Chapitre 5 - Un fantôme du passé

Oh bon sang de bon soir de bordel de crotte !

L'un des effets secondaires des traitements qu'on m'a perfusés pendant des mois est celui d'avoir le cerveau qui tourne au ralenti. Mais là, c'est plus que ça. Il a disjoncté. Je suis certaine qu'on peut voir de la fumée s'en échapper.

Si on m'avait dit ce matin que j'allais tomber sur Grant Canning, j'aurais explosé de rire. Le monde est bien trop grand, contrairement à ce que disent certains, pour que ce genre d'évènement n'arrive. Le hasard fait mal les choses, c'est bien connu. Le destin cool et sympa, c'est dans les films d'ado que je regardais plus jeune. Dans la réalité, la vie ne nous donne pas la chance de retomber sur notre béguin de lycée. Surtout quand cet homme en question est devenu une star et que moi, je ne suis personne.

— Grant ? murmuré-je, abasourdie.

Une lueur fugace anime ses yeux verts qui me toisent de bas en haut. Son regard est si perçant que j'ai la sensation qu'il parvient à discerner tout ce que j'essaie de cacher. J'ai l'impression de me retrouver à nouveau face au miroir de la friperie. Je sais ce qu'il voit, et ça me gêne. Je déteste l'image que je renvoie. Je suis loin de ressembler à celle qu'il a plusieurs fois croisé dans les couloirs du lycée ou avec qui il a échangé le jour de l'enterrement de son père. Enfin s'il s'en souvient. Pour l'ado que j'étais, chacun de ces petits moments avaient une grande importance. Pour lui, je ne devais être qu'une personne parmi tant d'autres. Après tout, j'étais et suis encore le genre de femme qu'on oublie. Celle qui ne sait pas comment marquer les gens.

— Je t'ai posé une question, insiste-t-il, les sourcils froncés.

Son ton froid et autoritaire me fait hoqueter de surprise. Mon souffle se coupe. Mon cœur bat à tout rompre à cause de la surprise.

Rien n'est tendre chez Grant. Il m'impressionne, comme c'était le cas quand nous étions des adolescents, mais les choses sont différentes cette fois. Je suis intimidée par son attitude agressive, pas parce qu'il me plait à en perdre mon latin.

Mes lèvres s'entrouvrent, mais aucun son ne sort. Je suis sous le choc. Physiquement, il n'a pas changé. Toujours ces mêmes cheveux blonds coupés courts, ces grands yeux d'un vert plutôt foncé, des épaules larges typiques des nageurs et un maillot de bain à l'effigie des Titans, son équipe de football américain préférée. Mais son comportement me laisse interdite. Il ressemble à celui que j'ai connu sans être la même personne pour autant. Ça m'embrouille. Je ne sais pas comment réagir.

— T'es sourde ou quoi ?

— N-non, marmonné-je.

— Bien, c'est un début. Et t'as l'air de parler la même langue que moi donc tu vas pouvoir m'expliquer ce que tu fous avec mes affaires.

Parler la même langue que moi... mon cerveau butte sur ces quelques mots. Dit-il ça parce que j'ai hérité des yeux bridés et du visage plutôt ovale de mon père thaïlandais ?

On m'a mise en garde dès mon plus jeune âge contre ce genre de méchanceté gratuite. Souvent, les gens se dédouanent par l'humour, mais ça n'en est pas. Et ça n'en sera jamais. Là, c'est une petite pique qui me serre la gorge car elle vient de lui. Grant Canning, le mec le plus sympa du lycée, ne me balancerait pas ça à la figure.

Sauf que nous ne sommes plus étudiants, et que nous n'avons jamais été proches ailleurs que dans mes rêves.

— C'était pour...

Pour quoi déjà ?

Entre son regard pesant et ses mots acerbes, je n'arrive pas à terminer ma phrase. C'est comme si on m'avait mis vingt marshmallows dans la bouche. Je ne parviens plus à articuler correctement, ce qui a le don d'agacer un peu plus Grant.

— Tu sais quoi, je m'en tape. T'es qu'une barge de plus.

Mon cœur se serre. Personne ne m'avait encore jamais parlé de cette façon, ni traité de folle. C'est tout nouveau pour moi, et je dois dire que je déteste la sensation que ça me procure. Je me sens rabaissée, humiliée. Les larmes menacent de tomber.

Non, Ainsley, tu es une femme forte !

Grant manque de me bousculer pour s'emparer de ses affaires. Je m'écarte in extremis. Il se plaint que sa serviette est à moitié trempée.

