Chapitre 8 - Rien n'a changé

Casquette des Titans sur la tête et lunettes de soleil sur le nez, je déambule dans le supermarché où une musique latino un peu trop forte résonne dans les allées. Tante Joy et ma mère étant toutes les deux occupées à la boutique aujourd'hui, elles essaient de faire de moi un homme au foyer. Il n'y a qu'à regarder la liste des tâches qu'elles m'ont laissée sur le frigo : acheter de quoi manger pour la semaine, préparer le repas du soir, tondre la pelouse, nettoyer la piscine, réparer le volet cassé, poster le colis. Je soupçonne ma tante d'avoir rajouté pour m'emmerder : curer les toilettes et nettoyer les poubelles. Entre nous, la situation n'a pas bougé. J'ai même l'impression que c'est pire. Elle ne m'a pas adressé la parole depuis un jour et demi. Ma mère me répète que ça lui passera, mais en attendant moi, ça me bouffe. Je suis autant agacé qu'attristé par la situation.

— Fais-chier, marmonné-je en réajustant ma casquette.

À trop réfléchir, je ne sais même plus où j'en étais dans la liste de courses. Je checke d'un bref coup d'œil mon panier, il n'y a qu'un pauvre paquet de pâtes qui traine au fond. En vingt-cinq minutes passées dans ce foutu magasin, c'est tout ce que j'ai. Il va falloir que je m'active et que j'arrête de trop penser ou d'aider les petites vieilles. C'est déjà la quatrième grand-mère que je croise et qui me demande de lui attraper un truc en hauteur.

Ma mère m'a dit qu'elle venait souvent ici et que c'était un endroit assez calme. Il est plutôt fréquenté par une population cubaine ou mexicaine, des pays où je ne vendais pas beaucoup de disques. Je suis donc tranquille, surtout en milieu de journée quand les vieux sont de sortie.

Téléphone en main, liste sous les yeux, j'arpente le rayon des fruits et légumes quand il se met à vibrer. Le nom de Jamyson s'affiche sur l'écran. Nous n'avons pas rediscuté depuis notre échange dans les locaux de la maison de disques il y a plus d'une semaine. Si nous nous sommes quittés en bon terme, j'ai l'estomac noué à l'idée de lui parler. Indépendamment de sa volonté, il représente ce que je cherche à fuir. Je suis tiraillé entre l'amour que j'ai pour mon meilleur ami, et le milieu que je déteste dans lequel il évolue.

— Salut, Jamy, lancé-je d'un ton amical après avoir décroché.

— Salut, Grant. Ça fait plaisir de t'avoir ! Comment c'est la Floride ?

— Chaud, plaisanté-je.

Je l'entends rire et ça me fait du bien. On a passé tellement de temps à se prendre la tête pour tout et rien ces dernières années que dès qu'on retrouve un peu de notre complicité, ça me fout un sourire de dingue.

— Tu parles bien de la température et pas des ennuis que tu t'es attirés ?

— Entre ma mère et ma tante, je suis obligé d'être sage.

— Annie et Joy vont bien ?

— Elles pètent le feu.

— J'imagine qu'elles ont été ravies de te revoir.

— Plus l'une que l'autre. Tante Joy m'en veut d'avoir fait le mort pendant si longtemps.

— Je suis certain que tu sauras te faire pardonner. Ça a toujours été difficile de t'en vouloir bien longtemps.

J'espère qu'il a raison. J'ai vraiment envie que les choses s'arrangent avec les personnes que j'aime. Retrouver une bonne stabilité relationnelle avec eux est le point de départ de ce nouveau chapitre de ma vie.

— Et toi, comment ça se passe à Nashville ?

— Je suis au studio avec les gars pour une petite session d'enregistrement. Avec leurs conseils de musicien, j'ai enfin trouvé la mélodie parfaite pour ma dernière chanson.

Une fois que Jamy est lancé sur son sujet préféré, on ne l'arrête plus. Il pourrait parler musique toute la journée sans même s'en rendre compte. C'est d'ailleurs ce qu'il est en train de faire. Il m'explique comment son équipe et lui ont fini par trouver les accords parfaits. Je ne comprends pas tout, mais l'écouter parler avec une telle passion est apaisant.

