3 Avril 1/2


« C'est dans le feu que le fer se trempe et devient acier. C'est dans la douleur que l'homme trouve la révélation de sa force. »

Henri Conscience

3 Avril 2018

          J'avais d'abord cru à un poisson d'avril quelque peu précoce lorsque mes deux amies m'eurent affirmé qu'elles souhaitaient m'accompagner en Bretagne. Anne-Sophie, un peu trop férue de films d'action aux discours bancals, m'avait asséné un regard froid et menaçant, chuchotant d'une voix rauque la tirade la plus stupide qu'elle n'eut dit depuis longtemps – et il s'agissait d'Anne-Sophie – :

          — OK pour ramener les deux gazelles, gamin, mais si tu les touches, je mets ta tête sur une pique à la Game of Thrones.

          Je ne prenais, à ce moment-là, rien de tout cela au sérieux – j'aurais pourtant dû, avec ces trois femmes machiavéliques qui me cernaient. La situation me faisait rire, tout au plus, et j'avais rapidement laissé ma tante pour retrouver ma chambre et préparer un sac de voyage ; il est inutile de décrire ce que je mis dedans, tant la banalité de ma valise m'accabla sans que je n'en comprenne la raison.



          Le vendredi matin, je me levai à quatre heures comme cela n'avait plus été le cas depuis longtemps. Anne-Sophie, pourtant loin d'être une grande dormeuse, ne sembla pas s'éveiller lorsque je passai devant la chambre des invités pour descendre les escaliers. Déjà habillé et bien réveillé, je pris une pomme dans la cuisine avant d'enfiler distraitement mes baskets dans le salon. Assis sur le canapé en tissu, le vide et le silence de la maison ne me dérangea pas : plus depuis les quelques mois que ma mère résidait à l'hôpital, et que mon père rentrait tard. Malgré tout la présence presque maternelle de ma tante – quoique surtout extravagante –,  semblait combler ce vide pourtant persistant.

          Je sautai par-dessus le petit portail du parc quelques secondes à peine avant que mon téléphone ne vibre. Mes sourcils se froncèrent tandis que je tâtonnai mes poches : mes doigts glacés par le froid du mois d'Avril ne mirent pas longtemps à trouver mon portable, mais il me fallut tout la patience du monde pour réussir à taper le code de déverrouillage. Je soufflai sur mes doigts rouillés par les six degrés environnants, quoique cela n'eut pour effet que la dispersion d'une buée blanchâtre.

          « Essaie d'être rentré pour huit heures, darling ;) »

          Le message d'Anne-Sophie me fit pouffer de rire comme le faisait parfois Fatima. Mon amie gardait la dangereuse habitude de discuter par messages pendant nos cours de maths, ce qui la faisait souvent rire sans pour autant qu'elle ne se fasse remarquer. Et pendant que ses bonnes notes lui laissaient une certaine autonomie de la part de notre professeur, mes quelques bavardages avec Raphaëlle nous valaient devoirs supplémentaires et heures de colle. J'avais de toute façon déjà laissé tomber l'espoir d'avoir la moyenne en mathématiques, au grand désarrois de l'algérienne qui excellait dans cette matière, comme dans tant d'autres.

          Je finis par ranger mon téléphone sans même répondre à ma tante et laissai mes mains désespérément froides dans les poches de mon sweat. La tête levée vers le ciel nu et pourtant plein, seule source de lumière dans le parc dénué de lampadaire.

Cela faisait quelques mois déjà que mes promenades nocturnes se dissipaient au profit de la chaleur habituelle de ma chambre. Et puis, mes parents s'inquiétaient toujours de me savoir parti de nombreuses fois, en pleine nuit et sans surveillance, à leur insu ; je ne tenais pas à les faire paniquer de nouveau – et disons également que le torrent de reproches et de punitions qui s'était abattu sur moi me convainquit à diminuer mes sorties. Si je devais être honnête, je balayerais ces excuses faciles et frivoles, et j'admettrais que le besoin d'osmose que je ressentais lors de mes rencontres célestes s'était tout simplement envolé pour des retrouvailles désespérées et éphémères. À quoi bon réclamer le ciel lorsque la plus brillante des étoiles scintille si ardemment pour vous ?