Je serre la mâchoire et presse les paupières quelques instants. Tout le monde à l'hôpital me disait que j'étais une battante. Une guerrière qui ne se laisse pas marcher dessus. J'ai peut-être le corps d'un oisillon, mais mon mental est aussi acéré que les griffes du pygargue à tête blanche, l'emblème de notre pays.

J'ai vécu bien pire que ces petites mesquineries durant les mois qui viennent de s'écouler. Et je suis toujours là, la tête haute. Je ne dois pas me laisser atteindre. Ou au moins faire semblant, quitte à ensuite déprimer chez moi à l'abri des regards.

— C'était pour sauver tes affaires. On est à marrée montante.

Il s'arrête net, encore penché en avant pour récupérer son t-shirt. Lentement, il se redresse. Je m'attends à ce qu'il se retourne pour me présenter les excuses que je mérite, mais non. Il s'en va, ses affaires sous le bras, sans même me jeter un coup d'œil.

Pincez-moi, je rêve !

Je suis écœurée par son comportement d'idiot fini, tout en étant triste d'être témoin de son affligeante évolution. Comment a-t-il pu devenir aussi con ?

J'ai toujours fréquenté les mêmes écoles que Grant et Jamyson, mais trois niveaux en dessous du leur. Je les regardais de loin, d'abord envieuse de leur amitié fusionnelle, puis amoureuse de ce grand blond au sourire craquant qui était venu m'aider à distribuer des prospectus pour la fête de Noël. Il ne me connaissait pas et pourtant, il m'a tendu la main. En une heure sans lui j'avais réussi à donner vingt flyers. Mais en sa présence, il a fallu une minute pour en écouler cinquante. Grant avait ce charisme naturel qui donnait envie aux autres de venir lui parler. Moi, je n'en ai jamais eu le courage. Après cet évènement pour lequel je l'ai remercié, je ne lui ai plus adressé la parole jusqu'à l'enterrement de son père. J'ai essayé plus d'une fois de prendre mon courage à deux mains, mais voir toutes ces filles graviter autour de lui m'a sans cesse fait reculer. Elles étaient toutes plus belles les unes que les autres, et pourtant, il avait l'air si détaché. Il leur répondait, riait avec elles, mais je ne l'ai jamais vu avoir des gestes tendres avec l'une d'elles. Ce qui a bien changé quand il est devenu célèbre, à en croire les couvertures des magazines.

Mes pieds avancent d'eux même dans le sable, mais je n'ai plus goût à la balade. Aujourd'hui, l'océan ne me fait pas du bien. Peut-être était-ce encore trop tôt ? Je décide de faire demi-tour et de rentrer. Lorsque je regagne le parking, je remarque que Grant se tient debout à côté de sa voiture. Il a l'air énervé puisqu'il lance sa serviette au sol après avoir plusieurs fois essayé d'ouvrir la porte. Je pense que ses clés ont dû être emportées par la marée. Tant mieux, c'est tout ce qu'il mérite.

Je monte dans mon véhicule, et rentre chez moi. Mon vrai chez moi. Celui dans lequel j'aurais dû être heureuse et vivre les joies, comme les mésaventures, d'une première acquisition. Mais la vie en a décidé autrement. J'ai l'impression que ça fait des lustres que je n'y ai pas mis les pieds. C'est à peine si je me souviens du chemin pour m'y rendre.

Après m'être trompée deux fois de route, j'arrive enfin au pied de la résidence. Retrouver mon appartement me fait tout drôle. À l'intérieur, la majorité des cartons ne sont pas encore déballé. Tout a été laissé là, en plan, comme si j'avais été contrainte de quitter les lieux précipitamment. Ce qui, dans un sens, n'est pas totalement faux.

Mes doigts effleurent le meuble de télévision. Il est couvert de poussière. L'odeur du neuf se mélange avec celle du renfermé. J'ouvre les deux fenêtres du salon avant de me laisser tomber dans le canapé. Le voile de poussière que je soulève me provoque une quinte de toux. Je me racle plusieurs fois la gorge et finis par la calmer. Je ferme les yeux pendant un temps qui me parait bien trop court. C'est la sonnerie de mon téléphone qui m'oblige à les rouvrir. Lorsque je vois le nom qui s'affiche sur l'écran, j'ai conscience que ma journée de liberté prend fin maintenant.

— Je sais que je t'ai promis de ne pas m'inquiéter.

— Mais c'est plus fort que toi, terminé-je pour elle.

