Chapitre 9: Un dernier voyage en nacelle

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Isolys sortit de la salle du conseil, le pas léger et la tête haute, comme si elle venait de remporter une victoire éclatante. Son visage fin s'illuminait, encadré par une cascade de cheveux blonds impeccables. Un sourire effleura ses lèvres, subtil, à peine perceptible, mais suffisant pour trahir sa satisfaction intérieure.

Ils étaient désormais cinq à siéger au conseil : A. Belvoir, Luthien Lorendil, Alexeï Moronov, la conseillère Sylvia, et elle-même. La dynamique du groupe était complexe, une constante danse de pouvoir et d'influence. Les alliances se dessinaient peu à peu. Ambre Solnar, aujourd'hui en fuite, s'était autrefois érigée en défenseuse farouche des intérêts de la Haute Ville, toujours sous l'œil vigilant d'Isolys. En face, Belvoir faisait figure d'opposant, secondé, quoique timidement, par Lorendil. Restait à convaincre Sylvia et Moronov, ces deux voix qui pourraient faire basculer les décisions.

Les conseillers quittèrent la salle à leur tour, se dispersant dans des directions différentes, mais Isolys ne bougea pas tout de suite. Son regard calculateur se posa sur Belvoir, qui s'éloignait d'un pas rapide. Elle ajusta son manteau blanc d'un geste élégant, puis s'élança à sa suite, ses talons résonnant doucement sur le marbre.

Le conseiller aux cheveux noirs portait sa chemise blanche ouverte sur un torse glabre et encadrée d'une écharpe immaculée qui flottait légèrement derrière lui. Quand il se tourna en entendant ses pas, ses yeux bleus se plissèrent sous une lumière qui ne semblait pas naturelle.

- Bonjour, conseillère, dit-il avec une inclinaison de tête polie.

- Conseiller Belvoir, répondit-elle d'une voix douce. Vous allez bien ?

Il lui serra la main avec un sourire contrit.

- Bien, et vous ?

- Contente de voir que vous ne m'en voulez pas, répondit-elle en inclinant légèrement la tête, presque soulagée. Je suis satisfaite que la loi permettant aux forces de l'ordre d'exercer pleinement leur métier soit passée. Je me sens plus en sécurité... depuis que... vous savez.

Belvoir détourna les yeux, fixant le sol comme pour y chercher un refuge.

- La fuite d'Ambre Solnar. Toutes mes condoléances, murmura-t-il, mal à l'aise. Je vous savais proches.

- Merci, dit-elle doucement. Mais j'ai envoyé une agente prometteuse pour la retrouver. Je serais plus rassurée en sachant qu'elle peut se défendre, vous comprenez. C'est pour ça, cette loi...

Belvoir se redressa, tentant d'adopter une posture digne malgré son air nerveux.

- Bien sûr, c'est compréhensible, dit-il en gonflant légèrement le torse. Mais, conseillère, vous savez que nous devons servir les intérêts de tous les citoyens d'Eternalis, pas seulement ceux de la Haute Ville.

Un éclat glacé traversa les yeux d'Isolys, et son sourire s'affermit, prenant une teinte presque carnassière.

- Et vous, Belvoir ? demanda-t-elle soudain, son ton plus tranchant. Servez-vous vraiment les intérêts des habitants de la Basse Ville ?

Le conseiller ouvrit la bouche, piqué au vif.

- Bien sûr ! protesta-t-il, mordillant nerveusement l'intérieur de sa joue. Je m'implique activement : j'organise des galas de charité, je supervise les échanges commerciaux... et je gère l'économie de-

- Oh, mais j'en suis sûre, l'interrompit Isolys, sa voix mielleuse dissimulant une froideur calculée. En fait, j'en parlais récemment avec la conseillère Sylvia. Vous savez, la trésorière d'Eternalis.

Belvoir ralentit légèrement le pas, son visage blêmit imperceptiblement.

- O-oh ?

- Oh, elle fait admirablement son travail, répondit Isolys, feignant la légèreté. Elle gère toutes les finances de cette cité d'une main de maitre. C'est une chance pour nous, n'est-ce pas ?

- Oui, tout à fait, acquiesça-t-il rapidement, ne comprenant pas encore où elle voulait en venir.