Mais Agathe m'ignorait. Depuis le rendez-vous du restaurant, mes messages n'obtenaient que la froide approbation du silence ; je me prenais de sacrés vents, comme l'aurait suggéré Fatima. Mon cœur se froissa alors que mon souffle laissa s'échapper une légère buée, comme si mon âme elle-même me délaissait alors que j'ignorais l'erreur que j'avais pu commettre. Le regard glacé de ma Dame se reflétait dans mon esprit, et je n'avais pu ignorer le reflet de mes propres pensées face à ses iris bleutées : froides et calculatrices, comme le joueur d'échecs portant le coup fatal à l'aide de sa dame. Tout se mélangeait, cette appellation que j'attribuais à Agathe – ma douce Éphémère –, se confondait de tout son être avec le visage qu'elle me donnait aujourd'hui, comme si mon subconscient se délectait de cette issue pourtant inévitable.

Le ciel brillant et majestueux ne m'aida pas un seul instant. Son sublime jamais ne parut plus éclatant, et les milliers de perles si convoitées me chuchotaient une mélodie qui transcendait le temps et l'espace pour m'étreindre ; et pourtant rien ne m'atteignait : ce ne fut pas la lumière de cette nuit douce et calme, ou encore le songe des étoiles rêveuses, ni même les caresses des branches à demi-nues du saule pleureur sous lequel je m'assis enfin. Le vide qui m'étreignait s'étendait bien au-delà des candides effluves que l'atmosphère paisible dégageait. Ce sentiment inlassable persistait autant que les pensées qui l'accompagnaient ; il me sembla alors un instant que l'espoir que m'insufflait mon Éphémère jusque-là ne fut que poudre aux yeux, un mensonge que seul je prônais comme vérité universelle. Je repliai un peu mes jambes vers mon torse, mon dos collé au tronc de mon arbre. Quel triste constat pour une si belle nuit.


          La longère antique s'imposait dans le paysage comme le Soleil s'octroyait le ciel. La route avait été longue, les filles insupportables, et la boue qui nous attendait en descendant de la voiture n'arrangeait rien. J'étais éreinté, mais heureux de redécouvrir cette bâtisse. Quelques souvenirs prirent place face à moi, seuls témoins de ces temps paisibles, avant les moqueries, la maladie, le chômage. Avant la vraie vie.

          Une fois nos affaires installées et la cheminée allumée, nous nous posâmes enfin dans les fauteuils moelleux du salon aux teintes beiges. Raphaëlle se tourna vers moi tout en attachant ses cheveux blonds dans une queue de cheval minuscule et me fixa avec une moue suspecte.

          — Je te préviens, tu n'as pas intérêt à croire que c'est parce qu'on sera seuls tous les deux dans la même chambre qu'il va se passer un truc, pigé ?

          — Je sais, soufflai-je comme je le faisais chaque fois qu'elle me répétait cet avertissement depuis le début du voyage. Écoute, ce n'est quand même pas de ma faute si les parents de Fatima lui ont interdit de sortir. Tu m'attires pas de toute façon.

          — P'tit con.

          Son rire bruyant finit par m'arracher un sourire alors qu'Anne-Sophie revint de la cuisine en s'essuyant les mains avec un torchon déchiré. La maison n'était pas immense, le salon reliait la cuisine par une ouverture dans le mur de pierres, je pouvais observer le vieux meuble à vaisselle de là où j'étais.

          — Bon les gosses, s'écria ma tante, j'ai accroché sur le frigo les règles à suivre pour une bonne cohabitation. Darling, si tu en enfreins une seule, je te jure que ta vie sociale se résumera bientôt au Chat. Raphaëlle, fais comme chez toi ma puce.

