18 Mars
Seconde Partie
18 Mars 2018, deux jours plus tard.
Nous étions samedi. Agathe et moi avions l'habitude de nous retrouver au café où elle travaillait : sa mère en étant la gérante, son jeune âge ne posait pas de problème.
Je rentrai dans le commerce et saluai d'un simple signe de tête l'homme derrière le bar. Un certain Tony, anglais de souche et vieil ami de la famille d'Agathe. Je me souvenais que quelques fois, en primaire, il venait chercher mon Éphémère lorsque ses parents ne pouvaient pas. Il n'était même pas majeur à cette époque. De ce que je me rappelais, il n'avait pas vraiment changé : les cheveux toujours aussi blonds et bouclés, des petits yeux bleus et une haute stature. Je ne l'aimais pas.
Je jetai un rapide regard sur le café, conscient que certains clients me fixaient depuis que j'étais entré. Le lieu était chaleureux, une ambiance de Bed & Breakfest régnait dans la grande pièce, accompagnée de vieilles affiches du King et de Marylin Monroe. Ce café n'avait clairement rien à faire dans le centre-ville de notre petite bourgade de Normandie, mais son étrangeté – pourtant familière grâce à ce décor de films américains, apportait un petit vent frais dans la monotonie de cette ville.
Je pris rapidement une table qui donnait sur la rue : nous n'étions pas loin de l'échoppe d'Anne-Sophie, et du fameux parc où j'avais passé tant de nuit. Mon rythme cardiaque s'accéléra en pensant à cet endroit emplis de moments uniques, et je dus baisser la tête pour que personne ne remarque mes joues rouges. L'impression désagréable d'être épié me collait à la peau, ne faisant qu'accentuer mon malaise.
— Qu'est-ce j'vous sert ? entendis-je à ma droite.
Je me tournai légèrement et levai la tête pour découvrir une quinquagénaire aux cheveux déjà trop blancs. Elle devait être normande de souche, vu son accent brayon très prononcé. Son visage fatigué et pâle faisait contraste avec le tablier bleu fluo qu'elle portait, comme tous les autres employés. Ce dernier allait d'ailleurs très bien à Agathe, pensai-je subitement.
Les cheveux de la femme se trouvaient emmêlés dans un semblant de chignon, retenus seulement en partie par une grosse pince noire dont je voyais un bout sur le haut son crâne. Même si j'étais assis, cette femme était si petite qu'il ne m'était pas difficile de voir ses pellicules (malgré la couleur claire de ses cheveux). Elle me rappela ma professeure de d'anglais.
Je déglutis avant de saluer la serveuse fatiguée, et de demander si Agathe était là. D'habitude, c'était elle qui venait prendre ma commande, avant de me servir puis d'entamer sa pause afin que nous puissions parler ensemble.
— Tu cherches la p'tite, hein. Malade, qu'a dit sa mère, ajouta la serveuse. J'la remplace aujourd'hui. Qu'est-ce vous prenez ? redemanda-t-elle, la main tenant son stylo bleu pétant sur son petit carnet de la même couleur.
Fatima était censée arriver quelques minutes plus tard ; j'avais cédé à ce qu'elle et Agathe se rencontrent, malgré mes appréhensions. Pourtant le soulagement d'éviter cette rencontre ne put rien contre le pessimisme de mon esprit.
Mon air dépité dû convaincre la serveuse que je n'étais pas prêt à commander, puisqu'elle s'en alla en soupirant. J'étais déçu, certes, mais j'avais surtout peur.
Malade, hein ? Comment pouvais-je savoir qu'elle n'était pas partie ? Que mon Éphémère n'avait pas fini par s'estomper, à force de danser trop près du soleil ? Ou peut-être trop près de moi ?...
Le doute m'envahit soudain : qu'étais-je censé faire ? Je sortis mon portable de la poche de mon jean et ouvris immédiatement l'icône Messages. Agathe et moi n'avions partagé qu'une vingtaine d'échanges en tout et pour tout, nos conversations sonnaient creuses à l'écrit. Mon estomac se serra, je l'entourai alors d'un de mes bras tout en fixant l'image naissante d'une Éphémère en fuite, partout et nul part à la fois, semblable à cette face cachée que la Lune nous défend de contempler. Tu es là, mais jamais je ne te trouverais.
