29 Octobre

« On parle toujours mal quand on n'a rien à dire. »

Voltaire

29 Octobre 2017

Nous étions vendredi. Toute la journée, j'avais pensé à cette soirée si incertaine. Je ne savais pourquoi, mais Agathe insistait pour que nous nous retrouvions les vendredis matins, vers six heures, pas un autre jour. Ça m'arrangeait plutôt, je me voyais mal sortir toute la semaine à six heures pour aller la retrouver. Lorsque j'avais reçu son message me l'expliquant, plus ou moins en détails –moins que plus, j'en avais littéralement sauté de joie. Réaction puérile ? Non, Agathe m'avait envoyé un premier message, ça voulait dire plus qu'on pourrait le croire pour moi. Je m'étais alors remémoré notre première discussion, sous le préau.

- Pourquoi t'es seul ?, avait-elle demandé.

- Les autres ne m'aiment pas.

Je fermai violemment mon manuel de français, ce qui me valut plusieurs regards de mes camarades. Je les ignorai en expirant mais n'arrêtai pas pour autant de froncer les sourcils : je n'aimais pas mon enfance. Depuis toujours où presque, j'avais été en surpoids. Mes parents m'aimaient ainsi, mes amis aussi –ces mêmes amis qui m'accompagnaient dans mes songes, et ça ne faisait de mal à personne : en se rappelant que je ne comptais pas en tant que personne, bien sûr. Mais tout l'amour du monde ne pouvait faire taire ces bouches vicieuses, ou faire barrière à ces yeux malsains ; la méchanceté proliférait comme les champignons —ou les chinois, d'après Anne-Sophie. Si, arrivé au collège j'avais pu traîner avec les gars, c'était sans doute dû à l'état de ma mère qui m'avait fait perdre une bonne vingtaine de kilogrammes. Qu'en savais-je après tout ? Comment être sûr que cette perte inopinée de poids venait bien de l'observation impuissante de sa lente agonie, dont la fin était probablement déjà scellée, et non pas des poireaux pas très frais de la cantine ?

Alors que je fixai Marianne et son drapeau sur la couverture du bouquin, d'un air absent, je me souvins d'un jour où Agathe m'avait demandé pourquoi j'avais l'air plus maigre. C'était étrange, car je me souvenais également que nous mangions, entre autre, des poireaux ce jour-là.

Penser à Agathe me fit appréhender à nouveau notre rencontre. Elle me manquait. Terriblement. Je la voulais près de moi si fort qu'en partant au lycée le mardi dernier, j'avais foutu mon poing gauche dans le mur rugueux de l'extérieur de ma maison, amplis de colère et m'insultant d'avoir annulé le vendredi précédent. Trois jours plus tard, j'écrivais toujours de travers.

Je ne l'avais vue qu'une fois, ç'avait été trop peu, trop court, trop intense. Mon étoile interne semblait avoir utilisé toute son énergie, et menaçait à chaque instant d'imploser pour ne créer qu'un trou noir insaisissable et immortel.

J'en avais marre d'attendre. J'en avais marre de devoir me plier à ses règles, comme-ci elle était la Dame, puissante et volubile, tandis que je n'étais que son triste Roi, incapable et faiblard, inutile en somme. Je ne pouvais pas la rattraper ; Agathe, ma Dame, mon Projet X, mon Éphémère. C'était le nom idéal pour elle, que pouvait-elle être sinon une éphémère intemporelle ? Agathe n'était pas très jolie, pas très intelligente, ni très drôle. Elle ne cuisinait pas très bien, n'était pas très sportive ou très bonne musicienne ; elle ne savait pas vraiment coudre, non plus. En revanche, elle savait disparaître. C'était comme-ci cette fille cumulait les ratés pour ne concentrer son énergie que dans un seul domaine : la fuite. Fuir comme on fuyait un pays en guerre dirigé par les Pions. Fuir comme on fuyait un amant amoureux trop dangereux devenu Fou. Fuir parce que ça devient trop compliqué, trop chiant, trop facile, trop impliqué. Fuir comme si on n'avait d'autre choix si l'on voulait survivre. Agathe n'avait jamais eu de réelle raison de fuir, mais elle n'avait pas d'autre choix, évidemment, parce qu'elle voulait survivre. Agathe était égoïste, aussi.