Isolys fit mine de réfléchir, levant les yeux au ciel avant de revenir à lui avec un regard perçant.

- Cependant... il semblerait qu'une zone d'ombre subsiste. Ce que vous faites de ces fonds, précisément. Étrange, non ? Surtout que, malgré la création d'un poste spécialement pour représenter la Basse Ville, aucune amélioration notable ne semble avoir vu le jour. Alors, une question se pose : où va donc l'argent ? Celui que vous recevez généreusement de Lorendil, par exemple ? Celui censé améliorer la vie de vos... protégés.

Elle s'était rapprochée de lui à mesure qu'elle parlait, et ses derniers mots furent soufflés à son oreille, comme un secret empoisonné. Belvoir frissonna, reculant d'un pas instinctif.

- Vous avez une jolie voiture, Belvoir, murmura-t-elle avec un sourire glacé. Elle est neuve ?

Belvoir se figea, la gorge sèche. Une goutte de sueur perla sur son front, qu'il essuya nerveusement avec un mouchoir tiré de la poche de sa chemise. Son regard évitait obstinément celui de la conseillère, qui le transperçait de ses yeux glacés, emplis de mépris.

- Vous me faites passer pour la méchante femme au conseil, reprit-elle, son ton devenant plus tranchant. Celle qui cherche à écraser ces "pauvres d'en Bas". Mais je me dis tout de même que vous êtes un choix étonnant pour représenter cette minorité, Belvoir.

Le conseiller se tendit, cherchant désespérément une porte de sortie. D'une voix tremblante, il coupa court à la conversation.

- Excusez-moi, m-mon chauffeur m'attend ! C'était... un plaisir, Isolys. À la prochaine réunion !

Il s'éloigna précipitamment, son écharpe blanche flottant derrière lui, tandis qu'Isolys le regardait partir, son sourire disparaissant immédiatement de ses lèvres. Oh, non, cette situation n'avait rien de drôle. A vrai-dire, elle bouillonnait de colère.

Tout cela était si injuste. Isolys soupira doucement, le regard fixé sur la foule disciplinée qui défilait sur les trottoirs propres et alignés de la Haute Ville. Son attention fut attirée par une jeune fille qui papillonnait, hésitant à chaque intersection, visiblement perdue et déplacée dans cet environnement ordonné.

Isolys s'approcha d'elle, son expression adoucie.

- Tu es perdue, petite ? demanda-t-elle doucement, se penchant pour que leurs regards se croisent.

La fillette, une blondinette frêle au visage encore marqué par des traces de poussière, la regarda avec timidité.

- Je... J'suis sensée aller voir le conseiller Belvoir, mais j'le trouve pas, marmonna-t-elle, baissant les yeux.

Isolys haussa un sourcil, une pointe d'indignation traversant son regard. Évidemment, il s'est enfui sans penser aux petits qu'il exploite... Mais cette gamine est si jeune.

- Tu as quel âge ?

- Treize ans et trois s'maines, répondit-elle après un bref calcul.

- Oh...

Le cœur d'Isolys se serra en entendant cette réponse. Le visage innocent de Maddie, avec ses grands yeux candides, semblait être une condamnation silencieuse de la loi qu'elle avait elle-même aidé à faire passer. Elle ravala son malaise et tendit une main gantée à la petite avec un sourire aussi rassurant qu'elle put.

- Viens. Où sont tes parents ?

- Ils vivent pas avec moi, répondit Maddie en haussant légèrement les épaules.

- Avec qui vis-tu alors ?

- Léah, c'est ma marraine.

Isolys hocha la tête, réfléchissant rapidement.

- On va aller voir Léah, d'accord ? Mais dis-moi, que devais-tu faire pour le conseiller Belvoir ?

- Lui apporter une lettre, m'dame.

- Donne-la-moi. Je vais m'en occuper, déclara Isolys en tendant sa main. Maddie hésita un instant avant de lui confier une enveloppe écornée. Maintenant, on rentre à la maison, d'accord ? ajouta la conseillère avec douceur.

La petite leva vers elle un regard empreint d'émerveillement. Isolys, perchée sur ses talons impeccables, dégageait une aura impressionnante avec son visage maquillé et ses cheveux soigneusement coiffés. Pourtant, son sourire sincère parvint à dissiper toute crainte. Maddie glissa ses petits doigts crasseux dans la grande main froide d'Isolys, qui les serra fermement, mais sans brutalité.

