Chapitre 21 - Le Plan

Nous sommes tous réunis dans la salle commune, chacun assis autour de la grande table en bois vieilli sur laquelle nous avons l'habitude de déjeuner. Carole revient de la cuisine avec une nouvelle cafetière remplie du breuvage chaud. Nous avons tous l'air exténués, de grandes cernes violacées encerclent les yeux de chacun de mes compagnons, certains luttent pour garder les yeux ouverts. Après avoir servi tout le monde, Carole prend place sur la dernière chaise de libre et nous nous tournons tous instinctivement vers Ella dans l'attente qu'elle prenne la parole.

La blonde regarde chacun d'entre nous, ses yeux clairs et cristallins s'arrêtant sur moi quelques secondes. C'est la première fois que je ne vois pas de colère dans son regard, mais une forme de compassion. Je fronce les sourcils involontairement, je ne comprends pas ce soudain revirement de comportement à mon égard. Ella prend le temps de boire quelques gorgées de son café, les yeux fermés, savourant la boisson corsée. Après de longues secondes, elle se décide enfin à prendre la parole de sa voix forte et assurée.

Nous faisons face à un sérieux problème que nous n'avions pas envisagé. Hygeia, avait depuis longtemps une longueur d'avance sur nous. Je pensais que si nous les empêchions de mettre la main sur le "patient clé", cela retarderait et même, compliquerait grandement l'avancée de leurs travaux. Nous ne nous doutions pas un seul instant qu'ils avaient également des vues sur ta petite sœur Lola et crois-moi, j'en suis désolée autant pour notre lutte contre cette compagnie que pour l'inquiétude que tu dois ressentir sachant un proche en danger immédiat.

Je fixe Ella la bouche ouverte, abasourdie par ses propos. Je pensais que mes sentiments étaient le cadet de ses soucis. Ses yeux sont redevenus froids et indéchiffrables, je n'arrive même pas à savoir si ses paroles sont sincères.

— L'enlèvement de Claire soulève deux problèmes. Premièrement, cela va permettre à Hygeia d'accélérer leurs recherches maintenant qu'ils ont ce qu'ils voulaient. Deuxièmement, cela veut dire que les expériences vont redoubler en quantité et en intensité... Le destin de beaucoup d'innocents est en jeu en ce moment même et celui de ta sœur encore plus ! Nous ne savons pas ce qu'ils ont en tête exactement, cela pourrait malheureusement coûter la vie à ta sœur. Pour être tout à fait honnête, elle pourrait très bien mourir dans les jours qui viennent, nous n'avons donc pas de temps à perdre !

Je déglutis avec difficulté, les paroles d'Ella m'ont laissé sans voix. Mes entrailles se tordent et je sens un filet de sueur froide perler sur ma nuque. Je sens la main de Lucas, qui est assis à côté de moi, se poser sur mon avant-bras. Je fixe sa main sans la voir, perdue dans mes pensées. Je ne comprends pas... Les mots d'Ella n'arrivent pas à se frayer un chemin cohérent à travers mon cerveau. Je ne comprends pas... un danger de mort ? Mais comment ? Pourquoi ? Elle leur est beaucoup plus utile en vie que morte non ? Je ne comprends pas !

Quand j'arrive enfin à prendre conscience de l'horreur de la situation, mes mains se ferment en deux poings serrés sur mes genoux et je lève les yeux vers Ella pour lui répondre. En faisant cela, je croise le regard de Chris qui est assis à côté de mon interlocutrice. Ses yeux transmettent tellement d'émotions à la fois, que je ne saurais dire laquelle domine les autres. Je peux voir au mouvement de son torse que son souffle est court, ses mains aussi sont crispées sur les accoudoirs de son fauteuil et il semble vouloir se lever pour venir vers moi. Quand j'entends ma propre voix s'élever au milieu du silence, l'homme en face de moi arrête son geste et retombe lourdement sur son siège. Mes pupilles se détachent de lui pour reporter leur attention sur Ella.

— Quand pouvons-nous intervenir ? As-tu un plan ? Est-ce que tu crois que me livrer à eux pourrait sauv...

— Ne dis pas de bêtises, Lola ! Tu veux nous mettre encore plus dans la merde en leur tombant dans les bras !?

Je baisse la tête, honteuse, bien sûr qu'elle a raison. Je me suis encore une fois laissée emporter par mes sentiments. Il faut que je garde la tête froide. J'inspire un grand coup et reprends la parole.

