Chapitre 5: Ses yeux candides
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Isolys resta figée devant le portail, son esprit submergé par une marée d'émotions contradictoires. Devant elle, les silhouettes des quatre gardes s'éloignaient, emportant Ambre loin d'elle, et chaque pas qui les éloignait résonnait comme un coup porté à son cœur. Le regret fut la première vague à la heurter. Elle avait le pouvoir de tout arrêter, un simple geste aurait suffi. Un mot et Ambre aurait été sauvée, épargnée de ce sort. Mais avant qu'elle ne puisse céder à ce sentiment, la colère s'infiltra à nouveau, froide et tranchante, balayant toute autre pensée.
La tristesse suivit de près, comme une ombre inséparable. Isolys porta instinctivement ses deux mains à son ventre, une tentative désespérée d'apaiser ce vide qui la dévorait de l'intérieur. Elle trouva refuge devant la porte massive menant à la salle du conseil, incapable de franchir le seuil. L'air glacial s'infiltrait à travers les corridors, faisant claquer sa robe blanche contre ses jambes, ajoutant une autre couche de malaise à son tourment. Sa main glissa le long du bois, trop faible pour pousser la porte ou même pour la frapper en guise de défoulement.
Son corps tout entier semblait flancher sous le poids de ses émotions. Son front brûlait, ses yeux la piquaient, mais les larmes refusaient de couler. Elle se sentait consumée par une rage sourde, une haine dirigée autant contre Ambre que contre elle-même. Cette haine, elle le savait, l'avait menée à cet acte impardonnable. Et pourtant, déjà, le regret tissait sa toile, l'enserrant d'un filet serré et cruel.
Ambre était parfaite. Isolys l'avait façonnée à son image, modelée comme une pierre précieuse pour refléter tout ce qu'elle attendait de la perfection. Mais elle s'était trompée. Elle avait été stupide, emportée par ses propres failles et ses propres ambitions.
Et ce vide, ce gouffre béant que la vie lui imposait... Ne pas pouvoir avoir d'enfants. La pensée, aussi brutale qu'un coup, la fit chanceler. C'était une douleur qu'elle ne pouvait exprimer, une blessure profonde qu'aucune justification, aucune rationalisation ne pouvait apaiser. Elle avait envie de hurler, de briser chaque objet autour d'elle, de s'écrouler sur le sol froid et de s'abandonner à sa souffrance jusqu'à ce que tout s'arrête.
Ses jambes ne purent plus la porter. Elle tomba à genoux devant la porte, ses mains agrippant sa robe comme pour se raccrocher à un semblant de contrôle. Les sanglots éclataient dans sa poitrine, silencieux et violents, mais aucune larme ne vint soulager cette tension qui brûlait son être.
- Mademoiselle ? Tout va bien ? Oh, vous pleurez !
La voix, douce et préoccupée, traversa son esprit embrumé comme un rayon de lumière inattendu. Isolys, d'abord, pensa qu'il s'agissait d'une hallucination. Dans sa douleur, elle crut un instant que c'était Ambre qui revenait, se penchait sur elle, prenait son menton entre ses mains pour l'embrasser et la rassurer. Mais lorsqu'elle rouvrit les yeux, ce n'était pas Ambre qu'elle vit.
C'était une femme inconnue, penchée à sa droite. Sa silhouette délicate se découpait contre la lumière froide du couloir. Ses cheveux noirs cascadaient gracieusement sur ses épaules, et ses yeux marron étincelaient d'une inquiétude sincère.
Isolys la reconnut immédiatement.
Gaïa. La jeune femme qu'elle avait aperçue au bordel. Une ironie cruelle la frappa : Gaïa ne pouvait pas se souvenir d'elle. La dernière fois qu'elles s'étaient croisées, Isolys portait un masque, et son identité était restée secrète. Alors pourquoi cette femme, simple inconnue à ses yeux, se penchait-elle vers elle avec une telle sollicitude ?
- Tout va bien ? Vous voulez de l'aide pour vous relever ?
Gaïa posa doucement une main sur son épaule, un contact si inattendu et si chaleureux qu'Isolys en fut déstabilisée. À travers le tissu de sa robe, la chaleur de cette main traversa sa peau glacée, comme une étincelle ravivant un feu éteint. Leurs regards se croisèrent, et Gaïa plissa légèrement les yeux, comme si elle tentait de déchiffrer un mystère.
