Chapitre 6 - Autostop
C'est ce que j'appelle une belle journée de merde.
Même quand j'essaie de me détendre, de retrouver une activité que j'adorais, il faut que les choses tournent mal. Il y a toujours une personne pour me rappeler qu'être anonyme est un luxe auquel je n'aurais plus jamais accès. Dès que cette fille a murmuré mon nom avec ses grands yeux de merlan frit, j'ai vrillé. L'envie de lui foutre son joli minois dans le sable m'a traversé l'esprit. Mais au lieu de ça, je me suis contenter d'être affable.
A ce moment-là, je n'avais pas encore compris qu'elle venait simplement de sortir mes affaires emportées par la marée. Je croyais qu'elle essayait de me piquer un truc. Je ne compte plus le nombre de barges qui m'ont volé pour revendre ça à prix d'or sur le net. Le plus délirant, c'est qu'il y a des gens pour acheter ces conneries. Personne ne cherche à savoir si ça m'appartient vraiment ou non. Ils croient tout ce qu'on leur dit.
Quand j'ai compris qu'elle n'avait aucune mauvaise intention, je me suis senti con. Très con. Tellement que je n'ai pas eu le cran d'affronter son regard et de m'excuser. Je me suis sauvé comme un lâche.
J'ai honte de mon comportement. La façon dont je me suis adressé à elle est digne d'un pauvre type. Mais est-ce que c'est étonnant ? Non. À fréquenter les mauvaises personnes, on finit par devenir comme elles. À moins que je ne l'étais déjà avant ? Jamyson aussi a baigné dans ce milieu et ce n'est pas pour autant qu'il est devenu con. Je ne suis juste pas aussi fort d'esprit que lui.
Je me demande comment est-ce qu'il va...
Penser à lui, à notre amitié, à ce que nous avons traversé, me comprime la poitrine. J'étais censé me détendre aujourd'hui, mais ça n'a pas fonctionné. Je me sens encore plus mal. Je ferai mieux d'accélérer le pas et de rentrer.
Je fouille dans mes affaires trempées pour retrouver les clés de la voiture, mais rien. J'inspecte chaque poche, chaque pli, sans succès.
Merde, si elles ne sont pas là c'est... qu'elles sont dans l'eau !
— C'est une blague, marmonné-je à moi-même tout en jetant ma serviette sur le sol.
Je pose les poings sur la vitre côté conducteur, abattu. Je ne peux pas utiliser la voiture pour rentrer et pour couronner le tout, mon téléphone et portefeuille sont dans la boîte à gant. Je pensais qu'en les laissant à l'intérieur, j'aurais moins de chance de les perdre. Quelle belle ironie du sort. Me voilà coincé, sans moyen de communication. Comment je vais faire pour rentrer ? Je ne connais même pas le chemin. Ma seule chance est de rejoindre l'axe principal à deux bons kilomètres d'ici. La plage étant dans une zone naturelle, il n'y a que des petites routes pour y accéder. Et vu qu'elle est peu fréquentée, je ne risque pas de croiser grand monde.
T-shirt mouillé dans une main, serviette pleine de sable collant dans l'autre, et baskets trempées aux pieds, j'entame la marche périlleuse qui m'attend. Les hautes herbes du bas-côté ne m'inspirent pas confiance. Entre les alligators et les serpents qui pullulent en Floride, je vais finir par me faire bouffer et personne ne retrouvera jamais mon corps.
Si j'avais apprécié le calme qu'offre cet endroit en venant, là, je le trouve beaucoup moins séduisant. Et pourquoi faut-il qu'il fasse toujours aussi chaud, bordel ? Je continue à avancer au son du « couic couic » que font mes chaussures à chacun de mes pas. Mon short me colle à la peau et frotte entre mes cuisses. La zone commence à me brûler. C'est juste génial !
Quand j'atteins la voie principale, j'ai bon espoir que mon calvaire se termine enfin. Je m'attends à voir débouler plus d'une voiture à qui demander de l'aide. Dans les films, c'est comme ça que ça se passe. Dans la réalité, personne n'est là pour nous filer un coup de main. On est seul, et quelque part, on l'a bien cherché. J'ai choisi cette plage parce que ma mère m'a affirmé que très peu de personnes s'y rendait. Et il a fallu que j'agresse le seul autre humain que j'y ai croisé. À voir le mauvais en chacun, je finis forcément par le recevoir. Comme dirait ma tante Joy, on récolte ce que l'on sème. Et ces derniers temps, je respire les ondes négatives.