          Je m'enfonçai un peu plus dans mon fauteuil en levant les yeux au plafond. Pourquoi fallait-il toujours qu'elle en fasse autant ?

          — Attendez, vous avez ramené un chat ? s'affola Rapha en ramenant ses jambes vers elle. J'suis allergique, vous auriez pû me le dire avant de partir ! Et puis vous l'avez foutue où cette bestiole ? Dans le coffre ?

          — Non, dans ta valise, me moquai-je.

          La situation prêtait effectivement à rire : voir Raphaëlle, grande gueule plus qu'imposante, terrifiée par un animal tel qu'un chat (ne pensons pas à cette fichue araignée géante), la scène valait même le coup d'être filmée.

          — Ne t'inquiète pas Raphaëlle, ce n'est pas un chat, reprit ma tante en s'approchant. Les félins, c'est vraiment dégueulasse comme bestiole ! Non, le Chat est une tarentule, il n'y a rien à craindre ne t'en fais pas.

          Le visage dépité de Rapha finit de m'achever. J'explosai de rire devant sa soudaine réaction pleine de dégoût et d'incrédulité.

          — Hé ! Lâche tout de suite ce téléphone, connard ! vociféra-t-elle en me sautant dessus.

          Ma faible stature ne put rien contre la force de cette brute : je finis écrasé sous ses fesses, remuant bras et jambes pour tenter de lui échapper tout en gardant mon téléphone hors de sa portée. Mon bras droit ne m'avait jamais paru si long, je faillis laisser tomber mon portable dans la cheminé tant je voulais m'extirper de sous Raphaëlle.

          — Tu vas voir, espèce de sale traitre blanc privilégié, tu vas finir au goulag pour m'avoir filmée !

          — Et toi... dans la fosse sc... sceptique, tentai-je d'articuler entre rire et asphyxie.

Anne-Sophie préféra filmer cette scène qu'elle qualifierait plus tard de « culte » plutôt que de sauver son unique neveu d'un étouffement imminent. Si je ne pouvais même plus compter sur ma famille, qu'allais-je bien pouvoir devenir ? Et puis c'était quoi cette insulte ? La peau de Raphaëlle apparaissait presque translucide là où la mienne pouvait au moins bronzer.


          — Loin de moi l'idée d'être indiscrète, mais qu'est-ce qu'on fout là ?

          — Si tu ne voulais pas venir tu n'avais qu'à le dire, répondis-je à Rapha tout en m'allongeant sur mon vieux lit craquant.

          — Nan mais tu vois ce que je veux dire. On rate quand même les cours pour traîner à la campagne, et en plus c'est ta tante qui nous a emmenés, y a bien une raison ? continua-t-elle en observant la petite bibliothèque accrochée au mur, au-dessus du bureau : il n'y avait plus que quelques BDs de mon enfance dessus.

          — T'aurais pu me demander ça avant qu'on parte, qu'est-ce que tu as dit à tes parents pour qu'ils acceptent de te laisser venir ?

          — T'en fais pas pour eux.

          Je me relevai sur les coudes et observai mon amie traverser la petite chambre que j'occupais lorsque nous venions ici en vacances. De nature franche et grossière, ce n'était pas dans ses habitudes d'éluder les questions, mais à bien y réfléchir, il était vrai que je ne savais quasiment rien de ses parents, ou de sa famille en général.

          — Et puis arrête d'essayer de changer de sujet ! Joue pas au con avec moi gamin : je fais quinze bons centimètres de plus que toi, je t'assomme en moins de deux, menaça Raphaëlle en s'approchant lentement du lit.

          — Oh ça je sais, j'ai déjà subi tout à l'heure...

          — Qu'est-ce que tu marmonnes comme ça ?

