Chapitre 14 - Vivre l'instant présent
Mon air dégoûté fait beaucoup rire Grant. Il n'insiste pas, et garde pour lui sa glace à la fraise. Comment peut-il manger un truc aussi infect ? J'avoue être un peu déçue en ce qui concerne ses goûts alimentaires. Ce fruit est une aberration de la nature qui ne devrait pas exister.
Il fallait bien que je lui trouve un défaut. Même un tout petit.
— Tu loupes quelque chose.
— Non, je ne crois pas, le contredis-je avec aplomb.
Je préfère de loin ma boule au litchi. Avec la chaleur tropicale qu'il fait, ce quatre heures est le bienvenu. Nous en profitons dans un petit parc assez calme, près de la salle d'exposition. Les vieux arbres offrent plusieurs points d'ombre très agréables, autant pour nous que pour les aigrettes perchées dans les branches. Le blanc de leur plumage ne passe pas inaperçu au milieu de tout ce vert. Je les soupçonne même de lorgner sur nos glaces.
J'espère qu'elles préfèrent la fraise au litchi.
— Les photos t'ont plu ? s'enquiert mon voisin de banc.
Ma réponse reste au fond de ma gorge tandis que j'observe Grant lécher le bord de son cône où une goutte de glace tombe. Mon cœur et mon cerveau se mettent d'accord, c'est un geste qu'ils trouvent terriblement sensuel. Des pensées coquines me traversent l'esprit et échauffent mon corps.
— T'as le droit de dire non, renchérit-il, voyant que je reste muette. J'ai bien vu que t'étais un peu ailleurs.
La faute à qui ?
Entre des clichés de la Terre pris depuis l'espace et un Grant resplendissant, mes yeux ont dû faire un choix. Autant dire que ça n'a pas été difficile de prendre une décision. Il n'y avait pas lieu au débat.
— Oh si, c'était super ! rétorqué-je avec empressement. Merci de m'avoir emmenée.
Il se contente de me sourire, puis entame son cornet. Il a déjà presque terminé sa glace alors que la mienne me fond dans la main. J'en ai plein les doigts, comme les enfants qui s'en mettent partout parce qu'ils sont trop occupés à parler. La honte.
D'un geste peu élégant, je tente de récupérer ce que je peux avec ma langue. Évidemment, l'opération est un échec. En plus d'en avoir sur ma robe, j'en ai aussi sur la joue. J'aurais dû prendre un milkshake, ça aurait été plus simple à manger.
— Je bosse à la NASA alors tout ce qui touche de près ou de loin à l'espace me plait beaucoup.
— Qu'est-ce que t'y fais ?
— Oh, des trucs que tu trouverais chiants.
— Je suis sûr que non.
Un sourire en coin étire mes lèvres. Cette conversation me rappelle notre seul échange quand nous étions plus jeunes, lorsqu'il est venu m'aider à distribuer mes flyers.
Il n'a peut-être pas tant changé que ça finalement.
— Je suis diplômée en ingénierie aérospatiale, comme mon père. Sauf que lui intervient directement sur les navettes alors que moi, je suis dans les bureaux à élaborer des simulations informatiques et jouer avec les chiffres.
— T'en parles comme si ça t'ennuyait.
— C'est un peu le cas.
Wow, je viens d'avouer ça à voix haute ?
J'ai l'impression que c'est mal. Je ne devrais pas me plaindre alors que j'exerce le métier dont j'ai toujours eu envie et ce, dans la boite de mes rêves. Peu de monde est capable de se vanter d'une telle chose, surtout à mon âge. D'autant plus qu'il y a quelques semaines je voulais y retourner le plus vite possible. Mais quand j'y pense à présent, j'ai le sentiment qu'il me manque un morceau pour faire mon bonheur. Tout ça, c'est très bien, seulement ce n'est plus suffisant. J'ai besoin de journées comme celle que je viens de passer. Faire des choses qui sortent de l'ordinaire sans que ce ne soit extravagant. Partager un instant avec une personne que j'apprécie.
