Chapitre 11: Coopérer avec l'ennemi
Charlie s'était imaginée beaucoup de choses en devenant policière. Mais coopérer avec une criminelle avait rarement été une chose auquel elle pensait tout les soirs.
Elle avait tenté d'appeler en douce la conseillère Isolys sur son émetteur personnel pour tenter d'avoir de l'aide. Celle-ci ne répondait pas. Taser en main, pointé sur Léah, elle lui avait demandé de transporter tout les blessés de la Basse-ville dans un endroit sûr. Visiblement, la maison de la rose avait été son premier choix.
Léah lança un regard dur à Charlie, les traits tirés par la fatigue et la tension. Elle déposa délicatement un des nombreux corps qu'elle portait sur le parquet usé et craquelé, les ruines de ce qui avait probablement été une maison animée autrefois. La policière jeta un regard circulaire autour d'elle, le nez légèrement froncé, repoussant son dégoût. Mais elle garda le silence.
Soupirant, elle retourna dehors pour aller chercher d'autres blessés. Ensemble, elles passèrent une heure à sauver ceux qui pouvaient encore l'être, portant les corps, parfois inconscients, parfois gémissants de douleur, jusqu'à cet abri de fortune. Chaque trajet était une épreuve : la fumée âcre des incendies, l'odeur métallique du sang, et le bruit sourd des gémissements formaient une toile de fond insupportable.
Quand enfin les pompiers de la Ville d'en Haut arrivèrent, Charlie sentit un espoir renaître : peut-être allait-elle pouvoir, elle aussi, recevoir des soins. Mais cet espoir fut rapidement douché par une réalité brutale. Les secours prirent en charge quelques blessés, mais uniquement ceux de la Haute. Les habitants du Bas, bien plus nombreux et souvent dans un état critique, furent totalement ignorés.
Charlie regarda avec stupéfaction les pompiers repartir aussi vite qu'ils étaient venus, leurs visages indifférents. Une colère sourde montait en elle, mais Léah, elle, semblait presque insensible à cette injustice ; son visage fermé trahissait une dureté acquise à force d'habitude.
La brune revint, portant sur son dos un dernier rescapé. Elle toussa, la poussière et la fatigue pesant lourd sur ses poumons. Ses yeux se posèrent sur une silhouette dans l'ombre : Léah, assise dans une autre pièce. La policière déposa doucement le blessé sur un vieux canapé, puis s'approcha, ses pas étouffés par le bois poussiéreux.
Dans la pénombre, elle vit Léah recroquevillée devant un feu qu'elle venait d'allumer dans une vieille cheminée fissurée. La lumière vacillante des flammes dansait sur ses cheveux roses emmêlés, créant des reflets contrastant avec l'obscurité autour d'elle.
- Ta chambre ? demanda Charlie en entrant, brisant le silence.
Léah releva la tête d'un geste lent, ses yeux gris brillants de colère ou de fatigue. Ses mains, toujours menottées, se crispèrent en deux poings.
- Non.
Le ton était sec, tranchant. Charlie observa la pièce plus attentivement : des murs ornés de dessins d'enfants, des peluches abandonnées sur une étagère bancale, un lit aux draps froissés... Une chambre d'enfant.
Le silence de Léah confirma ses soupçons. Charlie sentit une bouffée d'émotions contradictoires : de la colère, du dégoût, mais aussi une étrange compassion qu'elle n'aurait jamais cru possible. Léah habitait avec une enfant, ou plusieurs.
- Je devrais t'arrêter pour terrorisme, dit durement la brune, croisant les bras. Et à la place c'est toi qui ramasse les cadavres que tu as causé. Quelle ironie.
- Je ne voulais pas... répondit Léah dans un murmure rauque, les dents serrées. Ce n'était pas eux. Je voulais tuer les conseillers.
- Pourtant, ce sont eux qui sont morts. Tous ces innocents. Comme d'habitude, les gens d'en Bas... Violents, brutaux, incapables de respecter leurs propres semblables, cracha violemment la policière, le coeur battant.