          Et avant que cette géante ne me saute dessus à nouveau, j'eus le temps de réclamer une trêve. À vrai dire, je n'étais pas très à l'aise à m'ouvrir de la sorte : si je répondais à sa question, combien d'autres suivraient ? À quel point devrais-je me découvrir ? Fatima était l'une des rares personnes à qui je m'accordais le droit de tout avouer, mais Raphaëlle... j'ignorais qu'elle réaction elle aurait. La pitié m'effrayait plus que toute autre chose. Anne-Sophie avait eu un rendez-vous avec ma professeure principale – qui nous enseignait l'anglais –, et l'inévitable moment d'exposer ma raison de la chute de mes notes arriva. J'eus alors droit à ce regard. Ces yeux compatissants, qui semblent dire « je comprends... », et pourtant personne ne comprenait. Fatima ne comprenait pas, Anne-Sophie non plus, et cette fichue professeure d'anglais ne pouvait rien s'imaginer ! J'avançais dans le brouillard, seul, on me tendait des mains qui ne conduisaient nul part ; on m'offrait des paroles obsolètes, en décalage avec mes sentiments. Les gens sont curieux, ils prétextent vouloir aider mais ils cherchent vos points faibles, les détails scabreux qui vous entourent, et lorsqu'ils les trouvent, les discussions vont bon train :

« Le pauvre, perdre sa mère si jeune... Ce n'était plus qu'une question de temps de toute façon.

— J'ai entendu dire que son père est alcoolique !

— Je ne sais pas comment il va finir celui-là... »

Je ne demande rien, je n'attends rien des autres, pourtant ils s'immiscent dans ma vie et l'empoisonnent, ils me regardent du haut de leur petit bonheur éphémère, comme un chien abandonné, une bête curieuse, triste. Mais leurs mots, qu'ils soient venimeux ou bienveillants, sincères ou teintés de faux, leurs mots semblent bien pâles face à ces regards insistants. On m'observe d'un nouvel œil, les détails apparaissent sous le joug de la vérité, et c'est cette analyse houleuse qui m'exècre le plus, parce qu'à travers toutes les paroles que je pourrais plaider, tous les mots pour me défendre, c'est vie mon regard qui leur avoue qu'ils ont raison.

          — Bah merde alors...

          Ma respiration est haletante. Ma poitrine est lourde des pulsions de mon cœur. Mes poings serrés me font mal et mes oreilles sifflent.

          Je viens de tout déballer.

          L'impression imminente d'un renouveau m'emplit alors que mes paupières s'ouvrent enfin. La lumière éclatante s'impose, puis les ombres apparaissent, les formes, les couleurs, et enfin Raphaëlle. Je me sens... étrange. Étrangement bien. Jamais auparavant je ne m'étais confié de la sorte, pas même à Fatima, jamais je n'avais été aussi honnête avec autrui et avec moi-même. Pourquoi maintenant ? Pourquoi, alors qu'il y a quelques minutes à peine je refusais l'idée même d'en parler ?

          — Hum, mec ça va ? Tu veux des mouchoirs ou, heu, autre chose ? s'enquit Rapha en s'approchant, sa main droite près de mon épaule. La lumière par la fenêtre derrière elle créait un contre-jour, m'offrant le visage sombre et inquiet de mon amie.

          Elle s'était assise sur le lit près de moi, mais les dernières dix minutes me semblent abstraites. Mais pourquoi me parle-t-elle de mouchoirs ?

          — Tu pleures, Adam. Et...

          Et ?

          — Et tu rigoles en même temps, je crois.

          Sa voix hésite ; c'est à ce moment-là que la mienne me parvient. La chaleur de mon rire rauque contraste avec mes larmes froides, elles glissent jusqu'à ma bouche et viennent saler le bonheur qui s'en échappe.

          — Tu veux que j'aille chercher Anne-So ? Putain, t'es pas bien là...

          Si Raphaëlle, je suis bien. Je n'ai jamais été aussi bien.

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