Chapitre 15 - Au top
Top.
Je hais ce mot. Surtout quand c'est le seul qu'Ainsley utilise pour qualifier la journée que nous avons passée à l'expo photos. Il faut dire que je n'ai pas été mieux. Quand je lui ai sorti « c'était cool », j'ai eu envie de me gifler. Quel genre de gros nase sort ça à une femme avec qui il vient de passer un moment incroyable ?
C'est peut-être pour ça qu'elle n'a pas répondu à mon message envoyé il y a trois jours. Elle n'a même pas pris le temps de le regarder. J'en suis venu à me dire qu'un « vu » suffirait déjà à me rendre heureux. J'ai l'air con à regarder mon téléphone toutes les cinq minutes. L'avantage d'être célèbre, c'est que les gens ne me mettent pas de vent d'habitude. Là, c'est la première fois que ça m'arrive et ça passe mal. Surtout parce qu'il s'agit d'une personne qui ne me laisse pas indifférent.
Mais quand je vois son soudain silence radio, je me dis que ce n'est sans doute pas réciproque. Les frissons que mes caresses lui ont laissés, ses yeux pétillants de désir quand je tenais son menton entre mes doigts, tout ça n'était qu'une illusion. Un foutu mirage qui a su attendrir mon cœur pour mieux le ruiner. Est-ce que je me suis trompé sur son compte ? Ai-je été une distraction dont elle s'est lassée ? Toutes ces questions me tordent le bide. Je ne veux pas y croire.
J'enchaine plusieurs pompes, poussant jusqu'à la limite de mes capacités. Sur la dernière, je ne parviens pas à relever mon corps. Je m'effondre sur le sol de ma chambre, à bout de souffle. Je roule sur le côté et pose un bras sur mes yeux tout en ressassant les évènements de notre sortie à l'exposition. J'aurais dû être honnête. Si j'avais joué franc jeu en avouant avoir passé un moment fantastique, les choses auraient sans doute été différentes. Elle a aimé passer du temps avec moi, j'en suis certain. C'était à moi de lui faire comprendre que ce sentiment était réciproque. Au lieu de ça, j'ai joué le mec détaché.
Je suis tiré de mes réflexions par ma mère qui toque à la porte de ma chambre. Je lui dis d'entrer avant de me redresser pour attraper ma bouteille et de prendre une gorgée d'eau.
— Oh, excuse-moi, je ne savais pas que tu étais occupé.
— Tu ne me dérange pas, la rassuré-je en venant déposer un baiser sur sa joue. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
— Avec Joy, on aimerait diversifier les services de la boutique tout en travaillant avec les autres commerçants de la ville. On propose déjà des bijoux élaborés par une jeune créatrice de la rue principale, ou encore des objets de décorations de l'antiquaire, mais on voudrait aller plus loin.
— Et vous avez pensé à quoi ?
— Le patron du café vient de Key West et il fait d'excellentes tartes au citron. J'ai rendez-vous avec lui pour qu'on discute d'une éventuelle distribution dans la boutique de temps en temps pendant des ventes privées, par exemple.
— Et tu veux que je vienne avec toi, c'est ça ?
— Oui, je sais que tu adores cette pâtisserie et la sienne est vraiment l'une des meilleures que j'ai pu goûter.
— Aucun problème, mais s'il sait qui je suis, on va...
— Il est déjà au courant de qui tu es. C'est Ricardo.
Entendre ce prénom fige tous mes muscles.
— J'aimerais que vous fassiez officiellement connaissance.
Depuis notre discussion après que j'ai surpris cet homme quitté la maison, elle m'en a peu reparlé. Ça arrive qu'elle le mentionne ici et là au détour d'une discussion, mais rien de plus. J'imagine qu'elle ne voulait pas me brusquer et qu'elle préférait me laisser le temps de digérer le fait qu'elle voyait enfin quelqu'un sérieusement.
Je la remercie intérieurement d'avoir été si prévenante. Ça m'a aidé à digérer la pilule. Et aujourd'hui, je suis prêt à rencontrer ce fameux Ricardo. J'ai décidé de me réjouir pour elle.
— T'as le droit de refaire ta vie, maman.
Malgré mon corps transpirant de sueur, elle s'approche pour m'enlacer. Sa tête se pose quelques instants sur ma poitrine avant qu'elle ne s'écarte.
— Je sais, c'est juste que ce n'est pas évident. L'amour me paraît si fade sans ton père.
C'est difficile de comprendre son ressenti quand on n'a pas encore vécu une relation fusionnelle comme la leur. Les amourettes que j'ai pu avoir ne sont même pas le préambule de ce qu'ils ont partagé. Je suis partagé entre le désir d'expérimenter ça à mon tour, et celui de ne jamais le connaître. J'ai vu la peine de ma mère quand son âme sœur est partie, sa détresse, comme si la vie n'avait plus de sens. Je ne suis pas certain d'avoir le cœur assez solide pour affronter la perte de sa moitié.
— J'ai l'impression d'être incapable d'aimer comme je l'ai aimé lui.