Mes yeux vaguèrent jusqu'au tableau où Aristote se tenait fier et droit —peut-être un peu pâle, tout de même. Le reflet du vidéo-projecteur m'empêchait de voir tous les traits de son visage, mais je les connaissais presque par coeur : nous passions quasiment un cours sur deux à parler de ce philosophe grec, illustre certes, mais presqu'aussi chiant que deux heures d'histoire. Son visage blanc devait être tourné vers moi, impassible et immobile, ses cheveux et sa barbe ondulées ne craignaient pas le vent froid qui passait par la fenêtre ouverte, et les cours médiocres de monsieur Lebeu ne pourraient sans doute jamais le faire sourire —ou grimacer. Pourquoi n'était-il pas devenu prof de sciences, dans un autre établissement de préférence ?

Je baissai la tête sur ma feuille noircie uniquement de mes pensées et saisis mon crayon 2B. Melinda, ma voisine, suivait le cours avec tant d'entrain que s'en était burlesque. Elle n'avait pas remarqué que le manuel était clos, et voilà déjà une copie double qu'elle avait remplie des jérémiades de monsieur Lebeu, mais bien sûr ce n'était pas fini. Notre professeur aux cheveux trop longs arpentait les rangs dans de grands gestes de bras, sa voix grave retentissait dans une tentative d'imiter Aristote. Ça ne marchait clairement pas, et une partie de la classe –celle qui ne dormait pas, se foutait sans gêne de lui. Mais lui aussi se foutait de nous. Sous ses airs de paumé aristophile, il savait parfaitement ce qu'il faisait et nous perdions notre temps à l'écouter débattre de métaphysique avec ses amis de la classe —ceux qui l'accompagnaient dans ses songes, sans doute. Je n'avais aucune preuve de ce que j'avançais, mais le fait était qu'un jour où je n'avais pu m'asseoir près de la porte, j'étais sorti parmi les derniers ; j'avais alors pu découvrir son visage satisfait, peut-être même supérieur, tandis qu'il souriait en nous voyant fuir cette salle 13, maudite à jamais par Aristote qui en avait sans doute fait sa résidence post-mortem. J'en étais sûr, il prenait tout le plaisir du monde à gaspiller nos heures de cours.

J'écrivais toujours lorsque je sentis quelque chose appuyer contre mon épaule droite. Je tournai doucement la tête vers ma voisine et l'observai sans comprendre : nous ne parlions jamais ensemble. Son regard semblait attendre une réaction de ma part, ses cheveux blonds encadraient son visage et faisaient ressortir ses yeux bleus toujours en attente. Ils ressemblaient à ceux d'Agathe : on se perdait dans leur couleur comme un marin dans une mer déchaînée. Jamais je n'avais regardé Melinda dans les yeux, certes, mais comment avais-je pu ne pas remarquer ces troublantes pupilles azures ? Le fantôme d'Agathe rôdait dans la classe et semblait se joindre à monsieur Lebeu qui se foutait toujours de nous. Je pouvais presque l'entendre chanter comme elle ne l'avait plus fait devant moi depuis longtemps.

Je n'arrivais plus à détacher mes yeux de ceux de Melinda, mon sang se mit à danser un rythme endiablé dans mes veines tandis que le rouge me montait au visage. Les sourcils froncés et immobiles de ma voisine créaient de petits plis sur son front et aux coins de ses yeux. Elle pinçait sa bouche sans dire un mot, son regard toujours posé sur moi avec patience. Son corps non plus ne bougeait pas, nous devions être assez comiques à regarder, dans cette position.

– T'as pas une feuille ? répéta-t-elle doucement.

Je ne réagis pas immédiatement puis baissai à nouveau la tête dans un geste rapide. Je sortis de mon sac mon trieur vert et me mis à fouiller dedans comme un forcené. Cette fille m'intimidait, ses yeux m'intimidaient. Lorsqu'aucun de nous ne parlait, mon malaise restait minime, mais à ce moment-là j'avais l'impression qu'il me submergeait tel un essaim d'abeilles enragées. Mes joues ainsi que mes oreilles me brûlaient, mon cœur se mit à battre plus fort. Mes doigts glissaient sur les feuilles, j'avais la peau moite et mes mains se mirent à trembler sans prévenir. Tête rentrée, baissée, cachée, la pensée persistante me collait à la peau. On m'observait. Cette impression désarmante que toute la classe me fixait et me jugeait me donnait la nausée.

J'avais envie de fuir. Cela faisait des années que je ne subissais plus ces élans d'agoraphobie, mais le retour d'Agathe foutait toute ma vie en l'air. Lorsqu'elle était arrivée la première fois, elle m'avait sauvé, pourtant. La Dame n'en faisait qu'à sa tête, et dans un élan soudain elle vous décapitait telle une mante religieuse.

