12 octobre



« C'est la douleur qui dicte au poète ses chants les plus émus. »   

Herbert George Wells

12 octobre 2017

Je quittai le cours de maths en soupirant. Le contrôle de deux heures que nous venions de passer, sur les vecteurs, allait considérablement baisser ma moyenne. Comme-ci j'avais besoin de ça avec tout ce qu'il se passait en ce moment. Le prof avait accepté que nous restions le temps de la récré pour finir, mais ces quinze minutes supplémentaires ne suffirent pas pour que je finisse ces maudits exercices, qui m'avaient définitivement pourris la journée.

Je pris ma blouse dans mon casier et me dirigeai vers la salle de chimie, pour notre TP. Le couloir était désert, j'avais dû passer aux toilettes d'urgence, ce qui me coûterait évidemment un retard. Je détestais clairement les mardis : deux heures de maths suivies de deux heures de chimie, la poisse. Chose que je détestais encore plus : être en retard. Autant dire que je n'étais pas de bonne humeur.

- J'ai tout défoncé ! s'exclama Fatima en arrivant à côté de moi. Si j'ai pas au moins 17, je lui colle un procès à ce monsieur Letellier.

- Ça fera toujours 16 points de plus que moi. J'ai même pas fait l'exercice trois, soufflai-je. Toi aussi t'es à la bourre ?

- Ouais. Toilettes. Urgence féminine.

Je grimaçai et la poussai en lui demandant de m'épargner ce genre de détail. Nous n'avions clairement pas eu le même genre d'urgence.

Soudainement, Fatima se plaça devant moi, me forçant à m'arrêter alors que la salle n'était qu'à quelques mètres. Ses yeux marrons étaient fermement ancrés dans les miens, ses paupières plissées et son nez retroussé. Elle avait une expression bizarre, comme de la détermination, je n'avais pas confiance.

- Je vais te faire réviser. T'es un boulet Adam, et moi une déesse, c'est mon rôle. (Elle se vantait en remuant ses courts cheveux bouclés) Comme ça tu ne pourras plus te plaindre ! Tu veux pas sécher la chimie ?

- Si tu es une déesse, je plains les dieux. Quand est-ce que tu comptes me faire réviser dis-moi ? T'as même pas le temps pour ton copain.

Fatima jouait de la trompette dans l'orchestre du lycée, elle faisait également partie d'un groupe avec Valentin Lecarpentier, son petit-ami, et d'autres personnes que je connaissais de vue. Elle passait des heures à jouer et sa trompette était toujours fourrée avec elle. Entre ses répétitions, les cours et sa petite sœur dont elle s'occupait, j'entendais tous les jours ses plaintes de ne jamais voir Valentin.

- T'occupe ! je trouverai le temps, et pour info je vois Val' quand on répète. Bon on sèche ou merde ?

- J'ai mes parents sur le dos en ce moment. Sèche toute seule.

Elle allait devoir se contenter de cette excuse. Je repris la marche et Fatima se mit à ronchonner derrière moi en m'insultant. Un sourire vint se perdre sur mon visage, ma mauvaise humeur sembla plus légère, avant que je ne toque à la porte de la salle 206 et que la réalité refasse surface, pimentée par la voix nasillarde de madame Demongrois.

Lorsque je rentrai à dix-sept heures quarante-huit, je trouvais papa assis sur une chaise de la cuisine, un verre d'alcool devant lui. Il tenait sa tête entre ses mains  et ne m'avait pas encore remarqué ; je l'entendis pousser des soupires et taper régulièrement contre le pied de la table.

- Tu rentres tôt.

Je sursautai et me tournai vers mon père qui me fixait. Mes sourcils se froncèrent et j'observai son verre vide.

- Il est presque dix-huit heures.

Je montai directement dans ma chambre et lâchai lourdement mon sac sur le sol. Je m'étalai sur mon lit et me perdis dans mes pensées.

Lorsque j'étais rentré vers midi, il y avait quatre jours, la maison était totalement vide. Soulagé d'avoir un temps de répit, j'étais allé dormir immédiatement en laissant mon portable allumé. Presque six heures plus tard, toujours aucun signe de mes parents. J'étais descendu manger, seul, dans un silence qui me foutait les jetons. Il faisait déjà nuit noire dehors, ma mère finissait toujours aux alentours de dix-huit heures en semaine. Je l'appelais alors, trois fois, puis voyant qu'elle ne répondait pas, j'essayais avec mon père, cinq appels cette fois ; aucun ne répondait, et je commençais à sérieusement m'inquiéter.