Un coup de klaxon me fait sursauter. Je me retourne à l'instant où un vieux pick-up rouillé arrive à mon niveau. La vitre côté passager descend et se bloque à mi-hauteur. J'entends à l'intérieur la personne pester avant qu'elle ne réussisse à l'ouvrir complètement.
— Tu as besoin d'aide, jeune homme ?
Je me penche un peu pour découvrir une mamie qui doit être aussi vieille que son véhicule. Ses yeux sont cachés par une énorme paire de lunettes de soleil bien trop chic pour aller avec sa chemise à carreau trouée et ses cheveux gris en pagaille. Elle ne m'inspire pas confiance.
— Non, ça ira, merci.
— Tu en es sûr ? Ce n'est pas bon de marcher au bord de la route sous ce soleil de plomb. Encore moins si tu es recouvert d'eau de mer. C'est un coup à finir aussi rouge qu'une bonne écrevisse bien cuite.
A en juger par la chaleur de ma peau, je crois que c'est déjà trop tard. La crème solaire n'a pas été suffisante. Je vais sans doute passer quelques jours difficiles.
— J'aurais l'air d'un bon touriste comme ça, plaisanté-je en lui levant mon pouce en l'air.
— Ne sois pas bête, monte.
— J'adore marcher, je vous assu...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase qu'un bruit dans les hautes herbes me fait sursauter. Je ne sais pas ce que c'était, mais ça avait l'air bien plus gros qu'une charmante écrevisse. L'option vieille dame un peu bizarre me paraît être le meilleur choix finalement.
— Vous avez raison, je vais être raisonnable.
Elle me sourit et je grimpe dans sa voiture qui sent la lavande. L'odeur vient d'un petit dauphin violet qui pend sous son rétro intérieur. La porte à peine refermée, elle démarre au quart de tour, plaquant mon dos contre le fond du siège. J'accroche ma ceinture en quatrième vitesse avant de finir la tête dans le pare-brise. Le moteur fait un vacarme assourdissant, je peine à entendre sa voix lorsque ma charmante pilote entame la discussion. D'un geste de la main, je lui demande de répéter plus fort.
— Je disais, comment t'appelles-tu ? crie-t-elle à s'en arracher les poumons.
— Grant, réponds-je tout aussi fort. Et vous ?
— Maggie, mais je préfère qu'on utilise Magic Mamie.
OK, j'ai du mal entendre.
Persuadé que mon audition me joue des tours, je me penche vers elle pour que notre échange soit plus simple.
— Vous avez dit Magic Mamie ?
— Oui, c'est mon nom de scène.
— Et vous faites quoi ?
— Je danse pour les beaux hommes comme toi.
Une soudaine envie de vomir me brûle la gorge. La vision de cette grand-mère en train de se trémousser en petite tenue autour d'une barre me grille le cerveau. J'hallucine.
— Je suis la plus vieille de tout le pays a encore faire ça ! déclare-t-elle avec fierté. Et tu veux savoir le plus fou ?
— Non.
Je prie n'importe quelle entité pour qu'elle écoute ma réponse. Qu'elle la prenne en compte. Mais c'était trop demander...
— J'ai un public fidèle.
Je me liquéfie sur mon siège. Littéralement.
De un, il fait une chaleur encore plus étouffante à l'intérieur de son taco qu'à l'extérieur. De deux, ses révélations me font l'effet d'une douche froide. Et de trois... il n'y a pas de trois. Les deux autres se suffisent à eux-mêmes.
— Je travaille à Miami, mais je suis venue voir de la famille.
Elle pile au dernier moment face au feu rouge. Le bruit des pneus sur le bitume fait un vacarme assourdissant. Devant nous traversent un couple et leur chien. Ils nous lancent des regards remplis de mépris car Maggie mord sur le passage piéton.
— Qu'est-ce que vous regardez comme ça ? Vous voulez ma photo ?
Aussi choqués que moi, ils se dépêchent d'aller sur le trottoir d'en face. Dès que le feu passe au vert, elle démarre en trombe. Je ne sais pas où elle a eu son permis, mais il serait peut-être temps d'aller faire un contrôle. Autant pour elle que pour sa voiture.