— Alors ? Qu'est-ce que tu préconises ?

— Il faut d'abord que nous sachions où ta sœur se trouve exactement.

Elle tourne son regard vers Lucas qui semble avoir très bien compris ce qu'Ella voulait dire.

— Très bien, il consulte sa montre, la pause-déjeuner de mon contact est dans moins d'une heure, je pars tout de suite.

Sans attendre plus longtemps, il se lève, attrape les clés de la voiture et part sans se retourner. Ella ne semble pas perturbée le moins du monde par ce qu'il vient de se passer, malgré nos regards interrogateurs.

— Parfait, dès que Lucas revient, nous pourrons agir. Nous travaillons sur un moyen de s'infiltrer dans leurs locaux depuis plusieurs semaines maintenant. Nous nous ferons passer pour l'équipe de ménage de remplacement. Ils interviennent un peu partout dans le bâtiment sur des créneaux horaires spécifiques. Lucas avait déjà tout planifié, nous avons quatre badges pour pouvoir accéder aux locaux. Cependant, ces badges ne nous donneront pas accès au labo... Max ?

— Nous ne pourrons accéder qu'à l'étage moins trois. De là, nous aurons accès aux équipements de l'équipe de ménage "du labo". Eux ont accès aux autres étages inférieurs. Nous n'aurons plus qu'à nous changer et prendre leur place. Le tout avec l'aide du contact de Lucas qui pourra nous "prêter son badge".

— Très bien. Max, Chris, préparez vous à partir d'un jour à l'autre. Lola ? J'imagine que tu veux venir avec nous ?

— Évidemment !

— Et bien, c'est réglé... Nous partirons donc tous les quatre. Simon n'étant pas encore en état pour retourner sur le terrain, je prendrai sa place. Lola, je peux te dire un mot en privé s'il te plaît ?

J'acquiesce et suis Ella à l'étage. Une fois dans le bureau, je referme la porte derrière moi et attends qu'Ella prenne la parole.

— Il semblerait que je me sois trompée sur ton compte... Chris avait raison et tu as l'air d'être de notre côté. Cependant, tu es beaucoup trop impulsive, tu as déjà prouvé que tu pouvais ruiner tous nos efforts à cause de tes agissements irréfléchis.

Elle ferme les yeux et respire profondément par le nez. On croirait que ce qu'elle s'apprête à dire va lui coûter énormément d'efforts et de volonté.

— Je ne te fais toujours pas confiance, mais je sais que tu feras tout ton possible pour sauver ta sœur. Pour une fois, nous avons un objectif commun. Alors... pour le bon déroulement du sauvetage de Claire, le plus juste serait de faire une trêve.

En disant cela, elle lève une main entre nous deux comme pour sceller un pacte. Un rire nerveux m'échappe.

— Une trêve ? Je te rappelle que c'est toi qui en as après moi depuis le début.

Elle fronce les sourcils et un grognement de mécontentement se fait entendre. Je lève la main pour prendre la sienne. Et après notre poignée de mains réconciliatrice, nous quittons la pièce.

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Le reste de la journée passe à une lenteur déconcertante. Je fais des allers et retours dans la salle commune n'arrivant pas à tenir en place. Ce n'est qu'au milieu de l'après-midi, épuisée sans doute de me voir tourner en rond sans répit, que Carole me prend par les épaules et m'emmène dans la cuisine pour me servir un thé.

— Tiens, bois ton thé. Et si tu ne sais pas quoi faire, tu peux m'aider pour préparer le dîner. Au moins, ça t'occupera l'esprit.

Je me dirige en silence vers le plan de travail, prends le couteau et commence à découper les légumes pour préparer une soupe. Carole a raison, pendant quelques minutes, j'arrive un peu à penser à autre chose.

Les gestes répétitifs et le son métallique du couteau me permettent de me focaliser sur autre chose que la situation dans laquelle se trouve Claire. Lentement, je sens les muscles de mes épaules commencer à se relâcher.

Une heure plus tard, alors que je suis assise à la petite table de la cuisine une énième tasse de thé dans la main, j'entends les grandes portes d'entrée s'ouvrir puis se refermer dans un claquement sec. Je cours hors de la pièce et tombe sur Lucas et Ella en train de discuter. Dès que celui-ci m'aperçoit, il me fait un signe de la main et m'informe des nouveautés.

