23 Octobre
« Si les cœurs étaient clairs, le monde serait clair. »
Jacques Audiberti
23 Octobre 2017
Je n'avais plus revu Agathe depuis deux semaines. Je n'étais pas sorti vendredi dernier, pourtant j'aurais pu. Mon père s'enfermait toute la journée dans son bureau et ma mère rentrerait le mercredi suivant. Mais je n'avais pas l'envie d'y aller. J'étais un vrai con, n'est-ce pas ? Des années à attendre, à geindre de son absence, de son manque, et lorsqu'elle revenait je n'étais pas foutu de sortir en douce de chez moi, comme je le faisait depuis presque deux mois. J'avais envoyé un message à Agathe pour la prévenir, je n'avais bien sûr obtenu aucune réponse. Peut-être m'avait-elle donné un faux numéro ?
Nous étions samedi matin, il devait être neuf heures, et j'avais la flemme de sortir de mon lit. Je ne dormais quasiment plus la nuit, et le ciel était sans cesse nuageux : impossible de voir les étoiles.
Alors je passais des heures à écrire. Si Anne-Sophie le savait, elle serait fière, et sans doute un peu triste aussi. Si Antoine et Philippe le savaient, ils se foutraient de ma gueule. Les gars... je les voyais de moins en moins. Nous déjeunions parfois ensemble le midi, mais je passais le plus clair de mon temps avec Fatima et parfois Raphaëlle. Fatima disait souvent que mon manque de sociabilité et de réaction me rendait beau gosse et mystérieux. Cela rendait d'ailleurs Valentin jaloux.
Je pouffai en pensant à cela, et me levai enfin de mon lit. J'émis un long bâillement en replaçant mes draps correctement. J'allai remonter mes volets électriques et ouvrir ma fenêtre. Je frissonnai en sentant la fraîcheur envahir ma chambre : il y avait beaucoup de vent et il pleuvait légèrement. Les cours sur mon bureau s'envolèrent et je refermai rapidement la fenêtre en soupirant. Je baillai une deuxième fois et sortis de ma chambre.
Vers neuf heures cinquante, mon portable sonna longuement et je dus me détourner de mon yaourt à peine entamé. Bon sang, que me voulait Fatima à une heure pareille ?
– Salut ! J'ai pas répète' cet aprèm, si tu veux je t'aide à réviser pour l'éval d'anglais.
– C'est pour ça que tu m'appelles ?
Ma voix endormie et mon ton morne la firent rire. J'eus un petit sourire en entendant ce son enfantin.
– C'est pas plutôt avec ton copain que tu devrais perdre ton temps ? demandai-je en saisissant ma petite cuillère.
– Bof, ça va pas très fort avec Val' en ce moment...
Il y eu un temps de pose et j'en profitai pour avaler deux cuillerées de mon yaourt nature.
– Bref ! Je t'ai dit que j'étais géniale, je tiens à te le prouver. J'arrive chez toi vers onze heures, je ramène la bouffe. Bye !
– Attends Fati-
Trop tard. Le bip significatif résonnait déjà et je soufflai d'exaspération.
– C'est ta petite-amie ?
Je me tournai et remarquai mon père entrer dans la cuisine. Il n'était ni rasé, ni coiffé, ses yeux étaient fatigués et cernés. Il avait l'air tellement vieux ainsi.
– Non. Une connaissance, répondis-je rapidement.
Je ne pouvais pas vraiment considérée Fatima comme une amie ; si j'avais un réel problème cela m'étonnerait qu'elle m'aide. Je ne l'aiderais probablement pas, en tout cas. Et puis, elle avait un petit-copain.
– C'est qu'un détail tu sais, rit mon père. Quand j'ai rencontré ta mère, elle était en couple. Et je l'ai volée à cet idiot de Nathan Foucault.
– T'es allé piquer la copine d'un autre ? m'exclamai-je, surpris.
Je n'imaginais pas cela de mon père. Il était d'un naturel calme, presque inexpressif, comme moi à vrai dire. L'imaginer mener la guerre à un autre homme pour une femme -même ma mère, était une drôle d'image.