Mes doigts se crispèrent devant les lettres lumineuses de mon écran. Le prénom de ma Dame sembla danser devant mes pupilles inertes, tandis que sa voix et son image persistante envahissaient les limbes de mon cœur : douce torture d'un souvenir bien trop court, bien trop faible. Mon cœur battant me bouchait les oreilles et les conséquences du moment m'immergèrent lentement dans le tréfonds des regrets. Pourquoi était-elle partie ? Qu'allait-il lui arriver ? Et à moi ?
La perspective d'un nouvel abandon me donna la nausée tandis que des larmes vinrent se perdre sur mes cils. J'inspirai alors, puis bloquai l'air dans mes poumons afin de ne pas craquer en plein milieu du café. J'éteignis mon téléphone et le laissai glisser de mes mains pour se heurter à la table blanche du café. J'avais trop peur de lui envoyer un message, pour ne finalement jamais avoir de réponse.
Je devais me calmer, rien n'était décidé : Agathe était peut-être réellement malade, peut-être était-elle en ce moment chez ses mères, sous sa couette orange vif recouverte de motifs vert clair ? C'était là le seul souvenir que j'avais de la chambre d'Agathe, lorsque nous étions enfants ; si j'avais su qu'elle partirait, j'aurais enregistré chaque détail de cette pièce si propre à mon Éphémère.
Je devais me convaincre ; je devais avoir confiance ; je devais croire en elle.
Ma Dame était toujours là. Mon Éphémère ne m'avait pas abandonné. J'aimais Agathe. Elle ne me laisserait pas ; elle ne pouvait pas me laisser.
Je ne savais pas combien de temps avait passé, mais lorsque je bougeai à nouveau, la petite clochette accrochée au dessus de la porte d'entrée résonna. Je me tournai vers la droite, et dus me décaler à cause d'un énorme pot contenant un arbuste afin d'observer l'entrée. J'y découvris mon amie, trempée jusqu'aux os malgré son parapluie rouge pétant qu'elle tentai de refermer. Je n'avais pas remarqué qu'il s'était mis à pleuvoir. Ses bottines marrons tapaient contre le tapis foncé devant la porte, et les cheveux mouillés de Fatima se secouaient au rythme de ses bras qui s'acharnaient à contrôler l'outil.
J'étais encore trop déboussolé pour comprendre, ou même réagir à la situation ; mon amie se débattait donc seule, à l'entrée, sans se soucier de tous les clients qui se moquaient gentiment – ou non – d'elle et de la situation.
Bien vite, Tony vint en aide à la jeune fille, s'emparant doucement du parapluie, avant de le refermer comme s'il s'agissait d'une simple serviette que l'on repliait. Fatima s'excusa, sourit, replaça une mèche derrière son oreille, rougit, puis se mit à rire. Le coin de ses yeux se plissa alors qu'elle découvrait ses dents fraîchement séparées de leur appareil. De son côté, Tony faisait ressortir le charme de son accent anglais, ainsi que les fossettes qui creusaient ses deux joues. Ce type avait au moins dix de plus que nous.
Je clignai subitement des yeux, avant de froncer les sourcils. Je me levai sans réfléchir et avançai d'un pas décidé vers mon amie. Elle ne remarqua pas tout de suite ma présence, mais mon regard sur elle finit par la faire réagir. Fatima me fit une bise rapide, se tourna à nouveau vers le barman et, armée d'un énième sourire, le remercia encore une fois. Je n'avais jamais vu mon amie ainsi. J'étais de mauvaise humeur.
— T'es au courant que c'est du détournement de mineur ? chuchotai-je une fois arrivés à notre table, toujours incapable d'éloigner le visage d'Agathe de mon esprit.
— Quoi ? Mais de quoi tu parles, Adam ? questionna Fatima, l'air perdu.
— Fais pas l'innocente. On aurait dit que vous alliez vous bécoter dans la seconde, argumentai-je le ton bas, mais plein de reproches.