— J'aimerais vivre des choses nouvelles.
— C'est ce qu'on appelle la crise de la trentaine.
— Je n'y suis pas encore ! pesté-je.
Il me pousse gentiment l'épaule avant de tendre une serviette pour m'essuyer la bouche.
— Mon père était prof d'astrophysique à l'université de Nashville. C'est lui qui m'a refilé sa passion pour tout ce qui touche à l'espace, m'explique-t-il. C'était son rêve de bosser à la NASA, mais il est mort avant d'y arriver.
Je vois bien qu'il n'est pas à l'aise sur le sujet. En même temps, qui le serait ? Perdre un être cher est douloureux, peu importe le nombre d'années qui s'est écoulé. Les cicatrices ne disparaissent jamais, je suis bien placée pour le savoir. Celles que j'ai sur le corps me suivront jusque dans ma tombe.
— Je sais pas pourquoi j'te parle de ça, reprend-il en s'essuyant la bouche avec sa serviette. Ça n'a plus d'importance.
Il se lève, prêt à aller jeter le bout de papier dans une poubelle un peu plus loin, quand je saisis son poignet à la volée. Debout, il s'arrête pour me jeter un regard par-dessus son épaule. Ses yeux sont remplis d'incompréhension, certainement comme les miens. Je n'ai pas réfléchi, mon corps a réagi au quart de tour en le voyant s'éloigner. Je ne voulais pas qu'il parte, même un court instant, pendant une telle discussion.
— Ne dis pas ça, le reprends-je d'une petite voix. C'est ton père, alors vivant ou mort, il a de l'importance.
L'intensité avec laquelle Grant me contemple rend l'air autour de nous beaucoup plus lourde. Il m'écrase, comprime ma poitrine. Heureusement que je suis assise car je sens mes jambes perdre leur force. J'ai l'impression d'être une guimauve en train de lentement ramollir au-dessus d'un feu de camp.
— Tu as raison, concède-t-il.
Sa voix chaude est plus proche. Il s'est complètement tourné vers moi et me fait face de toute sa hauteur. Je relève le nez jusqu'à m'en tordre le cou.
— Mais j'ai avant tout envie de me concentrer sur les personnes vivantes.
Il dégage son poignet de ma prise pour saisir ma main. D'un geste doux, mais ferme, il m'invite à me lever. Même debout, il me dépasse encore d'une bonne tête et demie. Mon visage est à quelques centimètres de son torse dont la ligne médiane est offerte à ma vue. Il n'a pas boutonné sa chemise jusqu'en haut.
— Et aujourd'hui, plus particulièrement sur toi.
Son souffle caresse mon front. Je n'ai pas le cran de relever la tête et de le regarder droit dans les yeux alors que nous sommes si proches. Je suis déjà en hyper ventilation, à deux doigts du malaise. Tout mon corps transpire, et ce n'est pas uniquement dû au trente-huit degrés. Ma paume est moite, et pourtant, il resserre un peu plus ses doigts autour des miens.
— Regarde-moi, Ainsley.
La façon dont il me le demande me fait tourner la tête. Et mon nom dans sa bouche, flûte de flûte, c'est si délicieux ! J'imagine sa langue rouler sur son palet pour le prononcer. Cette même langue que j'ai vu cinq minutes plus tôt en train de lécher sa glace. Comment rester insensible face à autant d'érotisme ? Je suis incapable de bouger, tous mes muscles sont tendus d'excitation. C'est lui qui saisit mon menton entre son pouce et son index pour m'obliger à planter mes yeux dans les siens. Je retiens mon souffle.
— Tu as de la glace sur les lèvres, murmure-t-il.