— Tu ne m'as pas dit où tu souhaitais être déposé, Grant, reprend-elle d'une voix plus douce.
— À Saint Augustine.
— La ville est grande. Tu n'as pas une adresse précise ?
— Vous embêtez pas, je me débrouillerai.
— C'est toi qui vois, conclut-elle en haussant les épaules.
On se connait depuis cinq minutes et vu le personnage que c'est, je ne compte pas lui faire confiance en si peu de temps. Toujours se méfier, même si les gens semblent vouloir nous aider. La célébrité m'a appris que la gentillesse avait toujours un prix.
— Tu vis là depuis longtemps ?
— Non, je suis là pour voir des proches en fait, comme vous.
— J'espère qu'ils ne sont pas à la même adresse que les miens.
— Comment ça ?
— Je viens voir mes deux enfants et mon mari enterrés au cimetière de la ville. Contrairement à moi, la vieillesse n'a pas été une seconde jeunesse pour eux.
— Vous avez quel âge ?
— Ce n'est pas une question qui se pose à une dame, jeune homme, plaisante-t-elle. Mais tu as de la chance, je n'ai aucun complexe avec ça. Cette année, je fête mes quatre-vingt-quatorze ans.
Je laisse échapper un « wow » venant tout droit du cœur. J'ai connu tous mes grands-parents, seulement eux, ils sont tous morts avant d'atteindre les quatre-vingt-dix ans. Et même plus jeunes que Maggie, aucun n'avait son énergie. La nature ne nous loge pas à la même enseigne.
— Si j'ai bien un vieux conseil de grand-mère à te donner, c'est de profiter des tiens. Tu es proche de ta famille ?
— Pas vraiment. J'ai dû rester éloigner d'eux pour aider un ami.
— Cet ami doit être très important pour toi.
— Il l'est. Je dirais même que c'est un frère. Il fait partie des miens.
— Garde précieusement ce lien alors.
— C'est ce que je m'efforce de faire chaque jour, mais j'ai tendance à briser tous ceux qui m'entourent.
— La faute ne vient jamais que d'un côté. Elle est souvent partagée, même si ce n'est pas à parts égales.
On croirait entendre parler Avianna, la copine de Jamy. Je ne les ai vus que quelques fois, mais elle sortait toujours des phrases du même genre. Au début, ça m'agaçait. J'avais l'impression d'avoir face à moi une de ces femmes bien pensantes prêtes à prêcher la bonne parole à ceux qui l'entourent. En réalité, j'étais loin du compte. Elle n'était pas là pour donner une leçon de morale, mais simplement trouver les bons pour réconforter les autres. Contrairement à beaucoup de personnes que j'ai pu rencontrer dans ma vie, elle est sincèrement gentille. Jamy a eu de la chance de la rencontrer. Elle est pile ce dont il avait besoin.
— On est arrivés, me prévient-elle.
Elle entre dans la ville et s'arrête sur l'un des parkings publics proches du centre historique.
— Merci.
— Tu es sûr que ça ira ici ?
— Vous avez déjà fait beaucoup, Maggie, déclaré-je en sortant de la voiture. J'habite à côté.
— Bien, fais attention à toi, Grant. Au plaisir de te prendre à nouveau en stop.
Elle lève ses lunettes sur son front et me glisse un clin d'œil avant de démarrer comme elle sait si bien le faire. Je regarde la voiture faire demi-tour avant de disparaître au coin de la rue. Certain qu'elle est partie, je mets ma serviette sur la tête pour cacher au mieux mon visage et prends la direction de la maison. Les battements de mon cœur s'accélèrent à chaque personne que je croise et à chaque voiture que je rencontre. Je m'attends à ce que l'on crie mon nom ou pire, qu'on m'attrape le bras. Parce que les gens sont sans gêne. Ils se croient tout permis et si on a le malheur de leur faire remarquer, on passe pour la star imbue de sa personne.
Après de longues minutes de marche qui me paraissent interminables, j'arrive enfin à l'entrée de la résidence où se trouve la maison. En cette fin d'après-midi, le quartier est calme, mais une voiture attire mon attention. C'est un pick-up noir comme il y en a des milliers aux États-Unis. Ce qui m'intrigue, c'est qu'il est garé juste devant le domicile de ma mère et de tante Joy. Ma curiosité grimpe en flèche lorsqu'un homme ouvre la porte d'entrée et regagne son véhicule. Je n'arrive à retenir que les derniers caractères de sa plaque d'immatriculation avant qu'il ne démarre et s'en aille.