Léah se redressa d'un bond, ses menottes cliquetant bruyamment. Elle s'approcha de Charlie avec une rage contenue, ses yeux brillants d'un feu sombre. Charlie recula instinctivement, surprise par la soudaine proximité.
Léah posa violemment sa main contre la porte derrière Charlie, bloquant toute possibilité de fuite. La policière sentit son souffle s'accélérer alors qu'une pointe de panique la saisissait.
- Si tu n'avais pas retenu Jade, elle serait encore là ! cracha Léah, ses mots hachés par une douleur évidente. Et si on avait accompli le plan, tous ces gens ne seraient pas morts. C'est ta faute. À toi et à vos foutus policiers qui se prennent pour des dieux !
Elle posa brusquement ses mains sur les épaules de Léah, la repoussant avec plus de force qu'elle ne l'aurait voulu. Mais au moment où Léah retomba sur le siège derrière elle, son visage se contracta dans une grimace de douleur.
- Ton dos... ! s'exclama Charlie, le souffle coupé en apercevant l'état de la peau de Léah.
Le dos de la rose était une mosaïque de brûlures et d'écorchures, certaines encore suintantes de sang. Elle ne portait qu'un soutien-gorge, sa chemise n'étant plus que de vastes lambeaux, révélant l'ampleur des blessures qu'elle avait dissimulées jusque-là. Charlie comprit soudain que Léah avait protégé son propre corps lors de l'explosion, mais n'avait rien dit.
Sans réfléchir, la policière se précipita pour attraper un linge, qu'elle mouilla avant de revenir auprès de Léah.
- Laisse, grogna Léah en la fusillant du regard. J'me débrouille.
- Tu n'iras pas bien loin dans cet état, répliqua Charlie avec hargne.
- Espèce de salope.
- Moi, c'est Charlie, répondit la policière avec une pointe d'humour nerveux.
- Espèce de Charlie, marmonna Léah en détournant les yeux, la tension retombant légèrement.
Charlie esquissa un sourire malgré elle, mais son geste resta précis et méthodique. Elle tamponna doucement les plaies de Léah, veillant à ne pas appuyer trop fort sur les zones les plus abîmées. Le silence s'étira entre elles, pesant, rythmé seulement par le crépitement du feu et le souffle irrégulier des deux femmes.
La brune épongea le linge imbibé de sang, avant de sortir de sa poche un petit pot d'onguent. Elle en préleva une noisette du bout des doigts et la passa doucement sur les omoplates musclées de Léah, s'arrêtant à chaque soubresaut de douleur. Pendant ce temps, Léah tripotait distraitement un bouquet de roses fanées qu'elle tenait entre ses doigts calleux et abîmés.
- Tout a raté, murmura Léah, ses yeux fixant obstinément les fleurs comme si elles pouvaient lui apporter des réponses.
Charlie, penchée sur elle, répondit sans détourner les yeux de son travail :
- On va les retrouver. Et tu iras en prison.
À ces mots, Léah se raidit brusquement. Elle se tourna vivement, ses blessures s'ouvrant de nouveau sous l'effort, et rugit :
- Tu as été sur mon chemin, j'aurais pu éviter ça.
Son cri résonna dans la pièce, brutal, empli de frustration et de douleur. Charlie s'immobilisa, levant lentement les yeux vers Léah.
- Ambre Solnar la tenait fermement. Tu n'aurais pas eu le temps de les atteindre qu'elle aurait pu briser le cou de ton amie, répondit-elle avec calme, mais fermeté. C'était une prise d'otage. Ambre Solnar est une femme remarquablement intelligente. Ça aurait été suicidaire d'y aller.
Léah serra les dents, ses yeux lançant des éclairs.
- Maintenant, grogna-t-elle à travers sa mâchoire crispée, incapable de nier que Charlie avait raison. Elle est partie avec Jade.
