2008
« Il n'y a pas de petite injustice. »
Edouard Herriot
Mon enfance aura été le meilleur moment de ma vie.
Voilà ce que certaines personnes affirment, nostalgiques de ces années d'insouciance et de joie, révolues au profit d'un travail souvent harassant.
Quelques fois pourtant, des exceptions se présentent et s'immiscent dans ce tableau de pastel : un enfant n'est pas toujours souriant ; ne fait pas preuve de mesquinerie ; il arrive qu'il ne soit pas aussi hyperactif qu'on peut le croire. Un enfant n'est pas toujours heureux. D'après vous, dans laquelle de ces catégories Adam faisait-il partie ?
L'enfance n'est l'âge de l'insouciance que pour les gentils, les beaux, les heureux ; il ne sert à rien de s'attarder sur les autres. Leur tristesse ne ferait que ternir la lumière qui nous enveloppe.
17 février 2008, neuf ans plus tôt
Le petit garçon avança le long du couloir, tenant fermement la main de la maîtresse. Il était tombé dans la cour à cause des autres enfants : son jean était troué et il saignait. Mme Cajolet, la maîtresse aux grandes dents, l'accompagnait pour qu'on nettoie sa plaie. Le long du couloir bleu, on voyait par les larges fenêtres les enfants qui couraient et chahutaient dehors. Adam n'allait jamais jouer avec les autres.
Lui et madame Cajolet passèrent devant le bureau de la directrice, et la maîtresse lui demanda d'attendre là. Adam s'assit sur l'une des chaises du couloir, et tira sur les fils de son jean déchiré. Anne-Sophie n'allait pas être contente.
Il y avait de petites larmes écarlates qui glissaient sur ses doigts et ses genoux, et si elles n'avaient pas été rouges, il aurait pu les confondre avec celles que sa mère versait souvent. Ça piquait. Mais Adam ne devait pas pleurer, il devait être fort, comme sa maman. Il se contenta de renifler en grimaçant.
Quelques instants plus tard, une petite fille s'installa à trois places de lui. Il tourna les yeux vers elle, et l'observa tout en ravalant ses larmes. Le visage de la fillette était caché par ses longs cheveux bruns ; elle était penchée en avant, les épaules rentrées, et ne bougeait pas. Sa petite tête brune se déplaça légèrement vers la droite et Adam détourna immédiatement le regard.
Il ne savait pas quoi faire. Il voyait la maîtresse parler avec madame la directrice dans son bureau, ainsi qu'avec une autre dame. Le petit garçon avait mal, mais sa tante lui avait dit de ne pas déranger les grandes personnes quand elles parlaient. Et il devait être fort.
— Tu t'appelles comment ? résonna la petite voix fluette du garçon.
Adam n'avait pas l'habitude d'engager la conversation. À vrai dire, il n'avait pas parlé avec un de ses camarades depuis longtemps. Les blagues et les surnoms par lesquels ces derniers l'appelaient ne comptaient pas comme des discussions.
Le petit garçon fixa ses genoux tachés, les joues tout aussi rouges. Il triturait toujours son jean qui était maintenant fichu. Il avait un peu honte de ses habits, devant le regard de cette fille.
La fillette ne répondit pas. Son regard posé sur le garçon était sans faille, et cela commençait vraiment à le mettre mal-à-l'aise ; tête baissée, il ne voyait pas cette fille, mais elle le fixait de manière bien trop intense.
— Agathe, tu viens ? entendit-on du bureau de la directrice.
Une grande femme avec une jupe très courte se présenta dans le couloir, et se dirigea vers la petite fille. Ses courts cheveux blonds se balançaient sur ses épaules comme s'il y avait du vent dans ce grand couloir bleu. Adam pensa à sa mère, et au chapeau de paille qu'elle avait mis à la plage, pendant les dernières vacances.
La femme passa devant Adam sans lui lancer un regard, trop occupée à sortir un paquet de cigarettes de son sac à main noir. C'était la dame qui parlait dans le bureau de madame la directrice.
La fillette se leva, saisit la main qu'on lui tendait puis baissa la tête en suivant la grande blonde à la mini-jupe. Adam fit de même, les yeux d'abord tournés vers le carrelage crème du couloir ; mais son regard finit par suivre la petite fille jusqu'à ce qu'elle disparaisse du corridor.
La maîtresse sortit du bureau quelques secondes plus tard, avec ce qui ressemblait à des compresses et du désinfectant dans les mains.
— Quand on retournera en classe, tu t'excuseras devant Emile et Juliette, d'accord ? Je ne veux plus que tu embêtes les autres Adam, ce n'est pas ce que font les gentils garçons, prêcha madame Cajolet avant de sourire, faisant ressortir ses grandes dents de devant.
