2034


« L'absence de l'être aimé laisse derrière soit un lent poison qui s'appelle l'oubli. »

Claude Aveline

Après l'enfance, l'adolescence vient faire naître les premiers émois. Lorsque ceux-ci nous enveloppent, il est impossible de s'en dissocier, notre vie semble graviter autour d'eux.

Pourtant vient la fin, et naît alors la prochaine étape du périple humain.

On grandit, on oublie, c'est une nouvelle vie qui commence et nos erreurs passées servent à notre réussite future.

Mais que se passerait-il, si ces émois nous transportaient au-delà de la raison ? Si leur portée ne se limitait plus à un système d'étoile, mais à toute une galaxie, à votre univers tout entier ?

Alors on grandit, certes, mais comment oublier ?

Souvenez-vous, replongez dans ces moments aux sentiments brutes, aux actions décisives amplis de sensations de dernière fois. Pouvons-nous vraiment blâmer celui qui a trop aimé, et qui, lourd de cette passion, subit la lente agonie de l'amour ? Je vous en prie, laissez-le en paix. Notre pauvre garçon souffre bien assez pour que la Terre ne lui tombe dessus.

24 décembre 2034, dix-sept ans plus tard

Je soufflai les bougies colorées sous les acclamations de Jeanne, et lui souris de toutes mes dents tandis qu'Anne-Sophie prenait des photos de nous. Le gâteau à la mangue qu'elle avait préparé me donnait l'eau à la bouche, je ne pouvais plus attendre pour le déguster.

Nous échangeâmes bientôt nos cadeaux de Noël, et je reçus ceux de mon anniversaire. Ma tante, Jeanne et moi passâmes la soirée à rire et parler près de la cheminée, accompagnés du son des bêtisiers à la télévision.

Anne-Sophie s'en alla aux alentours de minuit. À cinquante ans, elle possédait toujours sa petite échoppe dans notre village de Normandie.

Ma tante avait dû fermer son commerce plusieurs années auparavant ; à l'heure des centres commerciaux géants et du commerce en ligne, les petites enseignes n'existaient pratiquement plus. L'héritage qu'elle avait reçu quelques mois plus tôt de son père décédé lui avait permis de réouvrir, pour son plus grand bonheur.

J'avais moi aussi reçu une part de cet héritage, à mon étonnement. Je ne connaissais pratiquement pas mes grands-parents, mais je doutais que cela ne soit qu'un geste de pur altruisme. Grâce à la nouvelle loi en vigueur depuis trois ans maintenant, il avait sûrement déshérité papa, me léguant sa part.

Jeanne revint après avoir accompagné ma tante jusqu'à sa voiture. Elle ordonna au système de la maison de fermer la porte à clé et d'éteindre la lumière de l'entrée, puis s'approcha de moi. J'étais installé dans le salon, entouré de mes cadeaux, d'emballages de papier déchirés et de trois coupes de champagne vides.

J'éteignis l'écran de verre incrusté dans le mur et m'installai plus confortablement dans le canapé. Seul l'incandescence du feu artificiel nous éclairait, projetant de doux éclats de chaleur et de lumière dans le salon.

— Bon anniversaire, mon amour, chuchota Jeanne en m'embrassant délicatement.

Je frissonnai lorsqu'elle posa ses lèvres sur les miennes, sans doute à cause de ses mains froides sur mes joues. Je la pris dans mes bras et les resserraient autour d'elle, capturant son corps aux formes alléchantes. Jeanne recula légèrement sa bouche et ses yeux bleus plongèrent dans les miens ; je sentis son souffle chaud sur mon visage, ses mains caressaient ma nuque langoureusement tandis qu'elle s'asseyait sur moi.

Quelques minutes plus tard, la porte de notre chambre claqua dans un grand bruit et je soupirai, excédé. Jeanne s'était vexée que je l'ai repoussée après qu'elle ait passé ses mains sous mon pull de Noël hideux, mais je n'étais pas d'humeur. Je passais les deux heures qui suivirent dans le salon, avant d'aller dormir.

25 décembre 2034

Il devait être six heures du matin quand je me levai. L'appartement dormait totalement, pourtant on entendait déjà le boucan des voitures dans le quartier. Nous étions le vingt-cinq décembre, il s'agissait donc des véhicules à plaque impaire, pensai-je.

Je sortis de la chambre en laissant Jeanne, endormie et nue, et allai enfiler ma veste. C'était elle qui m'avait convaincu de m'installer à Paris, quelques années plus tôt, pourtant je n'aimais toujours pas cette ville : on n'y voyait rien.

