut plus de son propre humour, que je trouve personnellement assez douteux.

— Si on suit ton raisonnement, mon... Mon « déclic » vient de la confession que je t'ai faite, alors si je dois être la gourgandine de quelqu'un...

— Tu me tues ! Mais d'où tu sors ton vocabulaire, mec ? s'esclaffe mon amie en jetant sa tête en arrière.

— Tu sais... Même si tu te moques de moi, tu as l'air de... Hum... De bien prendre tout ce que je viens de t'avouer. Ce n'est même pas clair dans ma tête, alors je n'imagine pas pour toi, mais tes yeux... Tes yeux n'ont pas changé.

J'ai du mal à la regarder en face. Raphaëlle me toise, mais pas comme le font ces autres pique-assiettes ; j'ai l'impression d'être le même face à elle : mon regard sur le monde a changé, le sien sur moi est intact.

— T'en fais pas pour ça, je m'y connais niveau situation familiale de merde. J'ai pas l'intention de te prendre la tête avec tes délires de relativité des gourgandines dans les trous noirs là.

Le silence plane dans le petite chambre ; je l'invite à poursuivre. Pas sur les gourgandines, non, mais sur ce qu'elle semble éviter. Je vois qu'elle hésite, mais après mes déclarations rien ne semblera plus fou entre les murs humides qui nous entourent. La lumière du jour décline, le temps passe sans que nous cherchions à le comprendre ou le rattraper, ses variations importent peu : nous sommes là, assis sur mon lit, percevant à peine Anne-Sophie chanter du Queen dans la cuisine en bas. Nous sommes livrés l'un à l'autre. Nous sommes vrais.

— Ma mère est handicapée. Pas comme la tienne ; enfin, je veux dire, ce n'est pas... physique. Tu sais, les gens qu'on traite d'attardés ou de débiles mentaux ? C'est ma mère. Elle s'appelle Bianca. D'après mes grands-parents ça a toujours été comme ça, un truc a merdé à la naissance ou pendant la grossesse, on sait pas trop. Les médecins pensent que c'est parce qu'ils l'ont eu vachement tard : tu connais la ménopause ? Bah ma grand-mère l'a envoyée se rhabiller ! De toute façon, qui se soucie de savoir comment c'est arrivé ? C'est là, c'est tout.
« Quand elle avait seize ou dix-sept ans, ma mère prenait des cours particuliers de piano : la musique l'aide à se calmer, progresse Raphaëlle avec un léger sourire, les yeux perdus dans ses propres paroles. Son prof était un vieil ami de mon grand-père, ils avaient fait leur service militaire ensemble pendant la Guerre d'Algérie. Imagine leur surprise lorsqu'un jour, mes grands-parents l'on découvert en train d'abuser de ma mère dans leur propre salon ! s'esclaffe mon amie, et je devine derrière ce rire amère la douleur qui l'accable à cet instant. Ce connard se pavanait sous ses airs d'intellectuel, et il profitait de femmes impuissantes sans aucun scrupule !
« Mes grands-parents sont cathos, la vieille école tu vois ? Ils ont pas voulu que l'affaire s'ébruite, alors ils n'ont pas porté plainte. Quand ils ont su que ma mère était enceinte, c'était déjà trop tard pour avorter, et de toute façon leur dieu le leur interdisait. J'ai débarqué dans leur vie comme symbole de leur crédulité, y'a quinze ans, preuve que leur fille handicapée mentale s'était fait violer par un homme en qui ils avaient confiance. C'est sympa à Noël, les réunions de famille.
« Aujourd'hui, ma mère est dans un centre spécialisé. Je suis en famille d'accueille, avec trois ou quatre autres gosses qui ont des parents de merde : j'arrive jamais à retenir leurs noms, ni même combien ils sont. Et puis ils gueulent trop fort. Mes... « parents d'accueil » sont pas méchants, mais disons que c'est pas par altruisme qu'ils nous hébergent. Au moins ils me foutent la paix. Donc ouais... Je vais pas te dire que je comprends, c'est pas vrai, mais j'imagine bien ce que c'est de ne pas avoir de mère.