- On se connaît ?
Avant qu'Isolys ne puisse répondre, une autre voix, tranchante et familière, rompit l'instant.
- Sûrement. C'est une collègue.
La voix de Luthien Lorendil, glaciale comme l'hiver, fit frissonner Isolys. Elle se redressa maladroitement, époussetant sa robe d'un geste mécanique. Elle se racla la gorge, rassemblant les morceaux de son masque d'assurance brisé.
- Je m'appelle Isolys. Je suis conseillère d'Eternalis, madame, comme le conseiller Lorendil.
Elle tendit une main formelle à Gaïa, prenant soin de ne pas croiser à nouveau son regard. Elle se refusait à toucher à cette innocence, à cette chaleur, après ce qu'elle venait de faire.
- Je m'appelle Gaïa, Gaïa Lorendil. Ravie de vous rencontrer. Est-ce que tout allait bien ? Vous sembliez sur le point de vous évanouir...
La douceur dans la voix de Gaïa fit vaciller Isolys une fois de plus. Elle baissa les yeux, fixant leurs mains qui se serraient avec une étrange intensité. Elle sentit une chaleur réconfortante se répandre dans son être, mais en même temps, son regard fut attiré par la bague étincelant à l'annulaire de Gaïa. Un rappel cruel et froid de Luthien, toujours présent dans l'ombre.
Elle se força à se détourner, adressant à l'homme un regard neutre, presque distant.
- Tout va bien. Je suis simplement un peu fatiguée.
Sa voix, posée et maîtrisée, dissimulait mal la tempête qui continuait de faire rage en elle.
Luthien la détailla de la tête aux pieds, son regard glacial passant sur elle comme une lame. Ni lui ni Isolys ne parla, le silence pesant entre eux s'étirant comme une corde tendue, prête à se rompre. Finalement, Isolys fronça les sourcils, brisant la tension d'une voix acérée :
- Ça sent mauvais, comme une odeur de la Basse-Ville.
Luthien, imperturbable, conserva son expression polie et son air détaché. Mais une étincelle fugace traversa ses yeux, trahissant une pointe de contrariété. À ses côtés, Gaïa sembla se crisper, son visage se couvrant d'une lueur inquiète. Luthien, sans perdre son calme, répondit avec un sourire aiguisé :
- Ça doit être vous, alors, chère Isolys.
Leurs regards se croisèrent, acérés comme des poignards. Ils se fixèrent, immobiles, leurs visages tendus dans un duel muet où chaque expression était une attaque soigneusement calculée. La tension entre eux crépitait, palpable, presque suffocante. Isolys plissa légèrement les yeux, sa voix se teintant d'un venin subtil lorsqu'elle murmura :
- Qu'insinuez vous ?
Luthien haussa un sourcil, son sourire s'élargissant d'un rien, mais ses yeux demeuraient froids.
- Nous devrions y aller, Gaïa. Le dîner nous attend, et je suis fatigué.
Gaïa, jusqu'alors figée dans une sorte de fascination coupable envers Isolys, détourna enfin les yeux avec difficulté. Ses joues prirent une teinte légèrement rosée lorsqu'elle réalisa qu'elle avait gardé la bouche entrouverte tout ce temps, ses pensées visiblement ailleurs. Elle déglutit bruyamment, troublée, avant de sentir le bras de Luthien se glisser fermement sous le sien.
- Oui, bien sûr...
Luthien l'entraîna avec une douceur feinte, presque mécanique, en direction du cœur de la Haute-Ville. Pourtant, le bras qui crocheta celui de Gaïa semblait être une chaîne plus qu'un soutien.
Isolys suivit leur départ d'un regard glacial, mais son attention se fixa un instant de trop sur Gaïa. Un battement de cœur suspendu, un instant où leurs regards se croisèrent une dernière fois. Les yeux bleus d'Isolys rencontrèrent les yeux marron de Gaïa.
Ce moment fut brutalement brisé par un son sec : la main de Luthien s'abattant violemment sur la nuque de Gaïa. Celle-ci poussa un petit cri de surprise et de douleur, se tournant avec effroi vers son mari.
- Es-tu idiote ?! Cette femme fait partie du conseil ! Et la première chose que tu fais, après... ce que nous avons fait... c'est aller lui parler ?!
La colère dans sa voix était froide, maîtrisée, mais elle n'en était que plus effrayante. Gaïa recula instinctivement, ses traits se figeant dans une expression de peur.