Je me revois jeune ado à déblatérer à qui voulait l'entendre tout ce que mon père m'avait appris sur l'espace. Aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir tout oublié. Que cette flamme crépitante s'est éteinte. J'aimerais être un jour capable de rediscuter d'un thème avec autant d'enthousiasme.

— Mais je ne t'ai pas appelé pour ça, poursuit mon meilleur ami. J'avais quelque chose à te demander.

— Je t'écoute.

— Le mois prochain, on inaugure la partie consacrée à ma carrière au Country music hall of fame and museum, à Nashville. Ça va retracer mon parcours atypique dans l'industrie musicale. J'aimerais que tu sois là.

Si je n'avais pas défini de date retour, je ne pensais pas pour autant rentrer si tôt dans le Tennessee. Même pour une soirée. Trop de mauvais souvenirs sont ancrés là-bas. L'air de la Floride commence à peine à me faire du bien, j'ai peur de tout gâcher en revenant trop tôt.

— Tu n'es pas obligé de me donner une réponse tout de suite. Je voulais juste t'en informer.

— Je vais y réfléchir.

— Je comprends. Tu cherches à fuir ce milieu et moi, je ne fais que t'y ramener. Je suis parfaitement conscient de ce que je te demande, alors prends tout le temps qu'il te faut. Termine déjà tes courses.

Le fruit que je tenais dans la main m'échappe. Je me tourne dans tous les sens à la recherche de Jamy, mais je ne le trouve pas.

— Comment...

— Ma mère a eu la tienne au téléphone ce matin, m'explique-t-il en riant.

— T'es donc au courant qu'elle et ma tante cherchent à faire de moi l'homme de maison parfait.

Je pouffe et réajuste ma casquette. En levant le nez de l'étalage, je remarque qu'une employée me fixe. Elle détourne les yeux à l'instant où les miens se posent sur elle. Ça sent les emmerdes...

— Tu vas être prêt à marier, se moque-t-il.

— Pour ça, faudrait déjà trouver une femme qui me supporte.

— Ah oui, c'est vrai. Laisse tomber alors, c'est mort.

— Va te faire foutre, Jamy, rétorqué-je en éclatant de rire.

J'attrape une mangue et la place dans mon panier quand je remarque à nouveau l'employée me jeter un coup d'œil. Je décide de l'ignorer, mais c'est déjà la deuxième fois que je la surprends en train de me regarder. Qu'est-ce qu'elle me veut ?

— J'ai...

Ma conversation avec Jamy est interrompue par l'employée qui me fixait un peu plus tôt. Elle est accompagnée par le vigile aussi costaud qu'un chaton.

— Excusez-moi monsieur, il va falloir raccrocher. J'ai besoin d'examiner vos poches.

Je fronce les sourcils, incrédule face à sa demande. Je rêve où il me prend pour un voleur ?

— Je vais devoir te laisser, Jamy.

— OK, on se rappellera plus tard.

Nous mettons fin à notre échange quand l'homme, qui se prend pour The Rock, me répète avec autorité qu'il va falloir que j'obéisse. Ma casquette et mes lunettes de soleil ont dû éveiller les soupçons de l'employée qui ne cessait de me scruter. Ajouter à ça le fait que je suis face à l'étalage de fruits depuis dix bonnes minutes, ça n'a pas joué en ma faveur.

Étant donné que je n'ai rien à cacher, je sors les quelques trucs qui trainent dans mes poches. Je ne vais pas me prendre la tête pour si peu. Je lui mets sous le nez les clés de la voiture et de la maison, mon portefeuille et mon téléphone. Il les détaille avec attention avant de jeter un coup d'œil dans mon panier.

— C'est bon, mais je vous ai à l'œil.

J'en suis ravi.

Pressé de sortir d'ici, je m'active et termine enfin ces courses. C'est avec joie que je déballe mon panier sur le tapis roulant de la caisse. Encore quelques instants et je pourrais rentrer chez moi. Je préfère de loin tondre tranquillement la pelouse plutôt que d'arpenter les rayons d'un supermarché. Au moins à la maison, il n'y a personne pour me souler.

Une fois tous les articles scannés par le caissier et ranger dans des sacs en papier, je sors ma carte bleue, prêt à payer, quand il me sort :

— Hey, je vous connais.