— C'est bon Lola, je sais où se trouve ta sœur. Étage moins quatre, cellule 437. Apparemment, ils n'ont pas encore commencé de test sur elle, mais ça ne saurait tarder.

— Oui, ce soir, tout le monde se repose ! On part demain matin avant l'aube, nous ordonne Ella.

Nous dînons tous tôt et en silence. Je n'ai pas grand appétit, mais je me force à manger, nous ne pouvons pas nous permettre de partir demain matin le ventre vide. Après le dîner, je vais directement dans ma chambre et mets mon pyjama. Alors que je m'apprête à aller me coucher, j'entends de légers coups frappés à ma porte.

C'est Chris. Je m'écarte pour le laisser entrer et referme la porte sur nous. Nous restons là, à nous fixer quelques instants dans la pénombre. Son regard est toujours inquiet et j'ai envie de le prendre dans mes bras pour le rassurer. Lui dire que je vais bien. Mais il faut être honnête, mon regard doit traduire une inquiétude encore plus immense que la sienne actuellement. Il lève la main pour la porter à mon visage, mais arrête son geste, ses doigts effleurent mon menton. Il détourne les yeux avant de laisser retomber sa main le long de son corps.

— Je suis désolé Lola... J'aurais dû te dire la vérité dès le départ. L'enlèvement de ta sœur aurait pu être évité, comme cela.

Sans m'en rendre compte, je fais un pas vers lui et saisis sa main dans la mienne.

— Ce n'est pas entièrement de ta faute, tu sais... C'est aussi de la mienne, j'aurais dû être plus compréhensive, et moins impulsive surtout. Tu m'avais prévenu plusieurs fois de couper les ponts avec Claire et je ne t'ai pas écouté.

— Peut-être, mais j'aurais dû être plus attentif, je sais à quel point il est difficile de tourner le dos à sa famille. Enfin pour moi, c'est plus ma famille qui m'a tourné le dos, alors je n'ai pas eu ce problème...

Sa voix est rauque et remplie de peine. Il fait un pas de plus vers moi et penche la tête pour poser son front contre le mien. Ses iris sont fixés sur les miens. Je sens mon rythme cardiaque s'accélérer alors que nos souffles se mêlent. J'ai la sensation que nous respirons le même air. Je ferme les yeux et bascule légèrement ma tête en arrière. Au même moment, sa main libre se place derrière ma nuque et il m'embrasse enfin.

Ses lèvres sont chaudes et étouffent mon cri de surprise au moment où elles touchent les miennes. Je lâche sa main pour entourer mon bras autour de son cou, mon autre main se fraye un chemin jusqu'à son torse où je peux sentir son cœur battre à tout rompre à travers ses vêtements. Je sens ses mains descendre lentement et s'arrêter au niveau de ma taille, il enroule ses bras autour de moi pour me serrer encore plus contre lui.

Alors que nous arrêtons de nous embrasser, l'image de ma sœur, seule dans une cellule à des mètres sous terre, fait irruption dans mes pensées. Comment puis-je être en train d'embrasser un homme alors que Claire est en danger de mort ?! Chris semble lire mes pensées, car il s'éloigne doucement de moi et prend mon visage dans ses mains.

— Hey, ça va aller, on va faire tout notre possible pour la retrouver, je te le promets.

Il se racle la gorge et relâche mon visage :

— Hum, tu devrais aller te coucher, tu as besoin de repos pour demain.

En disant cela, il commence à s'éloigner de moi. Sans réfléchir mes mains referment leur prise derrière son cou et je le rapproche de moi pour l'embrasser à nouveau - l'idée de le voir s'éloigner de moi me paraît insupportable en cet instant.

Mon corps tremble sous la pression de ces derniers jours, je n'en peux plus ! Je me rends compte à quel point j'avais désiré cet instant, sa seule présence permet de me calmer, me canaliser. Alors que Chris dépose une multitude de baisers dans mon cou, je me laisse aller. Je ne veux plus penser à Hygeia, je ne veux plus penser à ma sœur ni à toute cette situation. J'ai juste besoin de ce moment hors du temps, juste une nuit où je peux enfin oublier et penser un peu à moi... à nous.

Chris relève la tête et ses yeux me scrutent à la recherche d'une réponse à sa question muette. Je lui souris et lui aussi tandis qu'il me porte tendrement et se dirige vers le lit.

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Et bien ! Il était temps, non ?

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