Chapitre 9 - L'accident
Je devrais avoir honte, me sentir confuse pour ce que je viens de faire devant tout le monde, et surtout sur ce pauvre Grant, mais la nausée qui m'envahit est trop forte pour laisser un peu de place à ce genre de sentiment. Il faut que ça sorte, et malheureusement, Grant n'est pas au bon endroit au bon moment. Sa chemise bleue se retrouve tâchée par mon déjeuner en cours de digestion.
— D-désolée, balbutié-je difficilement.
Ses deux paumes serrent avec fermeté mes épaules. Il m'aide à aller jusqu'aux toilettes pour femmes et y entre avec moi. Par chance, il n'y a personne. Il m'ouvre la porte d'une des deux cabines. Je l'entends pestiférer alors qu'un autre haut le cœur me brûle l'œsophage. Je fais tout mon possible pour me retenir malgré le goût de vomi qui inonde ma bouche. J'y mets toute ma volonté. Seulement, ça ne suffit pas. Parfois, les efforts restent vains. On peut mettre une énergie monstre dans une tâche, le résultat n'est pas toujours au rendez-vous. Je m'accroupis pour vomir une nouvelle fois.
Les larmes me montent aux yeux et j'ignore pourquoi. C'est stupide d'avoir envie de pleurer juste parce qu'on a la nausée. D'autant que j'ai connu bien pire. Bon sang, Grant n'a pas besoin de voir tout ça !
Mes épaules tressautent à chaque sanglot. Je renifle un bon coup et me racle la gorge, prête à lui dire qu'il peut s'en aller quand un nouveau haut le cœur me brûle l'œsophage. L'acidité de la bile au fond de ma gorge est presque insoutenable. Elle ne fait qu'accentuer ma crise de larmes. Je me mords la lèvre inférieure, comme si cela allait arrêter cet enfer, mais rien n'y fait. Ma nausée persiste. Elle me comprime le crâne et les entrailles. Le problème, c'est que je n'ai plus rien à régurgiter. Ce n'est qu'un crachouillis qui n'apaise pas mes maux. Je tousse, m'étrangle à moitié. C'est pathétique.
— Prends le temps de respirer ou tu vas finir par t'étouffer, me conseille Grant. Parce que je te préviens, je te fais pas de bouche à bouche.
Essaie-t-il de plaisanter ? Ou est-ce juste de l'agacement ? Je lui ai quand même vomi dessus, alors j'imagine qu'il ne doit pas être content.
— On ne fait plus de bouche à bouche, marmonné-je sans qu'il puisse m'entendre.
Je lève le bras et tâtonne le mur à côté de moi, à la recherche d'un morceau de papier pour m'essuyer la bouche. Les larmes troublent ma vue et mon cerveau a d'autres chats à fouetter avec tout ce qui arrive à mon corps. Mes doigts parcourent la paroi froide sans succès.
— Tiens.
La voix de Grant vibre dans mes oreilles. Je tourne légèrement la tête pour faire face à ce qui semble être du papier. Ce mouvement accentue ma nausée. J'ai l'impression que la pièce tourne à vive allure autour de moi. Je me sens vaciller avant que deux grandes mains me tiennent fermement les épaules.
— Ainsley, reste avec moi !
Je ne comprends rien à ce qui est en train de se passer. La seule chose dont je suis certaine, c'est que Grant s'applique à essuyer le coin de mes lèvres recouvert de bave, et autres joyeusetés. Je le contemple, interdite. Ses cheveux blonds, plus longs sur le dessus que sur les côtés, sont en pagaille. Ses yeux verts scrutent ma bouche, mais ce n'est pas avec envie, ni avec dégoût bizarrement. Il semble juste... concentré ?
— Je peux le faire, lui assuré-je en essayant d'attraper sa main.
— Arrête de bouger, grogne-t-il.
Mes doigts s'enroulent autour de sa paume recouverte d'un épais tissu blanc. Je remarque seulement maintenant qu'il a un bandage. C'est donc pour cette raison qu'il se trouve à l'hôpital ? Je n'ai pas le temps de lui poser des questions qu'il se redresse pour jeter le papier dans les toilettes et tire la chasse d'eau.
— Je vais aller chercher un toubib, reste là, m'informe-t-il en se dirigeant vers la sortie.
— Non, ne t'en va pas, le supplié-je.
Grant s'arrête net, sa main non abimée sur la poignée de la porte. Je crois qu'il attend un peu plus d'explications avant de prendre une décision.
— Je sors d'une IRM et le produit de contraste me donne toujours la nausée. Inutile d'aller embêter quelqu'un pour rien.
Il se tourne pour me détailler de longues secondes sans dire un mot. Je vois bien qu'il a du mal à gober mon explication. Pourtant, c'est la vérité. Une fois, j'ai même failli vomir dans la machine. J'ai attendu le dernier moment avant d'appeler l'équipe médicale et quand ils m'ont sortie, j'ai recraché mon repas de la veille sur le pauvre interne qui était là. À croire que vomir sur les gens fait partie de mes spécialités.