Une feuille, ce n'est qu'une feuille, tu dois bien en avoir.., pensais-je, le rythme cardiaque en plein crescendo. Melinda attendait toujours, silencieuse, les yeux rivés sur moi sans ciller. Elle qui était une mordue du professeur, elle ne suivait même plus son cours. Ne pouvait-elle pas demander à Jammy, assis derrière nous ?

– Est-ce que ça va ? chuchota-t-elle d'une voix douce.

– O... oui. Je vais en trouver une, rétorquai-je dans un souffle rapide.

Un son strident retentit avant que je ne puisse prouver mes paroles.

J'étais honteux. Je me sentais mal et je ne voulais pour rien au monde lever la tête, ni même courir vers le couloir en balançant mes affaires dans mon sac comme à l'accoutumé. Je n'arrivais même plus à bouger les doigts. Melinda sortit après m'avoir souri, et s'enfonça alors dans l'amas d'adolescents jusqu'à disparaître de mon champ de vision. L'esprit ailleurs, je rangeai mes affaires dans un silence que moi seul percevais. Mon sac gris sur les genoux, je ne me rendis pas compte des secondes qui défilaient ou de mes mouvements mécaniques. Bientôt, je fus debout, près à partir. En me retournant pour attraper ma veste, ma pseudo-transe fut troublée par le regard de monsieur Lebeu.

Je le savais.

Je sortis de la classe en baissant les yeux et passai devant Mélanie qui me suivit bientôt.

– Eh Adam, on rentre...

Je n'entendis pas la question, ni ma réponse d'ailleurs ; je marchai d'une cadence effrénée pour enfin passer le pas de la porte. Je dévalai les escaliers et faillit trébucher en arrivant en bas, mais qu'importe, je traversai le hall et poussai enfin la lourde porte vitrée. L'air froid me frappa de plein fouet et je frissonnai vivement. Pour la première fois de la journée, je levais les yeux vers le ciel et observais les nuages gris persistants depuis une semaine.

– Tu viens ? entendis-je devant moi.

Je fus surpris d'entendre Mélanie me poser cette question. J'avançai vers elle sans la lâcher du regard, méfiant comme elle m'avait forcé à devenir.

– Tu caches pas une caméra, au moins ? demandai-je avec froideur.

Je vis son visage devenir blanc avant de prendre une teinte rouge foncée. Elle croisa les bras et baissa ses yeux bruns devenus tristes. Mélanie méritait toutes les méchancetés du monde, son petit jeu de gentille fille ne tenait pas avec moi, jamais je ne la pardonnerai.

– Tu as accepté qu'on rentre ensemble pour me rabaisser ? questionna-t-elle en relevant les yeux vers moi, écartant au passage une mèche blonde.

Quel con. C'était ça que j'avais zappé, alors.

Le vent faisait rougir ses joues davantage, et glaçait les miennes. Les arbres qui longeaient le chemin, aux feuilles oranges et vertes, dansaient en suivant le souffle des nombreux nuages devenus noirs. Il était dix-sept heures quarante passées et nous étions les seuls élèves encore présents dehors.

– Je me suis déjà excusée Adam, se plaignit Mélanie.

Ses paroles avaient l'air pleines de remords, mais je savais que ce n'était qu'une comédie. Elle n'avait aucune pitié, aucune trace de honte ou de ressentiment. Elle me dégoutait.

– Tu t'es excusée, c'est vrai. Auprès de madame Longeois, de la directrice, auprès de moi aussi. Mais jamais tu n'es allée voir Agathe.

Le masque de Mélanie tomba en miettes lorsque je prononçai son prénom. Ses yeux s'écarquillèrent de colère et sa bouche se déforma dans une grimace atroce. Elle s'approcha de moi en resserrant ses bras autour de ses côtes.

– Sérieux ? Tu penses encore à elle ? Mais réveille-toi mon pauvre, elle est partie sans même te dire adieu, tu crois vraiment qu'elle en a quelque chose à foutre de toi ? Ou de cette histoire de primaire ? T'es le seul à rester dans le passé Adam, grandis merde ! vociféra-t-elle d'une voix puissante.

Ma main partit sans prévenir et je lui assénai une forte claque. Choquée, sonnée, sûrement effrayée, Mélanie resta quelques secondes sans bouger, sa paume sur sa joue droite encore rouge et blanche. Je remis correctement mon sac sur mon épaule gauche puis la contournai sans un regard. J'avançai vers la grille toujours ouverte lorsque la pluie se déchaîna sans prévenir, quand les arbres arrêtèrent de danser pour se battre dans de grands mouvement, et lorsque Mélanie sortit de sa transe :

– Va te faire foutre, connard !

Compte sur moi, Mélanie, mais laisse-moi d'abord profiter encore un peu de ma précieuse Éphémère avant ça.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top