Voyant les joues de la fillette couvertes de saleté, Isolys sortit un mouchoir de son sac à main. Avec des gestes délicats, elle essuya la crasse sur le visage de Maddie, révélant une peau pâle et de grands yeux innocents.

En chemin, Isolys remarqua que Maddie s'attardait avec envie devant une vitrine. Un petit étal exposait des pâtisseries chaudes et appétissantes, dont une brioche dorée, garnie d'un glaçage fondant. La conseillère marqua un arrêt.

- Tu veux quelque chose ? demanda-t-elle, feignant l'indifférence.

Maddie hésita, secouant légèrement la tête comme si elle n'avait pas le droit de demander quoi que ce soit. Mais ses yeux trahissaient son envie.

- Allez, choisis, insista Isolys, son ton plus doux qu'à l'accoutumée.

Après une brève hésitation, Maddie désigna timidement la brioche. Isolys sourit et acheta non seulement la pâtisserie, mais aussi un petit jus de fruits, qu'elle tendit à Maddie en regardant longuement les expressions de la jeune fille.

- Tiens, dit-elle simplement.

Les yeux de Maddie s'illuminèrent comme si elle venait de recevoir un trésor. Elle murmura un merci à peine audible avant de croquer dans la brioche avec un bonheur évident. Ce simple geste, pour elle, avait une valeur inestimable.

Une fois rassasiée, Maddie reprit la main d'Isolys, qui l'emmena vers la station des nacelles. Elles se dirigèrent ensemble vers l'imposante installation métallique qui menait à la Basse Ville.

Quand elles montèrent dans la cabine spacieuse, d'autres passagers entrèrent également : une silhouette encapuchonnée qui restait en retrait, et la conseillère Sylvia, la trésorière, reconnaissable à son port altier et à son éternel carnet.

Isolys jeta un bref regard à Sylvia, échangeant un salut poli, avant de se concentrer à nouveau sur Maddie. La petite s'était assise près de la fenêtre, observant avec fascination les lumières de la ville qui s'étendaient sous elles. Isolys, debout à ses côtés, posa une main protectrice sur son épaule.

Mais Maddie ne regardait pas au dehors de la cabine lorsqu'elle descendait doucement dans les profondeurs des terres du Haut. Elle fixait la silhouette encapuchonnée, frissonnant.

- Tu as une jolie bouille, petite... murmura une voix provenant du fond de la cabine.

Maddie sursauta, regardant la femme se pencher sur elle pour lui parler. Dans la pénombre, ses yeux rouges brillaient légèrement.

- Tu me rappelles moi quand j'étais enfant. J'aimais bien observer la nacelle d'en bas, voir comment elle montait, et redescendait avec des petits soldats... Comme des jouets, coloriés en rouge.

Maddie eut un mouvement de recul, timide, et regarda Isolys. Cependant, celle-ci était occupée à parler avec la conseillère Sylvia. Elle serra sa main et se serra contre sa jambe, impressionnée par la voix chuchotée de la femme.

- Parfois je rêvais de les faire exploser. Avec des petits canons. J'aimais bien construire des explosifs dans des poubelles, ma mère m'avait appris.

- J'ai un ami qui sait construire des choses avec ses mains, aussi, murmura la préadolescente, la fixant de ses grands yeux marrons. Y s'appelle Nolan.

Un rire retentit doucement, celui de la silhouette qui dévoilait son visage. Des grands yeux rouges, encadrés par des mèches bleues et une lueur fascinée sur le visage. Maddie parut plus rassurée en voyant cet étrange sourire sur son visage et fit un pas, s'éloignant de la conseillère blonde sans lâcher sa main. Le regard d'Ambre Solnar passa de son visage à leurs mains liées.

- C'est quand j'ai réussi à faire exploser un petit soldat, un jour, qu'elle m'a prit sous son aile. Elle m'a donné la main, comme elle le fait. J'étais petite comme toi. Elle était venue en Bas avec son papa... Elle est repartie avec moi.

Son sourire s'élargit, ses yeux ne clignant pas, écarquillés, rouge sang. Maddie regarda le visage froid d'Isolys, puis celui d'Ambre, et fit un pas en arrière, retournant dans les jupons de la conseillère. 