Je tentai de calmer les battements de mon cœur, en vain. La situation m'agaçait ; Tony avait l'air d'un idiot, tombeur de ces dames et prêt à tout pour avoir une minette avec lui. J'exécrai ce type. Ce qui m'irritait davantage, c'était l'idée qu'Agathe passait ses journées à ses côtés. Toutes ses journées. Avec lui.
Je serrai les poings sous la table et déglutis difficilement. Je relevai les yeux vers mon amie pour découvrir qu'elle souriait à quelque chose derrière moi. Je lançai un coup d'œil à la vitre pour en observer le reflet. Tony, j'aurais dû m'en douter.
— Je vois que tu le connais vraiment bien, me nargua Fatima en saisissant le menu, lâchant enfin son bellâtre du regard. Roh, t'exagères Adam, ajouta-t-elle devant mon regard dur, levant les yeux au ciel par la même occasion. C'est rien d'autre qu'une petite drague, un peu de flirt. J'ai pas l'intention de coucher avec lui, si c'est de ça que tu as peur.
— Je n'ai pas... Bon, repris-je après avoir inspiré, tu fais ce que tu veux, ça ne me regarde pas après tout. Je tenais juste à te prévenir.
J'étais sur la défensive, c'était évident de par mes paroles et mes bras fermement croisés contre mon ventre un peu moins douloureux.
— Alors, elle est où, cette fameuse Agathe ? murmura Fatima sur un ton léger, dans une vaine tentative de détendre l'atmosphère.
— Pas là, tu vois bien, rétorquai-je sèchement, le regard vide et fuyant.
J'observai la rue afin de me changer les idées, identifiant sur le trottoir un groupe de lycéens que j'avais déjà croisés. Quelques instants plus tard, la serveuse aux cheveux blancs revint et je me décidai à saisir le menu, tentant de ne pas l'agacer davantage.
— Puis-je prendre votre commande, messieurs-dames ?
Mon corps se figea. Ce n'était pas la voix brouillone et désagréable de la quinquagénaire : c'était celle d'Agathe. Le soulagement d'entendre ce son quitta bien vite mon corps lorsque j'analysai le ton de sa voix. Mon regard quitta doucement le plat «omelette aux lardons» que je venais de lire, pour se poser sur Fatima, puis sur mon Ephémère bien réelle.
La voix dure d'Agathe m'avait surpris et décontenancé, mais se fut son regard qui me cloua sur place. L'ambiance qui s'installait ne sembla pas perturber Fatima, puisqu'elle souriait de toutes ses dents, ayant sans doute reconnu la jeune fille dont je parlais si souvent.
Les yeux bleus d'Agathe, dans lesquels j'aimais me plonger pour découvrir de nouvelles contrées, ne m'offraient plus qu'un paysage de glace. Ses traits n'étaient pas durs, son visage n'était pas en colère, ses poings ne serraient pas dans un élan de frustration.
Ma Dame ne m'offrait que l'indifférence qu'elle réservait à tous les autres. Ce sentiment que j'avais ressenti une dizaine d'années auparavant s'immisça au creux de mon cœur et me le déchira. Ce sentiment de n'être qu'un inconnu, de ne pas avoir d'importance pour elle, de faire partie de cette masse informe de gens que l'on ignore simplement.
Avec Agathe, j'étais spécial : j'étais plus grand que tout ce que je ne pourrais jamais atteindre seul, je parcourais les cieux au son de sa voix, et traversais l'Univers lorsqu'elle m'ouvrait ses paupières.
Ne fais pas ça, je t'en supplie, ne me laisse pas Agathe. Ne m'abandonne pas.
Devant moi se dessinait le paradoxe que j'avais tant voulu éviter : Fatima, rayonnante comme jamais, et pourtant incapable de faire fondre la couche glacière qui s'était abattue sur mon Agathe. Mon cœur se brisa lorsque nos regards se rencontrèrent à nouveau, ma gorge se serra, et une boule me broya l'estomac. Qu'avais-je fait ; mais qu'avais-je fait ...?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top