— Tu veux peut-être un truc à boire ? me propose-t-il.
— Non merci. Ça devrait se calmer.
— T'es sûre ?
— Certaine.
Il hoche la tête et s'avance jusqu'au lavabo. Dos à moi, il se met à déboutonner son vêtement comme s'il était tout seul dans la pièce. Je détourne le regard lorsqu'il lui tombe des épaules et que sa peau nue se dévoile. Je ne sais pas pourquoi je joue les pudiques alors que je l'ai déjà vu sans t-shirt, que ce soit quand nous étions ados ou il y a quelques jours sur la plage. Son corps athlétique a été soumis plus d'une fois à mon analyse. Et je me suis toujours demandée comment un esprit brillant et bienveillant comme le sien pouvait-il être également canon. Grant cochait tous mes critères quand j'étais plus jeune. Est-ce encore le cas ? Pour ce qui est de l'extérieur, oui, sans aucun doute, mais l'intérieur, je ne peux pas encore me prononcer.
— Désolée pour ta chemise, marmonné-je maladroitement.
— C'est qu'un bout de tissu sans valeur. T'excuse pas pour ça.
J'ai beau me sentir mal et certainement ne ressembler à rien, j'aimerais que toutes les caméras de la terre puissent capturer cet instant. C'est cette facette de Grant qu'on devrait voir partout dans la presse et non les photos de lui sortant éméché d'une boîte de nuit. Un homme qui pense aux autres. Un homme patient. Un homme divinement beau même quand il nettoie sa chemise pleine de vomi.
Les muscles de son dos s'agitent lorsqu'il frotte le bout de tissu sous l'eau. J'ai cessé de résister à l'envie de le contempler. Il n'y a pas de miroir, alors je ne risque pas d'être prise en flagrant délit, sauf s'il se retourne.
— Qu'est-ce qui est arrivé à ta main ? osé-je demander.
— Un léger accrochage au supermarché.
— On t'a demandé une photo, je parie.
Il met de longues secondes avant de confirmer mes dires :
— Ouais.
— Et tu as dit non, je présume.
— T'as l'air d'être bien renseignée. Je vais finir par croire que t'étais là.
Parler de cette histoire semble l'irriter. Il frotte avec de plus en plus d'énergie, au point de mettre de l'eau partout. Je me redresse difficilement en m'aidant des murs. La nausée est passée maintenant que j'ai vidé tout mon estomac.
D'un pas incertain, j'avance jusqu'à lui et pose une de mes mains sur son biceps. Sentir sa peau nue sur la mienne m'électrise. Son corps est chaud, bien plus que le mien, et l'odeur boisée de son gel douche masque celle de mon vomi. Je presse un peu plus les doigts autour de son bras. Il cesse de frotter dans un râle qui pourrait être sexy dans un autre contexte.
— Pourquoi ça merde tout le temps quand j'essaie de faire les choses bien ? bougonne-t-il en s'appuyant sur le rebord du vasque. J'ai refusé poliment, comme j'ai dit à Dwayne que je voulais pas participer à son émission. Je veux juste qu'on m'oublie, mais non, c'est trop demander.
Je ne comprends pas tout ce qu'il raconte. En revanche, il est clair qu'il a besoin qu'on lui tende la main. Ou plutôt l'oreille. Je suis loin d'avoir la prétention de le connaître, mais je crois sincèrement qu'il souhaite que quelqu'un l'écoute enfin. Il ne désire pas disparaître, il veut juste pouvoir mener son propre chemin sans qu'il n'ait besoin de se retourner à chaque pas qu'il effectue vers l'avant.
— Tu mérites d'exister dans les cœurs et les esprits de ceux qui t'aiment, Grant.
Il tourne les épaules et j'entrevois une cicatrice le long de son sternum. Je n'ai pas le temps d'y prêter attention car son visage est trop proche du mien pour que mes idées restent claires. Mon cœur tambourine dans ma cage thoracique. Il s'emballe au même rythme que mes poumons. J'essaie de me contrôler pour reprendre d'une voix claire et assurée :
— Et les autres, qu'ils aillent se faire voir chez les Grecs.
Ses yeux émeraudes me fixent avec une telle intensité que j'en oublie de respirer. Tous mes muscles se tendent lorsque la commissure de ses lèvres s'étire vers le haut.
Son sourire est si craquant.
— Tes expressions sont aussi vieilles que tes fringues, rit-il sans me lâcher du regard.
Le charme se rompt en un claquement de doigt. Je retire ma main de son biceps et me renfrogne. Je sais que mon style vestimentaire n'est pas au goût du jour, et je m'en fiche. Cependant, l'entendre le critiquer me blesse plus que ça ne le devrait. Il n'est pas le premier à me faire des remarques, ni le dernier, mais... c'est Grant. Et quand il s'agit de lui, tout a beaucoup plus d'impact sur moi. Les bonnes choses, comme les mauvaises.