Ma mère aurait déjà dû m'engueuler au possible en me rappelant la confiance qu'ils me portaient, et mon comportement inadmissible. Mon père aurait déjà dû me regarder, l'air déçu, comme je l'avais malheureusement souvent vu. Mais rien de tout cela n'était arrivé ce soir-là, car ma mère était à l'hôpital.

La vie était vraiment ironique. Le matin-même, j'avais retrouvé Agathe après des années d'absences, et elle apprenait que ma mère allait bien mieux. Pourtant à vingt heures six, j'étais dans la voiture d'Anne-Sophie, en direction de l'hôpital Mathilde de Rouen. Nous avions déjà passer près de quarante minutes sur la route, coincés dans les bouchons de l'autoroute A28. Notre ville possédait bien un hôpital, mais pas les équipements nécessaires pour s'occuper de ma mère.

Anne-Sophie avait insulté les autres usagers en freinant encore une fois. Tête contre la vitre froide, je serrais et relâchais mes poings contre mon jean. Il pleuvait légèrement et l'auto-radio diffusait une émission de France Inter en arrière plan. Les lampadaires et les feux des voitures m'éblouissaient et me donnait un mal de crâne non négligeable. Ma tante avait soufflé une énième fois avant d'éteindre la radio. Le presque-silence nous avait enveloppé tandis qu'elle adossait son coude à sa portière, calant son front contre la paume de sa main gauche.

- Ça va aller, tu sais, avais-je entendu.

Ces mots, on me les avait prononcés de nombreuses fois déjà. Quand j'étais petit et que ma mère faisait sans cesse des allers-retours à l'hôpital, lorsque mon père s'était fait virer de la SNCF, quand Agathe était partie... Et jamais ça n'était allé. Nous n'étions plus les mêmes, rien n'était pareil et ne le serait plus ; mais il fallait avancer. Alors on souriait en portant notre masque habituel de bienséance, on prononçait des phrases bateaux et soit-disant réconfortantes. Et le soir, lorsque le masque tombait et que les bouches se refermaient, on pleurait en maudissant tout ce qui pouvait bien être maudit. Le prof de maths qui donnait trop de devoirs, le chien des voisins qui faisait ses affaires chez vous, des voitures qui ne roulaient pas assez vites ou encore des sentiments oubliés que vous ne vouliez pas retrouver...

J'avais déjà vécu tout cela, alors pourquoi est-ce qu'on nous infligeait encore ce malheur ? Mon coeur ainsi que ma gorge semblaient entravés par un poids indécelable mais immense. J'en avais marre de toutes ces émotions qui s'enchaînaient en moi depuis le matin.

Après être arrivés à l'hôpital Mathilde de Rouen, bâtiment A, chambre 112, nous avions retrouvé mon père dans le couloir devant la porte close. Tête baissée, regard vitreux, dos courbé, je savais déjà ce qu'il allait nous annoncer, ou presque.

Je me levai de mon lit et secouai la tête en tentant d'oublier cette soirée. Je me sentais mal, depuis plusieurs jours tout semblait s'accélérer sans que je n'y puisse rien faire.

Je reçus un message de Fatima qui me proposait des horaires pour réviser. J'eus un petit sourire et reposai mon portable, avant de fixer le plafond. La peinture blanche était homogène et parfaitement lisse, elle n'avait pas changer depuis bientôt six ans que nous l'avions posée. Agathe avait définitivement tord : je n'étais plus le même. Elle m'avait déjà vu changer lorsque nous étions petit, après tout. Et c'est en pensant ces mots que je sortis le petit livre marron, dernier tiroir de mon bureau. Je l'ouvris à la première page blanche que je trouvais et j'écrivis comme je ne l'avais plus fait depuis des années. Les pages précédentes étaient couvertes d'une écriture brouillon et bourrée de fautes, remplies de phrases incompréhensibles par d'autres que moi ; et à cet instant-là, je n'aurais su m'exprimer d'une manière plus belle et efficace que par le papier. Je maudissais alors mon prof de maths ; Tigrou, le chien de madame Ballet la voisine de droite ; les voitures qui allaient trop lentement ; et ces foutus sentiments dont je ne voulais plus. Et par-dessus tout je maudissais cette vie de merde qui nous forçait à nous battre, encore une fois, contre la tumeur au cerveau de ma mère.

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