Une moue amère courbe mes lèvres. Qu'est-ce que je peux haïr cette phrase, putain.

— Je pense pas, rétorqué-je en tapant mon code.

— Mais si, t'es le gars que ma sœur kiffe.

— Tu te trompes de personne.

OK, je déteste définitivement faire les courses. Si j'évite les lieux publics, c'est bien pour une raison, les gens sont lourds. Une fois qu'ils nous mettent le grappin dessus, ils ne nous lâchent plus. Il faut que je parte avant qu'il n'insiste à nouveau et que je perde patience.

Pourquoi l'autorisation bancaire prend autant de temps ?

— Mec, elle a mis un de tes posters géants dans les chiottes. Je vois ta gueule à chaque fois que je vais chier.

Le terminal m'affiche enfin que le paiement a été accepté. Je m'empresse de ranger ma carte et attrape les sacs dans un soupir. À quoi ça rime de me balancer ça ? C'est censé me faire céder ?

— Y'a erreur, insisté-je.

— Non, c'est toi. Putain, elle va halluciner ! On peut faire une photo ?

— J'ai pas le temps.

— Hey, juste une !

Je tourne les talons, mais ce taré me court carrément après. Il me dépasse pour se positionner juste devant la porte de sortie.

— Ça prend pas longtemps, renchérit-il en sortant son téléphone.

— Écoute, faut vraiment que j'y aille.

— C'est rien qu'une photo.

— Je t'ai dit non ! m'énervé-je en essayant de forcer le passage.

Ma réponse ne semble pas lui convenir. Il perd patience et renverse mes sacs de courses en tirant dessus. Une partie de leur contenu se déverse sur le sol dans un vacarme qui attire l'attention.

— Putain, tu fous quoi ? pesté-je.

— T'es célèbre, alors tu crois pouvoir me parler comme de la merde ?

Je suis habitué à ce genre de comportement et pourtant, je suis toujours épaté de voir à quel point les Hommes peuvent être cons. C'est lui qui me harcèle, mais c'est moi le méchant. Pourquoi ? Parce que je suis connu ? C'est vraiment un prétexte merdique. J'ai quand même le droit à une vie en dehors du boulot. Est-ce que ce mec serait content si je venais lui demander les dernières promotions disponibles dans le magasin pendant ses jours off ? Non, je ne pense pas. Alors pourquoi ce serait différent avec les célébrités ?

Mon sang bouillonne. Il met ma patience à rude épreuve. Je meurs d'envie de lui foutre mon poing en pleine gueule, mais je m'abstiens. J'ai promis à Jamy de ne pas faire de vague, et je m'y tiendrai.

— Je veux juste faire mes courses, tranquille, c'est trop demandé ?

— Et moi, je veux juste une simple photo, rétorque-t-il en m'imitant.

Un sourire de dépit étire mes lèvres. En réalité, sa photo, je m'en tape. Ce n'est pas ce qui me pose problème. Lui au moins, il a la décence de demander, pas comme certains. Ce que je n'aime pas, c'est le forcing que font certains. Quand c'est non, c'est non, point.

— C'est quoi le problème ? intervient le vigile. Encore vous ?

Il me toise de bas en haut comme s'il étudiait la proie sur laquelle il allait sauter. Pourquoi les gens me mettent-ils sans cesse la catégorie « coupable » ?

— Aucun, je m'en allais.

Dans le plus grand des calmes, je ramasse mes courses éparpillées sur le sol pendant que le caissier lui explique la situation :

— Ce connard, c'est l'autre faux chanteur de country.

Je me mords les joues pour ne pas répondre à sa provocation. Mes doigts me démangent. C'est dur de résister.

— Je ne vois pas de qui tu parles, avoue le vigile.

— Mais si, c'est celui qui a volé la vedette à son meilleur pote moche.

L'absurdité de sa phrase me fait vriller. Cette fois, c'en est trop. Je me redresse et le pousse de toute mes forces. Le pauvre type tombe à la renverse sur un jouet mécanique pour gamin en forme de voiture. Aussitôt, le vigile intervient. Il attrape mes épaules pour me faire reculer.

— Calme-toi ! tonne-t-il.

Je me débats pour me libérer, puis lève les mains en l'air en signe de paix.

— C'est bon, grogné-je.