Après avoir demandé à ce que la porte d'entrée se ferme à clé, je pris les vieux escaliers et montai sur le toit. Je préférais emprunter ces vieilles marches crasseuses et éméchées plutôt que les ascenseurs de l'immeuble : cela compenserait peut-être le repas festif de la veille.

Je venais de fêter mes trente-deux ans, mais rien n'avait changé. J'aurais pourtant dû être heureux, cela faisait partie du plan : mon boulot d'architecte me plaisait, j'avais épousé une femme merveilleuse, nous essayions d'avoir un enfant... Pourtant je les gardais toujours près de moi.

Je sortis de mon manteau ces deux choses qui ne me quittaient plus depuis plusieurs années. Ma main droite glissa contre la petite photo en Plexiglas, lançant de légers frissons le long de mes doigts. On n'en faisait plus des photos comme ça à notre époque, tout était informatique.

Je tenais entre mon pouce et mon index l'objet qui torturait mes nuits. La bague en argent surmontée d'un petit diamant brillait sous les lumières de la ville, mais pas autant que dans mes yeux. Mon coeur se serra douloureusement et les images que je ne voulais plus voir se succédèrent.

Agathe apparaissait toujours, sans exception, sans répit ; elle hantait mes pensées, et il ne se passait pas un jour sans que je ne pense à elle. Je fis tourner doucement l'anneau entre mes doigts, et inspectai une énième fois l'inscription gravée à l'intérieur, partagée entre l'argent et mon coeur brûlant :

Parce que tu ne disparaîtras jamais.

C'était vrai. Aujourd'hui encore, plus d'une décennie après, tu m'obsédais. Cette bague, que j'avais achetée pour toi Agathe, je ne pouvais me résoudre à la jeter. J'étais marié, mais c'était toi que je voulais embrasser chaque matin.

Je me tenais sur le bord du toit à observer la ville déjà éveillée. Les bruits des klaxons des voitures et celui des passants étaient insupportables à mes oreilles. Mais pire encore, il y avait tant de lumière dans Paris qu'elle semblait ne jamais dormir, et cela me rendait malade. J'avais besoin de voir le soleil se lever, de voir la vie recommencer et découvrir un nouveau cycle. J'avais surtout besoin de voir les étoiles, de voir mon Agathe se refléter dans ces astres in-atteignables.

Je reportai mon attention sur la photo et en appréciai chaque teinte colorée. Agathe avait l'air heureuse, c'était rare, mais c'était surtout grâce à moi. Je donnais plus d'importance à cette vieille photo qu'à bon nombre de choses dans ma vie. C'était elle, tout simplement : souriante et insouciante comme une enfant, elle riait de tout son coeur et son regard pétillait comme je ne l'avais jamais vu. Nous étions au parc, en pleine journée ; les champs se dessinaient au loin et quelques feuilles du grand saule pleureur s'étaient glissé parmi les courts cheveux d'Agathe. Ce jour-là, je lui avais avouer mon amour pour elle.

Une larme coula sur ma joue mal rasée, et je reniflai en détournant les yeux de gêne. Cette adolescente que j'avais tant aimée, désirée, cherchée, était désormais morte. Elle était partie ; partie comme elle le faisait toujours, mais désormais partie pour ne jamais revenir. Et ça me tuait de l'intérieur.

Je n'acceptais toujours pas sa mort, et malgré tous les efforts de mon psy et d'Anne-Sophie, je n'y arriverais sans doute jamais.

Je rangeai la photo et la bague dans la poche de ma veste, tout en sortant mon paquet de cigarette, les mains tremblantes. L'Etat avait encore augmenté le prix des paquets, mais je n'arrivais pas à arrêter.

Les paroles d'Agathe me revinrent en mémoire tandis que j'inspirais de longues bouffées de nicotine. Nous étions le matin de Noël, une femme magnifique m'attendait dans notre appartement et je devais rejoindre des amis dans l'après-midi ; mais malgré tout cela, je me sentais désespérément seul. Ce sentiment de vide si familier m'accompagnait autant que l'image inlassable d'Agathe.

J'inspirai une dernière fois et écrasai mon mégot sur le béton, avant d'essuyer doucement mes joues humides.

Cela faisait seize ans qu'Agathe avait disparu : seize ans que j'avais oublié ce qu'était le bonheur.

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