Il s'assit alors face à moi, et commença à me raconter leur rencontre. C'était grâce à sa professeur d'EPS, qui l'avait collé pour avoir arraché une corde d'escalade. Accidentellement, bien sûr. Ma mère avait été également collée, et ils s'étaient retrouvés ensemble en salle de permanence. Tout avait commencé de là.
– Tu t'es inspiré des Simpson ?
Mon père ne comprit pas ma –piteuse, référence, et poursuivit son récit. Le temps passa et je finis rapidement mon yaourt ainsi que ma pomme. Lorsque mon père finit son récit, il avait les yeux humides et sa voix tremblait légèrement. Mon cœur était serré et ma gorge me faisait mal. Nous savions tous deux que les prochains temps seraient vraiment difficiles. Nous n'avions pas les allocations familiales, et même si ma mère était en arrêt payé, la situation ne tiendrait pas.
Au moment où je me levai pour quitter la cuisine, on sonna à la porte. Je regardai mon père puis dirigeai mon regard vers l'horloge au dessus du plan de travail. Onze heures treize. Bon sang, c'était Fatima. Elle était d'ailleurs en retard.
Mon père se leva, les yeux moqueurs mais toujours fatigués. Mon pyjama me grattait et je ne m'étais pas encore lavé les dents. Merde. Je quittai la cuisine en soufflant, après avoir jeté mon pot vide et mis ma cuillère dans l'évier. Une voix aiguë me parvint de l'entrée et je courus presque jusqu'à ma chambre. J'étais agacé que Fatima ait vraiment débarqué chez moi, sans mon accord, pourtant l'imaginer chercher mon adresse je ne sais où me donnait envie de sourire.
Pas le temps d'y réfléchir de toute façon, je pris un haut quelconque dans ma penderie et enfilai rapidement un jean. J'étais toujours en train de passer mes jambes dedans lorsque des pas résonnèrent dans les escaliers. Je relevai la tête et écarquillai les yeux, prenant conscience de l'état de ma chambre. Je saisis les fringues sur mon bureau et me baissai avec souplesse pour attraper ceux au sol. Je ramassai mes feuilles de cours que j'avais laissées traîner et lançai le tout dans ma grande armoire. Elle n'aurait pas l'idée de l'ouvrir, n'est-ce pas ?
– Adam ?
– Merde...
La voix n'était pas encore arrivée jusqu'à l'étage, il ne me restait que quelques secondes avant le débarquement. Je baissai la clenche de la porte et fonçai vers la salle de bain sans discrétion. J'eus à peine le temps de voir le visage de Fatima apparaître que je m'enfermai à clé. J'émis un soupire, mais ce n'était pas encore fini. J'approchai de l'évier en serrant nerveusement les poings, avant de poser mes paumes contre ses rebords. Je relevai les yeux vers le miroir fixé au-dessus et observai mon reflet. Mes joues étaient partiellement rouges et me tenaient chaud, mes cheveux bruns lutaient encore les uns contre les autres, mon nez arborait un bouton sur la narine droite.
Après m'être lavé les dents sans faire attention aux précieuses trois minutes, je m'occupai de mon bouton sans aucune pitié et aspergeai mon visage d'eau froide. Tant pis pour mes cheveux, vu ceux de Fatima, elle comprendrait ce que sont les problèmes capillaires.
Je sursautai lorsque la porte se mit à trembler.
– Adam, bouge ! On doit bosser je te signale.
Un dernier regard en direction de mon reflet potable et je déverrouillai la porte. Fatima me charia en jubilant que j'étais allé me faire beau pour elle. Elle rit d'autant plus lorsqu'elle constata que ma braguette était ouverte. La journée allait être longue...
Presqu'une heure et demie après l'arrivée de Fatima, nous n'avions rien fait. Elle était allongée en diagonal sur mon lit et jouait avec ses cheveux tout en me parlant. Assis à mon bureau, je craignais toujours qu'elle n'aille ouvrir ma penderie pour une raison stupide dont elle avait le secret.
J'arrêtai de triturer mes mains et expirai l'air de mes poumons un long moment. La situation n'était pas désagréable, seulement bizarre en de nombreux sens. Le silence prit place sans que je ne le remarque. Si Fatima me demandait mon avis sur ses paroles, je ne pourrais qu'hocher la tête comme un imbécile. Aucune des informations qu'elle venait de formuler n'avait atteint mon cerveau.