C'est l'instant que choisit l'autre dégénéré pour me sauter au cou. Il m'assène un coup de poing dans le ventre qui me tord de douleur. J'ai l'impression que mon petit déjeuner remonte jusque dans ma gorge. Le vigile s'interpose une nouvelle fois, mais ni lui, ni le caissier, ne l'écoutons. Je ne vais certainement pas le laisser humilier Jamy, et moi par la même occasion, sans rien dire. Il a été trop loin pour rester les bras ballants. C'est à mon tour de cogner. Je touche son arcade sourcilière qui pisse le sang, tout comme mes phalanges. À en juger par le petit anneau baigné de rouge qui traine par terre, je lui ai arraché le piercing qu'il avait au sourcil, ce qui a par la même occasion entaillé mon poing.

— Il m'a frappé ! Il m'a frappé ! répète en boucle le caissier allongé au sol. Faut appeler les flics !

— Ça suffit ! s'époumone le vigile.

Sans m'en rendre compte, tous les employés et les clients se sont mis en cercle pour nous observer. Certains ont déjà leur téléphone en main. Je suis prêt à parier qu'il y a déjà des photos et des vidéos. Ma poitrine se comprime en imaginant les titres dans la presse de demain. J'ai du mal à reprendre mon souffle. Qu'est-ce que j'ai fait...

— Désolé pour le bordel, marmonné-je à l'attention du vigile avant de partir en courant.

Je me précipite dans la voiture tel un voleur, et démarre au quart de tour. Sur la route, j'enlève cette stupide casquette des Titans de Nashville que je jette sur le siège passager. Ma main endolorie me picote. J'ai la désagréable sensation qu'on me plante des aiguilles dans le poing. Je ferme et rouvre plusieurs fois les doigts dans l'espoir que ça se calme, mais rien n'y fait. Je peine à maintenir ma paume serrée autour du volant.

En arrivant chez moi, je croise ma mère, deux boîtes repas dans les mains. Elle s'arrête net en me découvrant debout, dans le hall d'entrée. Le sourire avec lequel elle m'accueille se fane lorsque ses yeux glissent vers ma main ensanglantée. L'effroi tire les traits délicats de son visage.

— Mon Dieu, mais qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Elle pose ce qu'elle tenait sur la desserte de l'entrée avant de se précipiter vers moi.

— Ta main !

— C'est rien, assuré-je en reculant d'un pas.

Évidemment, elle ne me croit pas. Elle file dans la cuisine récupérer un torchon propre dans le placard, et revient pour me l'enrouler autour du poing.

— Je t'emmène aux urgences.

— C'est qu'une petite coupure, maman. Pas la peine d'en faire tout un drame.

— Ne m'oblige pas à te mettre de force dans la voiture.

Je nous épargne d'une conversation stérile en acceptant d'y aller. Connaissant ma mère, elle ne lâchera pas le morceau de toute façon. Et je dois avouer que la douleur me lance de plus en plus. Inutile de rechigner plus longtemps.

Mes Stan Smith couinent sur le sol à mesure que j'avance dans le couloir central de l'hôpital. À cause d'un accident et des bouchons créés, on a mis plus de temps à venir que je n'ai été soigné. Moins de dix minutes d'attente, quatre points de suture et un beau bandage en prime. J'avais bien dit que ce n'était trois fois rien. Ma mère exagère toujours. C'était déjà comme ça quand j'étais petit.

D'un pas soutenu, je me dirige vers le hall d'entrée. Je n'ai aucune envie de rester plus longtemps ici pour que les mauvais souvenirs ressurgissent. Au bout du couloir, juste avant les grandes portes battantes, une touche colorée attire mon regard. Dans ce milieu fait de blanc, une jeune femme en robe jaune détonne. Elle a les mains plaquées sur son visage, une épaule appuyée contre le mur. Elle titube et manque de tomber au moment où j'arrive à son niveau. Mon bras a juste le temps de se lever pour qu'elle s'y accroche. Lentement, elle relève la tête vers moi.

Qu'est-ce qu'elle fiche ici ?

Je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit qu'un liquide chaud et malodorant s'abat sur mon torse. Inutile de baisser les yeux pour constater qu'elle vient de me vomir dessus. Si je regarde, je crois que j'en ferai autant.  

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