— Il te faut peut-être encore un peu de temps.
— Possible, mais je me sens mal vis-à-vis de Ricardo. J'apprécie les moments qu'on partage et je suis amoureuse de lui, seulement, j'ai l'impression de ne pas être à la hauteur de ses sentiments à lui.
— Tu lui en as parlé ?
— Oui, et il m'a dit comme toi. Que j'avais sans doute besoin de plus de temps.
— Au moins, vous êtes sur la même longueur d'onde.
— C'est vrai, concède-t-elle en passant ses doigts sur ses lèvres. C'est d'ailleurs ce qui me plait chez lui. Tout est simple, naturel. Et il me fait beaucoup rire.
— Tant que tu es heureuse, c'est tout ce qui compte pour moi.
— Merci, mon Grant.
Elle caresse ma joue et je saisis sa main pour déposer un baiser au creux de sa paume. Ça me fait plaisir qu'elle partage ça avec moi. Je retrouve un peu de notre complicité, et je m'en réjouis.
J'avance d'un pas et dépose un baiser sur son front. Je l'entends soupirer d'aise.
— Tu me laisses prendre une douche et on va voir ton Ricardo ?
— D'accord, accepte-t-elle en riant.
Je me dépêche de me préparer pour ne pas nous mettre en retard. Il n'y a rien d'officiel dans ce rendez-vous, mais je décide quand même de mettre une chemise bleu ciel un peu plus habillée. Je retrousse les manches jusqu'à mes coudes et enfile un pantalon en lin blanc. On dirait que je vais à une garden party pour riches. C'est peut-être un peu trop ?
— Il faut qu'on y aille, m'interpelle ma mère de l'autre côté de la porte de la salle de bain.
Je n'ai plus le temps pour changer d'avis. Je sors et la rejoins devant la maison où elle m'attend déjà. Je remarque qu'elle s'est légèrement maquillée. Elle a même sortie sa paire de boucles d'oreilles fétiches. Ce Ricardo doit vraiment lui plaire.
— Et toi, comment ça va avec Ainsley ? s'enquiert-t-elle alors que nous montons dans la voiture.
Son prénom me reste en travers de la gorge. Une moue contrariée tire les traits de mon visage. Ça n'échappe pas à l'œil aiguisé de la conductrice.
— Vu ta tête, il y a quelque chose.
— Non, c'est rien.
— Ton nez s'allonge.
Je lève les yeux au ciel. C'est sa phrase fétiche dès que je lui cache la vérité.
— Je lui ai envoyé un message et il est resté sans réponse.
— Tu fais cette tête juste pour ça ?
— C'est ridicule, je sais. T'es pas obligé de me le rappeler.
Ce qu'elle a réussi à susciter en moi est si déroutant que je n'ai pas su contrôler mon envie de caresser ses lèvres du bout du pouce. Ainsley a cette étrange capacité de dire au bon moment les bons mots. Comme si nos échanges étaient un scénario écrit à l'avance, mais sans le côté surjoué. C'est naturel chez elle, et c'est ce qui m'a plu en premier. Je me suis alors mis à l'observer. J'ai prêté attention aux détails de son visage. Mon regard s'est arrêté sur sa mâchoire en V surmontée de deux pommettes saillantes. Ses yeux typés renferment deux iris d'un marron sombre, mais pétillants. Et ses lèvres pleines qui ne demandent qu'à être embrassées... bon sang, j'ai bien failli céder à la tentation quand nous étions dans le parc.
Avec du recul, j'ai eu raison de me retenir. J'aurais encore plus mal vécu son mutisme.
— Non, ça n'a rien de ridicule. C'est une réaction normale quand on s'attache aux gens. Mais Ainsley est peut-être juste occupée.
Oui, ça doit être ça. Mais trois jours quand même, c'est long, non ? Son silence me frustre tellement.
— Tu savais qu'elle est la fille des Hoffman ?
— Attends, tu parles de Kai Hoffman ? Le copain de fac de papa ?
— C'est ça. Je ne connais pas très bien sa famille car ils se sont un peu éloignés après la fac. J'ai dû les voir deux ou trois fois, mais ton père échangeait beaucoup avec Kai par mail.
— T'es en train de me dire que j'ai déjà rencontré Ainsley ?
— Non, on allait au restaurant qu'entre adultes et on n'a jamais été chez eux, ni l'inverse. Par contre, tu l'as croiser à l'école, même si elle est un peu plus jeune que toi.
Je reste sur le cul.
Mon cerveau repasse en boucle mes souvenirs d'ado, à la recherche d'une Ainsley. Rien ne me vient. J'avais pas mal d'amis à cette époque, mais personne portant ce prénom. Et vu comment je suis incapable de me sortir son visage de la tête ces derniers jours, je m'en rappellerais si je l'avais déjà croisé.
— Elle était également présente à l'enterrement, complète ma mère.
J'assimile tous ces éléments et tente de reconstituer le puzzle. C'est dingue. J'ai la sensation d'avoir un vague souvenir sans pour autant mettre le doigt dessus. Comme quand on a le mot qu'on cherche sur le bout de la langue. C'est agaçant.