Charlie recula d'un pas pour lui laisser de l'air, mais ne détourna pas son regard.
- Elle est sûrement en vie, répondit-elle doucement. Mais pour combien de temps, je ne sais pas.
Léah se laissa retomber sur le siège, ses mains crispées sur les roses fanées. Elle fixait un point invisible dans le vide, son esprit déjà ailleurs.
- J'vais les retrouver, déclara-t-elle, sa voix basse mais déterminée.
Charlie croisa les bras et se planta devant elle, son regard tout aussi ferme.
- Pas si vite. Tu es blessée. Tu peux à peine tenir debout, et en plus de ça, tu es une criminelle désormais. Tu n'iras nulle part sans moi.
Léah releva la tête, un rictus moqueur se dessinant sur ses lèvres.
- Ah ouais ? Tu veux jouer à ça, toi ? ricana-t-elle, son regard brillant d'une haine mêlée de défi.
Charlie sortit calmement une clé de sa poche et la fit tourner entre ses doigts.
- J'ai la clé des menottes.
Le rictus de Léah s'effaça aussitôt. Ses épaules s'affaissèrent, et elle laissa tomber les roses fanées à ses pieds.
- Putain de merde, grogna-t-elle en s'écroulant sur le siège, ses jambes fléchissant sous elle. Elle se passa une main dans les cheveux, l'air de comprendre qu'elle était piégée.
Charlie, toujours debout, la regarda avec un air indéchiffrable.
- Repose toi. Tu ne serviras à rien en étant dans cet état.
Un silence tomba de nouveau, mais cette fois, il était moins pesant, moins hostile. L'ombre du feu dansait sur les murs, et quelque chose dans l'atmosphère, bien que tendu, semblait avoir légèrement changé. Léah haussa les épaules et leva ses deux poignets pour lui faire deux doigts d'honneur.
- Je collabore pas avec toi. Je veux juste retrouver Jade.
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Isolys entra dans sa maison et apprécia le silence ambiant. Elle se sentait d'une humeur étrange aujourd'hui. On aurait pu penser qu'une femme avec des brûlures sur les jambes et le dos n'aurait qu'une envie, celle de se reposer et de se soigner... Mais ce n'était pas le cas d'Isolys, qui n'était certainement pas comme toutes les femmes.
Pour une raison mystérieuse, elle avait plutôt envie d'aller dans sa chambre, de fermer les rideaux et d'allumer des bougies, pour enfin s'apprêter à éteindre le feu qui étreignait son bas-ventre.
Un contact humain était la dernière chose dont elle avait besoin en cet instant-même. Le sort en avait visiblement décidé autrement.
Voir un adolescent roux sale sur son canapé n'était pas dans le plan de ce soir, et ne faisait pas partie du fantasme qu'Isolys avait mis pièce par pièce en rentrant chez elle.
Elle poussa un soupir frustré:
- Qui êtes-vous, et que faites-vous dans mon salon ? demanda Isolys d'une voix tranchante, son regard perçant scrutant le jeune homme intrus.
Celui-ci sursauta légèrement, comme un moineau pris au piège. Il se redressa d'un bond, révélant une silhouette grande et dégingandée, ses vêtements usés trahissant ses origines modestes. Ses mains tremblaient légèrement alors qu'il esquissa un signe de la main, apaisant.
- B'jour, madame. Je... je suis désolé de m'être introduit chez vous comme ça, mais je ne savais pas comment faire autrement.
Sa voix était douce, presque hésitante, et il baissa les yeux, mal à l'aise.
- Mon nom est Rory, continua-t-il. Je viens d'en Bas.
Isolys fronça légèrement les sourcils. Sa main glissa imperceptiblement vers le meuble de l'entrée, où elle posa ses doigts sur le tiroir.
- Formidable, murmura-t-elle d'un ton sec, masquant son agacement croissant.
Rory sembla s'agiter, triturant l'ourlet de sa chemise décolorée.