— Ainsley, m'appelle-t-il d'une voix douce.
Je délaisse le point invisible que je fixais sur le lavabo, et retrouve le vert de ses iris.
— J'ai rien contre l'ancien. Au contraire.
Il prononce les deux derniers mots si bas, que je crois les avoir rêvés. Le temps semble suspendu entre nous. Tout vient définitivement éclater à l'instant où une femme fait son apparition dans les toilettes.
— Qu'est-ce que vous faites ?
Elle nous scrute avec effroi, comme si elle nous avait pris en plein ébat. Oh non, pourquoi je pense à ça ?Je sens mes joues devenir rouges alors que des images de nos corps enlacés me traversent l'esprit.
— On est chez les dames, ici, complète-t-elle tandis qu'aucun de nous ne lui répond.
— Je sais, intervient enfin Grant. Et c'est pour l'une d'elles que je suis là.
— Torse nu ?
— C'est ça ou une chemise pleine de vomi. À vous de voir.
La quinquagénaire fronce les sourcils tout en observant le vêtement qu'il tient dans les mains. Son air reste perplexe avant de devenir un brin espiègle lorsque son regard traîne sur le torse de Grant. Elle pourrait être sa mère, ça ne l'empêche pas de se rincer l'œil sans gêne.
— Tu as de la chance d'avoir un corps agréable à contempler, on a envie de tout te pardonner, conclut-elle avant de se diriger dans l'une des cabines et de s'y enfermer.
Je n'en crois pas mes oreilles. Elle vient vraiment de complimenter son physique dans un moment pareil ? Qu'est-ce qu'elle sous-entendait exactement ? Que si elle l'avait trouvé moche, elle aurait appelé la sécurité ? Je me pince le bras, histoire d'être certaine de ne pas rêver. Contrairement à moi, Grant semble être bien moins touché. Il est déjà passé à autre chose et renfile sa chemise trempée.
— Tu ne protestes pas ? lui murmuré-je pour que la femme ne nous entende pas.
— Pourquoi je ferais ça ? rétorque-t-il sans baisser la voix.
— C'est réducteur comme remarque.
— Tu sais, n'être qu'un physique ça a toujours été mon job, déclare-t-il en haussant les épaules. Disons que je me suis habitué à ce qu'on me parle comme ça.
Cette façon détachée qu'il a d'en parler me sidère. On dirait que c'est normal pour lui alors que ça ne devrait pas être le cas. C'est le genre de réflexions arriérées qui méritent de disparaître, aussi bien chez les femmes que chez les hommes.
— Ça ne veut pas dire que ça me fait plaisir, reprend-il en reboutonnant sa chemise. Au début, j'admets qu'être complimenté sur mon apparence était un truc agréable. Ça flattait mon égo. J'avais pas imaginé qu'un jour, je serais enfermé dans cette catégorie.
Un bruit de chasse d'eau résonne dans les toilettes. La femme qui reluquait Grant sort de sa cabine et s'avance vers nous pour avoir accès au lavabo. C'est le moment que nous choisissons pour sortir de là. Inutile de lui laisser la possibilité d'ouvrir à nouveau la bouche.
— Mon père m'attend dans la voiture, lui annoncé-je une fois dans le couloir. Tu as besoin qu'on te ramène ?
— Non, c'est bon. Je suis venu avec ma mère.
— OK.
Je croise mes bras sur mon torse et frotte mes paumes contre mes bras. Je ne sais pas comment lui dire au revoir. Par de simples mots ? Une petite tape amicale sur l'épaule ? Ou bien est-ce carrément un adieu ? Jusqu'ici, j'ai eu la chance de tomber sur lui par hasard.
— Je connais une super boutique de fringues vintages si jamais tu cherches une nouvelle chemise, osé-je une petite plaisanterie.
— Pas mal, Ainsley, me complimente-t-il en me pointant de son index.
Nous rions avant qu'un silence nous enveloppe à nouveau. Cette fois, c'est Grant qui reprend la parole le premier.
— Je vais y aller avant que ma mère s'inquiète. Elle va croire qu'on m'a coupé la main ou un truc du genre.
— Rentre bien.
— Toi aussi.
Je lui offre un bref sourire avant de prendre la direction opposée à la sienne pour rejoindre mon père. Je me demande s'il m'observe m'éloigner. L'envie de me retourner pour vérifier me démange, mais j'ai peur d'être déçue que ce ne soit pas le cas. Après tout, pourquoi le ferait-il ?
— Ainsley, m'appelle-t-il soudain.
Je me stoppe net. Lentement, le souffle court, je pivote dans sa direction.
— À plus.
Ce n'est rien, je le sais, pourtant mon cœur s'emballe à l'idée que nos chemins se croisent encore, et pas forcément grâce au hasard. Grant laisse la possibilité que nous nous revoyons, ce qui me rend plus heureuse que de raison.
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