- J'ai... juste vu une femme qui pleurait, murmura-t-elle d'une voix tremblante.
Mais Luthien ne lui laissa pas le temps de se justifier davantage. Il lui attrapa violemment le poignet, ses doigts s'enfonçant dans sa peau délicate avec une force brutale. La douleur lui arracha une grimace, et elle tenta de se libérer, en vain.
- Ne va pas parler à des inconnus dans la rue ! rugit-il. Tu comprends ce que ça aurait pu provoquer ? J'ai cru qu'elle avait compris, pour la Basse-Ville. J'ai eu peur, bordel !
-Je suis désolée. L-lâche-moi, s'il te plaît, Luthien... Tu me fais mal.
Il sembla soudain réaliser ce qu'il faisait. Ses doigts se desserrèrent, laissant son bras retomber le long de son corps. Gaïa s'écarta de lui, se frottant doucement le poignet meurtri. Une marque violette commençait déjà à apparaître, s'étendant comme une ombre sur sa peau.
Gaïa baissa les yeux, fixant le sol, tandis que Luthien se recomposait une façade calme. Elle se tenait à distance, ses prunelles craintives jetant des coups d'œil furtifs vers lui, prête à réagir au moindre signe de menace. Mais lui, sans un mot, reprit la marche, laissant sa femme derrière lui.
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Un grand silence emplit la pièce, alors que tout ceux qui en faisaient partie se regroupaient autour des trois principaux acteurs de la réunion.
Neuf personnes en tout, sans compter la petite Maddie qui les écoutait sans faire de commentaires, dans un coin de la pièce. Léah restait figée, alors que Jade regardait un homme roux et âgé, d'un air anxieux.
- Je... N'arrive pas à savoir si c'est génial ou complètement fou.
- Les nouvelles qu'il nous apporte sont affolantes en tout cas, murmura l'homme en répondant à Rory. Cet homme était juste et droit dans sa parole. Tu as bien fais d'accepter sa proposition.
- S'il nous la fait à l'envers, il faudra avoir un plan B, murmura la jeune femme aux cheveux roses, l'air dépassée par les évènements. Je n'exclus pas la possibilité qu'il souhaite se débarrasser de quelqu'un et qu'il nous fasse faire le sale boulot à sa place en nous menant en bateau.
- Je suis sûre que non ! s'exclama Jade en agitant ses cheveux roux. Il semblait vraiment sincère !
- Et c'était sûrement du théâtre, répliqua Léah, visiblement agacée par sa candeur.
- Tu dis ça uniquement parce que c'est un habitant du Haut !se fâcha la jeune femme.
- Ils sont tous pareils.
- Arrête de croire qu'ils ressemblent tous à des monstres. C'est faire comme eux que de penser ça.
- Je ne pense pas que c'est un monstre. Je dis juste que ce mec est un homme politique, et les hommes politiques, ça ment !
- Parce que toi tu ne mens pas peut-être ? Tu jetterais la première pierre ?
- Arrête de me couper la parole. Si tu es là pour m'emmerder, tu peux te casser ! dit violemment Léah en se levant, faisant face à la jeune femme.
Jade écarquilla les yeux, se rendant compte que tout le monde les regardait, y compris son père et son frère. Un grand silence emplissait la pièce. Le coeur battant, elle reconcentra ses yeux verts sur Léah, qui paraissait furieuse contre elle. Elle avait franchi une ligne qu'il ne valait mieux pas franchir avec elle.
Un geste. Elle se leva et quitta la pièce, laissant là une rose dépourvue.
- J'ai enregistré une partie de la conversation avec lui, reprit Rory comme si rien ne s'était passé, évitant ainsi un malaise général. S'il décide de nous lâcher par la suite et de nous faire poursuivre par la justice, on aura de quoi nous protéger.
- Il faut penser aux conséquences sur la Basse-Ville, aussi. Couper l'un des quatres points de ravitaillement de la Haute à la Basse, ce n'est pas un peu dangereux ? demanda l'une des femmes de l'assemblée.
- Eux ? Ils crèveraient plutôt que de nous nourrir, marmonna Rory avec un rictus. Justement, c'est plutôt avantageux. Si nous réduisons 1/4 du transport de minerais en faisant sauter la passerelle, ça mettrait un sacré coup de pression à Eterna. Là, peut-être qu'ils seraient obligés de nous écouter.