Le visage de la conseillère blonde était sévère et avait paru à Maddie bien plus impressionnant que celui d'Ambre. Pourtant, en les regardant tout les deux, elle se rendait compte que la froideur était bien plus rassurante que la sympathie déplacée de cette femme qu'elle ne connaissait pas. De plus, son regard se posa sur les pieds nus de la femme. Elle frissonna.

- Tu seras peut-être plus sage que moi avec elle, murmura Ambre en regardant le sol de la Basse-ville s'approcher d'eux. Il faut être sage avec elle, sinon elle pique, pique, Isolys.

En entendant son nom, Isolys releva la tête. C'était pendant un silence de sa conversation avec la conseillère Sylvia, et se tourna pour remarquer le visage presque découvert de Ambre. Elle eut un léger sursaut et ramena Maddie à elle dans un geste instinctif, malgré le regard rouge qui se fixait sur elle.

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Léah sentait son coeur battre à toute allure. Jamais elle n'avait été dans cet état-là. 

Pourtant ce n'était pas la première fois qu'elle sentait la mort l'effleurer de ses longs doigts glacés, la tension faire craquer ses muscles sous sa chemise blanche transparente (dieu merci, elle avait un soutien-gorge noir). Elle avait décidé de travailler au bordel comme videuse pour côtoyer tout les jours la mort. Celle de ceux qui mourraient asphyxiés un beau jour dans les rues intoxiquées de la Basse Ville. Celle des prostituées endettées, trop vieilles, trop moches pour être riche et monter dans Eternalis. Celles des habitants d'en Haut qui réglaient leurs comptes dans le bordel.

Mais c'était de sa propre mort qu'on parlait ici. Les yeux de Jade lui confirmèrent cela. Elles se retrouvèrent à l'interstice de la rue juste devant la plate-forme. Par une fenêtre branlante, elle croisa le regard de ses compagnons et l'émotion lui étreignit soudain le coeur.

Non. Elle ne devait pas avoir peur. Elle devait être brave pour ceux qu'elle aimait. Pour un avenir meilleur.

La rousse lui donna le sac, et Léah pria pour qu'elle ne lui adresse pas un mot. Son coeur était si proche de ses lèvres qu'une seule parole aurait pu la faire renoncer. Elle ne devait pas.

Mais au contraire, Jade semblait comprendre. Elle avait dans ses deux mains un deuxième sac, et le regard de la rose passa du sac à son visage. Il contenait la partie explosive de la bombe. La rousse pinça ses lèvres, s'apprêtant à dire quelque chose... Mais elle lâcha le sac d'une main pour attraper la rose derrière l'oreille et l'attirer à elle.

Elle l'embrassa passionnément, un baiser brûlant, dépourvu de sensualité. Un baiser qui voulait dire beaucoup, qui voulait dire  à demain, ou adieu.

Elles se séparèrent vite, sans un mot, et Léah regarda le propre sac qu'elle portait. Puis, d'un coup, elle s'élança et sauta lestement sur la plateforme, sortant de son réceptacle une imposante bombe noire. 

- Hey ! Qu'est-ce que vous faites !

Une silhouette avait surgi d'une ruelle. Son manteau était rouge, avec l'insigne des forces de l'ordre d'Eternalis, et une mèche de ses cheveux brillait, argentée. Léah ne se figea pas d'horreur, même lorsqu'elle vit la policière attraper le bras de Jade qui voulait s'élancer vers elle.

La rousse eut le bon réflexe de lancer le sac vers la rose, qui réussit à le rattraper. L'angoisse de le sentir exploser sous ses doigts, sous le choc, fut minime, elle n'avait pas le temps de réfléchir. Elle n'avait plus qu'à compléter la bombe et à enclencher le détonateur. Elle entendit le cri de Jade qui se faisait taser, et cela fit redoubler son ardeur. Elle connecta les deux morceaux de la bombe, le sien et celui de la rousse.

Puis elle s'élança sur la policière qui courait vers elle, et sentit le souffle de la déflagration la projeter sur elle avec une force atomique.

Elle avait réussi.

La nacelle qui arrivait et la plateforme venaient d'exploser.

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