D82.
A ma connaissance, ni ma mère, ni ma tante, ne fréquente quelqu'un. Et cette voiture ne ressemble pas vraiment à ce qu'un livreur utilise. Qui ça pourrait être ? Un cambrioleur ?
Non, pas ça.
Tout mon corps s'actionne, boosté par l'adrénaline. Je cours à grandes enjambées jusqu'à la maison. Ma mère est censée être là. Elle devait rester pour préparer les cours de soutien qu'elle donne bénévolement deux fois par semaine dans l'école du quartier. Si ce mec lui a fait du mal, je jure de le retrouver et de lui faire la peau !
— Maman ! crié-je en entrant en trombe.
— Grant ?
Je découvre ma mère dans une jolie robe blanche cintrée. Elle porte un rouge à lèvre rouge qui illumine son visage. Ça fait très longtemps que je ne l'ai pas vu aussi apprêtée.
— Qu'est-ce que...
Ma phrase reste en suspens. Du coin de l'œil, je remarque deux coupes posées sur la table basse. Elles sont vides, tout comme les deux assiettes encore présentes. Mon cerveau tourne à plein régime pour emboiter toutes les pièces du puzzle.
— Ce gars, c'est...
J'ai décidément du mal à m'exprimer. Je ne trouve plus mes mots alors que je viens de comprendre à quoi j'ai failli assister : voir ma mère dans les bras d'un autre homme que mon père. Après tout ce temps, c'est normal qu'elle soit passée à autre chose. Je devrais même être content pour elle. Pourquoi je n'y arrive pas ? Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?
— Je suis désolée, je ne voulais pas que tu le découvres de cette façon.
Son regard navré me fait me sentir encore plus mal. Allez Grant, sourit !
— C'est sérieux entre vous ?
— Oui.
— Ça dure depuis quand ?
— Huit mois.
Je me prends un violent coup de poing dans l'estomac. Ma mère s'est trouvé un nouvel homme, chose qui n'est jamais arrivé depuis la mort de mon père, et je découvre ça que maintenant. Ça fait mal. Le temps où on se racontait tout, sans retenue, me parait si loin que j'ai l'impression qu'il n'a été qu'un souvenir inventé.
— Pourquoi tu me l'as pas dit ?
Mon ton triste la fait réagir. Elle s'avance jusqu'à moi pour poser une main sur ma joue.
— Je voulais m'assurer que c'était sérieux entre nous avant de te le présenter. Je n'ai pas envie de faire entrer quelqu'un dans ta vie, que tu t'y attaches et qu'il s'en aille.
Sa prévenance me touche autant qu'elle me blesse. Elle n'a pas à penser à mon bien être avant le sien alors que ces dernières années je n'ai eu aucun scrupule à ne me soucier que de ma petite personne. Qui suis-je pour lui demander des nouvelles quand de l'autre côté, je n'en partageais presque aucune ? C'est ridicule.
— Maman, du moment que t'es heureuse, ça me va.
Ce n'est qu'en partie vrai, mais pour le moment, c'est tout ce dont je suis capable. Faire semblant est l'une de mes spécialités. J'ai joué un rôle pendant une ans.
Ma mère me sourit avant de déposer un baiser sur ma joue.
— Tu as la peau salée et brulante, constate-t-elle.
— Je suis rentré en partie à pied de la plage.
— Quoi ?
— Je me suis fait surprendre par la marée et les clés de la voiture ont fini avec les poissons. Mon portable était resté à l'intérieur donc je n'ai même pas pu appeler. Je suis désolé.
— Ce n'est rien. On va attendre que ta tante rentre de la boutique et on ira la récupérer avec le double des clés. Va prendre une douche pour retirer toute cette eau de mer.
— Bonne idée, je sens ma peau qui me tire.
— Ça, c'est parce que tu as des coups de soleil. Je t'aiderai à mettre de la crème et je te parlerai un peu de Ricardo.
— Ricardo ? répété-je, perdu.
— L'homme qui est entré dans ma vie sans prévenir.
L'expression sur son visage me coupe la respiration pendant un bref instant. Elle avait ce même regard pétillant lorsqu'elle parlait de mon père.
Alors c'est vrai, elle est de nouveau amoureuse ? Suis-je prêt à la voir avec un autre ?
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