– Je pense que je vais rompre avec Valentin, murmura Fatima en lâchant sa mèche de cheveux.
Je relevai les yeux sur elle : son regard avait changé. Elle fixait désormais le plafond avec cette lueur triste que je connaissais de longue date. Agathe possédait la même.
Je pris alors conscience que Fatima aussi renfermait au fond d'elle cette douleur cruelle qu'apportait l'amour. Aimer nos proches était synonyme de souffrir à cause de nos proches. Volontairement ou non, d'ailleurs. Cette fille d'Algérie qui m'agaçait à cause de ses remarques sans tact et de son sourire perpétuel, était triste. Et moi, mal à l'aise sur mon siège devenu sans explication trop petit, je l'observais sans pouvoir réagir.
Un poids semblait peser au-dessus de nos têtes, aucun ne parlait, on entendait presque les aboiements de Tigrou, le chien de ma voisine.
– Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? demandai-je en détournant les yeux.
Fatima émit un petit rire en se redressant. Dos courbé, elle tripotait ses doigts sur ses cuisses avec un rictus triste.
Je me levai et m'assis à côté d'elle sur lit, à bonne distance tout de même. Mes yeux restaient rivés sur le sol ; parfois je tentais un regard dans sa direction, sans bruit.
– Je l'aime beaucoup tu sais, mais quand on parle... je m'ennuie. J'ai l'impression qu'on n'a pas les mêmes centres d'intérêts.
– Et tu découvres ça quatre mois après avoir commencé votre relation ?
Ferme ta gueule, pensai-je.
– Pourquoi tu me parles de ça, déjà ? ajoutai-je en fronçant les sourcils.
Tais-toi.
– Je croyais qu'on devait réviser, t'as juste dis ça pour t'inviter chez moi ?
Connard. Imbécile. Ingrat.
Mes poings se refermaient si fort que mes veines ressortaient et mes jointures devinrent blanches. Quel con ! Pourquoi avais-je dit tout cela ? Pourquoi ne pouvais-je pas avoir une relation simple avec une personne ? Fatima allait sûrement pleurer, me détester, me frapper, et elle en aurait le droit. Qui étais-je pour la juger, et pour lui parler de la sorte ?
Je ne voulais pas lever les yeux. Je ne voulais pas voir son regard dégoûté sur moi, la tristesse de son visage et les larmes sur ses joues. Je voulais qu'elle parte, mais je ne voulais pas qu'elle s'éloigne. Putain d'insatisfait.
Après quelques secondes silencieuses, figées, lourdes, j'entendis enfin sa réaction. Mon sang se glaça et je tournai la tête dans un mouvement exagérément lent. Mon visage devait être décomposé alors que j'observais Fatima. De petites tâches rouges parsemaient ses joues au teint halée, sa bouche s'étirait en laissant apparaître son appareil dentaire, ses boucles noires recouvraient ses tempes et une partie de son œil droit. Le son qui me parvint fit battre mon cœur plus fort alors que je la fixai toujours.
Elle riait. Les yeux presque clos, un grand sourire sur le visage, de petites larmes perlant aux coins de ses yeux. Elle ne riait pas comme elle le faisait tous les jours, c'était particulier ; et particulièrement agréable.
– Merci de me remonter le moral, Adam, finit-elle tandis que ses doigts essuyaient les fines perles sous ses cils.
Mon cœur me serrait si fort que j'en avais mal, ma gorge semblait entravée par une boule et j'avais du mal à déglutir correctement. Comment pouvait-elle me sourire de la sorte ? Elle restait toujours près de moi même si je la repoussais, je l'insultais presque et elle riait, elle me remerciait ! Qu'est-ce qui n'allait pas chez elle ? Et qu'est-ce qui n'allait pas chez moi, bon sang ?
Je me sentais si mal tandis qu'elle souriait, je ne savais pas quoi faire, quoi dire, je me détestais. J'avais envi de chialer. Je n'avais pas ressenti un tel dégoût pour moi-même depuis longtemps.
– Merci Fatima, chuchotai-je.
Merci de m'avoir rappelé que je ne méritais pas ta sympathie. J'avais presque oublié que je ne valais rien.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top