- Moi et ma famille, on cherche de l'aide.
Les mots frappèrent Isolys comme une lame glacée. Elle sentit son souffle se suspendre, son cœur manquer un battement. Mais elle ne laissa rien paraître. Son visage se ferma brusquement, et elle ouvrit doucement le tiroir de la commode, ses doigts effleurant le bois.
- Allez chercher ailleurs, répondit-elle froidement. Vous n'avez rien à faire ici. Sortez, ou j'appelle la police.
Rory fit un pas en avant, levant une main en signe d'apaisement.
- Attendez ! s'écria-t-il, sa voix prenant une teinte désespérée. Ecoutez moi d'abord !
Isolys fixa son intrus, son regard devenant plus perçant encore. Elle sortit un long poignard du tiroir d'un geste peu menaçant.
- Qu'est-ce que vous voulez ?
Rory déglutit, évitant son regard, comme si chaque mot qu'il s'apprêtait à prononcer coûtait une part de son courage.
- J'ai lu les journaux, commença-t-il, la voix tremblante. La femme qui est en fuite... Ambre Solnar. Elle était votre compagne, pas vrai ?
Un silence glacial s'installa. Le nom d'Ambre avait suffi à faire vaciller l'assurance de la conseillère. Ses doigts se crispèrent légèrement sur le bord du tiroir, mais elle resta immobile, luttant pour garder contenance.
- Où voulez-vous en venir ?
Rory releva les yeux, et cette fois, son regard était empreint d'une détermination brûlante, malgré la peur visible qui l'habitait.
- Elle a kidnappé ma sœur, madame.
Isolys sentit son sang se glacer. Elle resta figée, son visage impassible, bien que son esprit s'emballe. Ambre Solnar avait-elle vraiment condamné son propre cas en s'enfuyant avec un otage ?
- Je ne vois pas en quoi cela me concerne, répliqua Isolys, bien que ses mots manquaient de conviction.
- Je n'ai personne d'autre vers qui me tourner ! lança Rory, presque suppliant. Ma meilleure amie essayait de la retrouver, mais les policiers l'ont arrêtée. Ils l'ont emmenée, et moi... moi, je suis seul. Je suis inutile. Mais vous, vous êtes une conseillère ! Vous avez de l'influence ! Vous pourriez faire quelque chose. Je vous en supplie, j'ai besoin de votre aide pour sauver ma meilleure amie. Si elle se retrouve en prison, Jade sera condamnée.
Un mélange de colère, de culpabilité et de doute bouillonnait en Isolys. Elle serra les dents, ses yeux fixés sur le jeune homme. Ses propres souvenirs d'Ambre refirent surface : la douleur, la trahison, les secrets. Elle inspira profondément, cherchant à garder son calme.
- Et pourquoi pensez-vous que votre amie puisse mieux s'occuper de la situation que l'investigatrice que j'ai mandatée pour s'en occuper ? demanda-t-elle, sa voix glaciale.
- Parce qu'ils laisseront ma soeur se faire tuer. Les victimes collatérales ne les intéresseront pas, les policiers se foutent bien de la vie de ma soeur. Ils se foutent bien de la vie d'Ambre Solnar aussi. Je pensais qu'elle vous importait... Je me suis trompé.
Isolys fronça les sourcils et répondit presque immédiatement:
- Je tenais à Ambre Solnar.
- Alors aidez moi à les retrouver. Vous pouvez avoir une chance de sauver votre compagne et je veux sauver ma soeur. Si vous tenez vraiment à elle, vous voudriez sûrement l'arrêter avant qu'elle fasse encore plus de mal, non ?
Les mots de Rory frappèrent juste, éveillant une tempête dans l'esprit d'Isolys. Elle détourna le regard, incapable de soutenir la détresse sincère dans les yeux du jeune homme. Elle ne répondit pas immédiatement, pesant le poids de ce qu'il venait de lui demander.
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