- D'accord, couper les ponts dans le sens littéral du terme semble avantageux. Mais mon fils, as-tu pensé à une seule chose ? La Basse-Ville est littéralement soutenue par la Haute. Si nous commençons à ronger les liens qui nous retiennent de tomber dans le vide, c'est nous qui en souffrirons.
L'homme aux cheveux roux foncés parla calmement à Rory, qui poussa un léger soupir en hochant la tête. Puis, il se tourna vers Léah pour avoir son avis. Elle avait été silencieuse depuis quelques temps. Celle-ci semblait tourmentée, et marmonna "Je reviens" avant de quitter la tente.
L'air de l'extérieur était nauséabond et lourd, et piquait aux poumons de Léah. Elle toussota et se baissa pour rentrer dans une nouvelle tente. A l'intérieur, une silhouette était assise sur une table, genoux repliés contre elle. La rose eut un doux sourire et attacha ses cheveux en une demi-queue, avant de croiser les bras.
- Je savais que je te trouverais là.
Jade eut un petit reniflement, et enfouit sa tête dans ses bras, ses oreilles rougissant.
- Tu me boudes ?
- Nan.
- Regarde moi, alors. Relève la tête. Allez ! dit Léah d'une voix joueuse.
Jade finit par relever son visage et le poser sur son avant bras. Léah était devant elle, et ses yeux gris la regardaient avec plus d'attention. Cependant, la rousse n'oubliait pas l'agacement et la colère qu'elle y avait vu plus tôt. Son visage se ferma, et elle poussa du bout du pied la main timidement posée sur la table près d'elle.
- Tu ne peux pas me crier dessus comme ça, Léah. J'suis pas ton chien.
- Je suis désolée. C'est tout un amoncellement de choses depuis ce matin... Tu devrais pas supporter mon caractère exécrable.
Jade renifla doucement, et cligna lentement des yeux, signe de sa compréhension.
- J'ai été bête d'essayer de piquer un truc à la femme au niveau de la nacelle. Je te l'ai pas dis, mais merci de m'avoir sauvée de la policière. J'ai eu vraiment peur à ce moment-là.
Un sourire soulagé fendit le visage grave de Léah et ses yeux pétillèrent. Elle blagua, en lui donnant un petit coup de coude:
- J'ai cru que l'aurais jamais, c'te excuse ! C'est pas grave, tu sais. C'est juste que... Je me suis énervée tout à l'heure parce que tu ne dois pas me décrédibiliser devant les autres. Me couper la parole, hausser le ton... On est plus des gamines, Jade. Je ne peux pas me permettre de me "chamailler" avec toi devant tout ceux qui me font confiance.
- Je sais.
- On a mit tellement de temps à se trouver, se faire confiance, s'entrainer... Si on se divise dès qu'il y a un peu de pression, on est foutus !
- Je comprend, je t'assure, dit Jade avec douceur avant de sourire et de la regarder dans les yeux.
Léah rougit et détourna le regard, ses yeux gris balayant les parois de la tente comme si elle y trouvait soudain un intérêt. La rousse la regarda, son sourire ne faisant que grandir sur ses joues encore enfantine.
- Tu ne m'as pas raconté comment c'était, à la rivière hier. Tu sais que j'ai passé mon tour pour vous laisser Rory, Maddie, Nolan et toi y aller ensemble ?
- Quoi ? s'offusqua gentiment la rose.
- Je sais que si on est trop, les soldats nous repèrerons, alors j'ai préféré ne pas y aller. Et puis ça m'a fait plaisir de vous voir revenir avec le sourire. Vous étiez mignons.
Il y eut un silence durant lequel Léah pensait nostalgiquement aux fois où elle et ses amis montaient en douce sur la passerelle pour rejoindre "la rivière", un cours d'eau de la Haute Ville qui n'était pas surveillé. L'opération était délicate, et seul les jeunes adultes et enfants y allaient encore. C'étaient des rares moments où elle pouvait sentir la vase sous ses pieds et l'insouciance caresser son esprit.
Elle regarda Jade avec reconnaissance, et sa main effleura son genou lorsqu'elle se releva:
- On devrait y retourner. Rory doit sûrement s'ennuyer sans sa soeur préférée.
Jade regarda longuement sa main avant de la suivre, les taches de rousseur sur ses joues rougissant.
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