Adam n'avait rien fait, mais ça importait peu.
— La prochaine fois, j'appellerai tes parents, finit-elle en jetant des papiers dans une grande poubelle.
Les parents d'Adam ne décrocheraient pas, il n'y avait qu'Anne-Sophie.
Le garçon hocha la tête et observa la maîtresse revenir, puis tapoter ses genoux avec de petits carrés blancs. Ils avaient beau être tout doux, quand madame Cajolet les appuyait sur sa peau, ça faisait mal.
Lorsqu'Anne-Sophie était venue chercher l'enfant ce soir-là, elle avait insulté les autres élèves, avant de s'en prendre à Adam. Il n'avait rien dit sur l'état de son pantalon et de ses genoux, mais la jeune femme avait fini par tout deviner. Comme à chaque fois.
— Écoutes-moi bien, Adam, commença-t-elle en garant sa petite voiture. Tu dois te défendre, sinon rien ne changera jamais !
Son neveu ne dit rien tandis qu'Anne-Sophie s'énervait en cherchant ses clés. Madame Cajolet punissait toujours Adam, c'était révoltant !
Ils sortirent de la voiture rouge et la jeune femme ouvrit la porte d'entrée. Le père du petit garçon était absent, comme souvent ces derniers temps. Il n'y avait qu'Anne-Sophie.
Adam fit ses devoirs sur la table de la cuisine, tout en prenant son goûter. Le soir, il téléphona à sa maman qu'il n'avait pas vu depuis une semaine entière, et s'en alla dormir. Le lendemain se passerait comme cette journée-là, identique aux jours passés et futurs.
22 février 2008, cinq jours plus tard
Adam entra dans la classe et essuya ses bottes en caoutchouc à l'entrée. Il venait de poser son manteau sur le crochet à son nom, et tenait encore son grand cartable vert à bout de bras.
Il faisait froid dehors et ses bottes marrons étaient encore pleines de neiges : elles laissaient de grandes traces d'eau dans le couloir bleu, malgré ses petits pieds.
Le garçon alla s'asseoir à sa place, au fond, et attendit en silence, les bras croisés sur son petit bureau. Ses camarades jouaient et criaient dans la classe ; lui se contentait de les observer, la tête baissée.
La maîtresse arriva juste après qu'Émile ait volé la colle d'Adam. Une petite fille brune aux cheveux trop longs se tenait derrière elle. Le garçon releva la tête et ses yeux s'ouvrirent de surprise, son coeur se mit à battre plus fort et une ébauche de sourire vint éclairer son visage. C'était la fille du couloir !
Toute la classe se leva et, comme tous les matins, salua la maîtresse d'une voix bien forte.
Madame Cajolet leur répondit, donnant le droit aux enfants obéissants de s'asseoir, et présenta enfin la petite fille : c'était Agathe, une nouvelle élève qui avait six ans, et qui resterait avec eux tout le reste de l'année.
Adam compta sur ses doigts quel âge il avait, et se rendit compte qu'Agathe avait un an de plus que lui. Tout le monde devait être gentil avec elle et lui offrir un grand accueil.
Adam suivit la petite brune des yeux tandis qu'elle avançait dans sa direction. Elle leva la tête vers lui et il baissa immédiatement la sienne, rouge de honte. Agathe posa son cartable violet par terre et s'assit à côté du petit garçon.
Toute la classe les observa, et Juliette se mit à rire avec ses copines. La plupart des camarades d'Adam se moquèrent d'eux, sans même prendre la peine de se cacher. La maîtresse demanda le calme puis se retourna pour écrire la date au tableau ; il n'y avait plus que Mélanie qui les fixait.
Adam était heureux. Aussi heureux qu'un enfant était censé l'être, dirions nous ; mais le garçon ne savait pas, il n'avait jamais éprouvé cela.
Adam avait repensé à cette petite fille qui ne parlait pas, durant ces derniers jours ; il n'avait que ça à faire de toute façon, penser. Il n'avait pas d'amis, ses parents étaient sans cesse absents et Anne-Sophie était en train d'aménager un magasin près du parc.
Pourtant Agathe avait décidé de s'asseoir à côté de lui. Elle allait sûrement découvrir que personne n'aimait Adam, elle allait sûrement ne jamais lui parler. Elle serait bientôt avec Juliette et ses copines, à rire de lui ; où elle piquerait sa colle, comme Émile. Mais il s'en fichait ; à cet instant, il était heureux.
Le petit garçon posa ses coudes sur la table et coinça ses poings contre ses joues pour cacher ses lèvres qui s'étiraient avec entrain. Cela devait bien faire plusieurs semaines qu'il n'avait pas sourit.
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