4 Avril 2018

Raphaëlle ronfle. Voilà un constat que j'aurais préféré ne jamais faire tant le vacarme est intenable. Il y a trois chambres dans cette chaumière, mais l'une d'elle sert de débarra, et pas question de dormir dans les vieux fauteuils du salon : alors nous avons installé un matelas dans ma chambre, afin de ne pas déranger Anne-Sophie lors de ses grasses matinées. Le silence que nous avons partagé après le récit de mon amie semble bien loin désormais. J'ai tout d'abord eu peur de ma réaction, que ce soit mon regard sur elle qui change, mais lorsque nos yeux se sont rencontrés, j'ai compris à son sourire qu'il n'en était rien. Nous nous devinions sans parler, sans rien évoquer de plus que les paroles que redoutent les gens ordinaires. Les sentiments crus, les faiblesses à l'état pur. Jamais je ne me serais douté de son histoire. Raphaëlle est toujours si grande, si robuste, taillée dans la roche, un véritable tronc d'arbre indéfectible. Lorsque j'ai vu son sourire après son récit, j'ai compris pourquoi elle et Fatima étaient si amies. Ells font parti de ces personnes que la peine peut ébranler, mais pas vaincre. L'empathie les étreint, mais ne les submerge pas dans une pitié repoussante et abjecte.

Nous ne connaissons pas les gens. Nous percevons leur éclat à travers le trou d'une serrure, tout juste assez éclairé pour que nous captions ce qui nous plaît, ou nous déplaît. Ainsi, c'est chose aisée que de se construire une opinion : nous prenons des idées, des paroles, des images par bribes, puis nous les assemblons pour former le portrait qui nous convient. Combien de temps me suis-je cru supérieur à tout cela ? Supérieur à tous ces gens ayant besoin de ce jugement permanent ? Combien de temps pouvais-je encore continuer à ignorer mon propre jugement ? Mes pensées se portent brièvement vers Mélanie, et je me dis que le dégoût que je lui voue ne résulte que d'une erreur d'enfance, un bonheur maltraité. Tout ce que je semble moi-même propager.

La seule chose pouvant éclairer cette lumière mutilée, c'est un prisme. Newton l'avait compris, peut-être pas à la même échelle, mais le principe reste le même. Portez votre prisme jusqu'à la lumière d'un individu, et celui-ci se dévoilera sincèrement comme le fait l'arc-en-ciel. Le prisme de Raphaëlle m'a laissé approcher ses blessures, ses larmes qui hantaient ses yeux alors qu'elle m'offrait ses faiblesses. Mais ce prisme a un prix : la confiance, l'amitié, l'amour. La peur parfois. Ce soir, Raphaëlle et moi avons mêlé nos deux prismes : au nom de nos souffrances, au nom de nos fantômes, mais également pour grandir, avancer, devenir. Nos prismes doivent être partagés, l'humanité réside en cela : comment pourrions-nous vivre autrement ?

Je pense alors à Agathe. Son visage allongé, ses cheveux courts, ses yeux de glace. Je pense à ma Dame. Je revois ses nattes lorsque nous avions six ans, dans la cour de récréation. Je pense à mon Éphémère.
          Je pense à Agathe, et je me dis que Raphaëlle a fait un travail d'orfèvre pour me faire renaître. Elle, une divinité ou une quelconque force céleste, peu importe. Mes yeux sont grands ouverts sur la nuit et sur le monde. La pièce est noire, il n'y a ni Lune ni lampadaire au dehors. Les voitures dorment, les étoiles aussi.
          Je pense à Agathe, et je me dis que ma renaissance ne peut être que pour elle, car plus ses pupilles me fixent à travers ma pensée, et plus la vérité s'insuffle sur son visage translucide.
          Je pense à Agathe : ma pauvre Agathe, qui jamais n'offrira ni n'acceptera aucun prisme. Elle est au-dessus de cette humanité qui nous lie, et son propre silence depuis une semaine m'offre la plus grande des consécrations. Car aussi froide puisse-t-elle être, Agathe n'en reste que plus désespérément seule.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top