— Hey, j'ai tenu toute la journée sans t'appeler ou t'écrire !

Nos rires s'entremêlent. On sait toutes les deux à quel point c'est un exploit pour elle, la maman poule devenue encore plus protectrice après ce que j'ai traversé ces derniers mois.

— C'est vrai, je suis fière de toi.

— Merci, ma chérie.

Elle marque une pause avant de reprendre :

— Je voulais savoir à quelle heure tu rentrais pour que je puisse préparer notre petite soirée apéro dinatoire devant la suite de notre série.

Si j'adore nos moments de partage, aujourd'hui, je ne me sens pas d'humeur. Quand je regarde les murs blancs de mon appartement dépourvus de toutes décorations, j'ai l'impression de me retrouver dans ma chambre d'hôpital. Je veux faire de cet endroit un foyer chaleureux.

— Je comptais mettre un peu d'ordre dans mon appart.

— Pas de souci, ton heure sera la mienne.

— J'aimerais y dormir, maman.

J'ai conscience de beaucoup lui demander après tout ce que nous avons traversé.

Sans même la voir, je suis certaine qu'elle fait une moue dubitative. Depuis mon hospitalisation, elle craint qu'il m'arrive quelque chose si elle ne garde pas un œil sur moi. J'ai beau avoir vingt-sept ans, je reste sa fille unique. Elle a failli me perdre alors même si son comportement est parfois étouffant, je ne proteste pas.

— Il y a de quoi manger chez toi ?

— Non, je vais surement commander un truc.

— Tu as au moins une télé si je me souviens bien.

— Oui, c'est papa qui me l'avait acheté.

— Bien, et si on faisait cette soirée chez toi ?

Sa proposition me surprend. Je pensais qu'elle allait me supplier de rentrer chez elle, mais ce n'est pas le cas. Son idée me plait beaucoup. C'est l'occasion de rendre ce lieu vivant.

— C'est une bonne idée.

— Parfait. J'arrive d'ici une heure.

— Ça me va. Bisou.

— Bisou.

Les soirées mère/fille sont une institution chez nous. Julia Hoffman ne rigole pas avec ça, c'est une tradition qu'elle a instaurée quand nous sommes venus nous installer en Floride. Elle a vu son boulot d'agent immobilier devenir de plus en plus prenant ici, de même que celui de mon père. Chacun a donc décidé de remédier à ça en me proposant une activité.

Avec ma mère, un soir en semaine est consacré à nos séries policières ou médicales préférées en grignotant devant la télé. Avec mon père, on partait pêcher un week-end dans le mois sans téléphone pour profiter à fond de la nature et surtout, d'être ensemble. Comme nous travaillons au même endroit, nous déjeunons souvent tous les deux. Je le vois plus régulièrement depuis que j'ai mon job à la NASA.

J'essaie de vider certains cartons avant que ma mère ne débarque. Il suffit d'un plaid et de quatre coussins colorés pour donner un peu plus de gaieté au salon. J'accroche deux grands tableaux peints par ma grand-mère paternelle. Ils représentent des paysages thaïlandais que j'ai été découvrir avec elle il y a trois ans, lors de mon premier voyage dans le pays natal de mon père.

En déballant la dernière caisse qui encombrait l'espace de vie, je retrouve de vieilles affaires du lycée. Il y a des bracelets en perles que je n'ai pas porté depuis des lustres, des photos du bal de promo ou encore des vignettes d'animaux trop mignons que je n'ai jamais voulu coller. Mais ce qui m'interpelle le plus est un carnet de croquis. Mes dessins n'ont rien à voir avec ceux de ma grand-mère. Je préférais représenter les gens. À défaut de leur parler, je les contemplais. J'analysais leurs interactions pour retranscrire leurs émotions sur le papier. Et parmi les modèles que je longuement contemplé, il y a Grant.

Sur mes croquis, il a toujours le sourire aux lèvres. Son regard est pétillant. On est loin du Grant que j'ai croisé aujourd'hui. Est-ce qu'à l'époque, je l'idéalisais ?

Ma petite rétrospective prend fin lorsque le bruit de la sonnette retenti. Je range tout et ouvre à ma mère. Comme d'habitude, elle a prévu une tonne de nourriture. Je l'aide à préparer notre apéro tandis qu'elle complimente la déco de mon appartement. Mais ce soir, je ne l'écoute que d'une oreille. De même que l'enquête en cours dans Esprits Criminels. Mes pensées sont tournées vers Grant. J'ai un tas de questions dont je n'arrive pas à me débarrasser. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top