— Je crois vous avoir vu discuter dans le jardin.
Ce dernier détail me fait tiquer. Quelque chose me revient. Une histoire de vie après la mort chez les bouddhistes. Une fille m'avait parlé de ça pour me réconforter après le décès de mon père. Ses mots m'avaient touché. Je crois qu'elle s'appelait... Ainsley !
Mais quel crétin !
Depuis tout ce temps, je n'ai pas percuté alors qu'elle est la seule à m'avoir marqué durant les funérailles. Mais elle, est-ce qu'elle s'en souvient ? Si c'est le cas, pourquoi n'a-t-elle rien dit ?
— Kai a continué de m'écrire durant les mois qui ont suivi l'enterrement. Il a toujours été très doué pour trouver les bons mots.
C'est donc de son père qu'Ainsley cette faculté à dire ce qu'il faut au bon moment.
— Ça m'a fait beaucoup de bien d'échanger avec lui.
— Tu leur parles encore ?
— Non. Nos conversations se sont faites plus rares jusqu'à disparaitre.
Le coude posé contre la portière, je fais glisser mon index sur mes lèvres. C'est incroyable comment le monde peut être petit. Il y a quinze ans, on s'est échangé quelques mots sans jamais se revoir par la suite. Et puis un beau jour, la vie réunit à nouveau nos chemins sur une plage de Floride, loin de notre Tennessee natal.
— Le contact sera peut-être renoué grâce à vous deux, déclare-t-elle en haussant les épaules.
Le centre-ville de Saint Augustine est calme ce matin quand nous y entrons après avoir garé la voiture. Il est encore tôt, les commerces ne sont pas ouverts. Un homme à la carrure imposante nous attend devant un petit bâtiment qui a l'allure d'une vieille cabane abandonnée. Sur la terrasse à l'avant, il y a tout un micmac de babioles aussi délabrées que le bois dont sont faits les murs. Ça ressemble plus à un antiquaire qu'à un café.
Ma mère s'avance en première vers l'homme pour enlacer ses larges épaules. Il répond à son étreinte et lui murmure quelque chose à l'oreille qui la fait rire. Quand les deux se tournent dans ma direction, elle fait les présentations.
— Voici Grant, mon fils.
— Ravi de faire ta connaissance. Je suis Ricardo.
Il me tend sa main et je la saisis pour le saluer. Sa poigne est ferme, à l'image de ce qu'il dégage.
Il nous invite à entrer dans son établissement. La pièce principale n'est pas très grande, seulement une cinquantaine de mètres carrés. Il y a des tables et des chaises de styles différents installées un peu partout. En face de la porte principale, juste devant le mur du fond, se dressent le comptoir et les vitrines. La décoration intérieure est aussi hétéroclite que celle à l'extérieur. Pourtant, tout ce fouillis a quelque chose d'harmonieux. On s'y sent bien. L'odeur de café et de gâteau qui flotte dans l'air vient réchauffer mon estomac. Mon regard se perd vers une table sur laquelle trône une tarte au citron avec trois tasses fumantes.
— Je vous en prie, installez-vous, nous propose Ricardo tandis qu'il coupe la pâtisserie. Alors, Grant, tu aimes la Floride ?
— J'y prends de plus en plus goût.
— Ta mère m'a dit que tu aimais être en mer.
— Ouais, je me sens bien quand il y a de l'eau.
— Grant a su conduire un bateau avant une voiture, explique ma mère en riant. Et nager avant de marcher.
— Telle mère, tel fils.
Ils échangent un regard complice, le sourire aux lèvres. Ça me fait chaud au cœur de voir ma mère aussi rayonnante en sa compagnie. Je ne l'ai pas revue comme ça depuis la mort de mon père. Je les observe tout en dégustant la délicieuse tarte de Ricardo. Ils bavardent sans faire attention à moi, et ça me va très bien. De temps en temps, je réponds aux questions qu'il me pose. Il n'aborde pas ma carrière de faux chanteur, et préfère se concentrer sur mes centres d'intérêt ou sur mon avenir. Lui aussi aime naviguer. Il possède un catamaran qu'il me propose de venir découvrir. Je dois admettre qu'il est plutôt sympa. Nous rigolons à une de ses anecdotes quand quelqu'un vient toquer à la porte de façon insistante.
— Les gens ne savent pas lire quand il y a écrit fermé sur la pancarte, peste-t-il en se levant.
Lorsqu'il ouvre la porte, un air sévère sur le visage, une petite voix fluette que je reconnais s'excuse.
— Pardon de vous déranger, on m'a dit que Grant était ici.
— Vous êtes ? s'enquiert Ricardo, une main posée sur sa hanche.
— Ainsley, réponds-je à sa place.
Dès l'instant où son regard accroche le mien, mon corps est attiré vers le sien. Sans même m'en rendre compte, je suis déjà debout, à côté de Ricardo, prêt à avoir une discussion avec cette femme qui me fait tourner la tête. Et le cœur.
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