D'un geste délicat, il essuie les traces du crime. Son touché m'électrise. Je sens ma bouche trembler. Comment parvient-il à me faire autant d'effet ? Est-ce mes fantasmes d'ado qui décuplent la puissance de chacune de ses actions ? J'ai passé tellement de temps à rêver qu'un jour, un moment pareil puisse enfin m'arriver. Je m'étais fait un milliard de scénarios et souvent, ils se concluaient par un baiser. Dans mon imagination, je portais fièrement mes ovaires et c'est moi qui fondais sur ses lèvres. Mais dans la réalité, je m'en sens incapable.
— On a encore pas mal de retour. On devrait y aller, note-t-il.
Grant passe sa main dans mon dos pour m'inviter à rejoindre la voiture. Sa caresse laisse une traînée de frisson sur ma peau. Dès qu'il la retire, un manque se crée dans ma poitrine. Et la perspective de voir cette incroyable journée s'achever met un coup de massue à mon moral. Je n'ai pas envie de le quitter. Peu à peu, je prends goût à sa présence, à ses mots, à ses gestes. Cela va bien au-delà du simple crush que j'avais pour lui à l'époque. J'aimais ce qu'il dégageait. Là, j'aime ce qu'il est. Il s'insinue dans une partie bien plus profonde de mon cœur.
— Merci de m'avoir accompagné aujourd'hui, lance-t-il alors qu'il démarre. C'était cool.
Cool ? Ce mot ne me plait pas. On dirait qu'il a passé un bon moment, mais sans plus. C'est donc tout ce qu'il a dire pour qualifier ces quelques heures que nous venons de passer ? Moi, j'ai trouvé ça génial. Je ne m'étais encore jamais amusé à ce point avec quelqu'un alors que nous avons été voir une simple expo photos.
J'ai peut-être été ennuyeuse ? Après tout, je ne suis pas la fille la plus fun de la Terre. Il a dû rencontrer des tas de gens incroyables, surtout durant ces dernières années grâce à sa célébrité.
— Oui, c'était top. Merci à toi de m'avoir proposé.
Top est au même niveau que cool. Inutile de m'emballer. Il n'a pas besoin de savoir que j'ai passé une journée exceptionnelle. Je risque de me ridiculiser.
Le retour se passe au son de la radio. Le silence qui nous englobe me rend nerveuse. Depuis qu'il est venu me chercher ce matin, j'ai eu l'impression de me rapprocher de lui. Mais à présent, je me sens loin de son monde, comme s'il venait de refermer la porte de son intimité.
Lorsqu'il se gare au pied de ma résidence, j'ai le cœur lourd. Je n'ai pas envie de descendre de la voiture. Seulement, je ne peux pas lui dire. Je me contente donc d'un sourire de façade pour le saluer.
— Passe une bonne soirée, Grant.
— Toi aussi, Ainsley.
Sur ces simples formalités, je quitte le véhicule. C'est donc ainsi que s'achève cette super journée ? Comment ne pas être déçue ? Terminer sur une note pareille laisse un goût amer à ces quelques heures passées ensemble. C'est nul parce que tout a été parfait jusqu'ici. Mais il faut croire que les journées idéales ne se déroulent que dans les téléfilms que j'aime regarder le weekend. Dans la réalité, l'homme ne finit pas par rattraper la femme pour lui dire qu'il veut passer plus de temps avec elle. Chacun repart de son côté sans même proposer de se revoir. C'est comme ça que fonctionne le monde.
Je referme à clé la porte de mon appartement et m'adosse le long de celle-ci. J'attends que mon cœur se calme. Cette journée a été un condensé d'émotions. Même si elle a fini d'une manière moins joyeuse qu'espérée, elle m'a fait prendre conscience que j'avais besoin de sortir de ma zone de confort. La vie m'a offert une seconde chance, ce n'est pas pour répéter le métro-boulot-dodo dans lequel je m'étais confortée.
Je saisis mon téléphone et appelle mon père. J'ai très envie de passer un week-end pêche comme on faisait il y a longtemps. Rien que lui et moi au milieu de la nature à papoter de tout et de rien. Un instant hors du quotidien avec une personne que j'aime.
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